lundi 10 avril 2023

Comment juger les « revenantes » de l’Etat islamique ? La justice antiterroriste aux prises avec les stéréotypes de genre

Par    Publié le 10 avril 2023

Mères, épouses, femmes au foyer… Considérées comme victimes de leur endoctrinement, les premières Françaises de retour de Syrie n’étaient pas poursuivies. La politique pénale a changé : elles le sont aujourd’hui systématiquement. Une évolution qui traduit un changement de regard sur le rôle des femmes dans la violence politique.

Comment juger les « revenantes », ces femmes djihadistes ayant rejoint les rangs de l’organisation Etat islamique (EI) en zone irako-syrienne ? Pendant longtemps, la question ne s’est pas posée : elles n’étaient pas jugées. Au fil des années, le regard porté sur leur séjour au sein du « califat » autoproclamé a changé : depuis 2016, les « revenantes » sont systématiquement mises en examen pour être jugées à l’égal des hommes. Un changement de politique pénale qui interroge le rôle, longtemps minoré, que la société prête aux femmes dans la violence politique et les stéréotypes de genre qui y sont associés.

Depuis le début de l’année, quatre « revenantes » ont été condamnées par la cour d’assises spécialement composée de Paris. Deux d’entre elles comparaissaient libres au côté de leur époux détenu : décrites comme des « suiveuses »influencées par leur conjoint, elles ont été condamnées à deux et trois ans de prison ferme. Deux autres femmes, qui comparaissaient détenues et étaient décrites comme nettement plus « déterminées », ont été condamnées à des peines plus lourdes : dix et douze ans de réclusion. Ces deux cas de figure illustrent la diversité des profils de « revenantes » et le casse-tête auquel est confrontée depuis plusieurs années la justice antiterroriste pour apporter une réponse adéquate à ce phénomène.

Le défi pour l’institution judiciaire est historique : jamais la France n’a eu à juger autant de femmes pour leur implication dans une organisation terroriste. Sur les 527 Françaises ayant rejoint la zone irako-syrienne (un tiers du contingent français), 150 sont revenues en France, selon les chiffres du Parquet national antiterroriste. Une quarantaine, rentrées avant le changement de politique pénale de 2016, n’ont pas été poursuivies. Une autre quarantaine ont été condamnées et une soixantaine attendent leur procès. Parmi ces dernières figurent 46 femmes rapatriées des camps de détention du nord-est de la Syrie depuis l’été 2022. Dans les années à venir, ce sont ainsi plusieurs dizaines de « revenantes » qui vont être jugées.

« Invisibilisation »

« Les femmes ont toujours été présentes dans la violence politique, quoique de façon minoritaire, mais cette histoire a été effacée. Elle s’impose aujourd’hui avec l’apparition massive de la figure de la femme djihadiste, constate Constance Wilhelm-Olympiou, doctorante en science politique. C’est la première fois que la France, comme ses voisins européens, est confrontée à cette lecture genrée de la violence politique, ce qui a conduit la justice à remettre en question les stéréotypes selon lesquels la violence serait l’apanage des hommes », poursuit la chercheuse, qui a écrit un article sur le sujet, et rédige une thèse sur la réponse sécuritaire et légale en France et au Royaume-Uni concernant les « revenantes ».

Ces stéréotypes de genre ont conduit dans un premier temps à une « invisibilisation » judiciaire des femmes ayant rejoint le « califat », explique Antoine Mégie, maître de conférences à l’université de Rouen-Normandie. La justice les percevait comme victimes d’un endoctrinement sectaire, mues par leurs affects ou portées par un idéal humanitaire. Jusqu’en 2016, leurs activités au « califat », qui relevaient le plus souvent de la « sphère privée », n’étaient pas criminalisées : elles se mariaient, avaient des enfants, s’occupaient du foyer… Elles étaient les « ventres » passifs dont avait besoin l’EI pour sa politique nataliste.

« Dans la théorie politique classique, le politique relève principalement de la sphère publique et non de la sphère privée », poursuit le chercheur pour expliquer les difficultés rencontrées par la justice pour prendre la pleine mesure du rôle politique des femmes au foyer du « califat ». Cette division patriarcale des tâches, au cœur du projet civilisationnel de l’EI, s’est accompagnée d’une « essentialisation des traits féminins, associés à la maternité, la non-violence, la dépendancequi a conduit à infantiliser les femmes en considérant qu’elles n’étaient pas responsables de leurs actes », souligne Constance Wilhelm-Olympiou.

Pour l’avocat pénaliste Joseph Hazan, qui défend huit « revenantes », cette « invisibilisation » s’inscrit plus largement dans une forme de « paternalisme judiciaire » qu’il dit observer dans les procès de droit commun, où la responsabilité des femmes est, selon lui, souvent minimisée par rapport à celle des hommes. « On est tellement étonné par la figure de la femme criminelle qu’on a tendance à la romantiser ou à la psychologiser », abonde Constance Wilhelm-Olympiou. Aussi, quand la société a découvert, stupéfaite, que des femmes fuyaient par centaines l’« Occident libéré » pour rejoindre le très conservateur « califat », elles ne pouvaient être que « victimes ».

« Tu combats juste tes casseroles dans ta cuisine »

Tout a changé dans le courant de l’année 2016. Plusieurs projets d’attentats fomentés par des femmes ont conduit l’institution judiciaire à intégrer la dangerosité des « revenantes » dans la procédure judiciaire. Au fil des dossiers, la justice a bien été obligée de constater que les femmes pouvaient être tout autant radicalisées que les hommes, et parfois même désireuses de combattre. Une jeune fille mineure impli­quée dans un projet d’attentat à Lyon, en août 2014, avait ainsi confié par écrit à une amie sa déception de ne pou­voir prendre les armes si elle par­venait à rejoindre la Syrie : « Moi je voulais partir combattre, mais je peux pas, en fait tu combats juste tes casseroles dans ta cuisine lol. »

Les élans guerriers de cette jeune fille ont été contrariés par la place assignée aux femmes au sein du « califat ». En dehors d’une minorité qui ont intégré la police islamique, relayé de la propagande sur leurs réseaux sociaux ou recruté d’autres jeunes filles, rares sont d’ailleurs les « revenantes » à avoir eu une activité publique dans les rangs de l’EI. Leur participation au djihad s’est limitée pour l’essentiel à la sphère domestique, et les « preuves de guerre » manquent souvent pour déterminer quels ont été leurs agissements sur place.

Comment, dès lors, qualifier pénalement la contribution des « desperate housewives » du « califat » au projet totalitaire de l’EI ? En droit français, le simple fait d’avoir rejoint une organisation terroriste en connaissance de cause suffit pour être reconnu coupable d’« association de malfaiteurs terroriste », une infraction passible de trente ans de prison. L’enjeu des procès de « revenantes » n’est donc pas tant la détermination de leur culpabilité que le quantum de leur peine, fixé en fonction de leur « dangerosité » et de leurs activités sur zone.

Une « politisation » de la vie privée

« La judiciarisation des revenantes pose une question : qu’est-ce que faire la guerre ? Quel est le rôle d’une femme dans un conflit armé ?, explique Antoine Mégie, qui coordonne depuis 2015 plusieurs projets de recherche sur les procès terroristes. La présence des femmes dans le contentieux djihadiste a introduit une distribution des rôles genrés, et donc une autre définition de la violence politique, qui dépasse le simple fait de porter une arme. » Aux hommes le combat et les exactions, aux femmes le « soutien moral et logistique » à la maison.

Paradoxalement, c’est le très patriarcal projet politique de l’EI qui a conduit la justice antiterroriste à intégrer des éléments issus de la pensée féministe pour poursuivre les ménagères du « califat ». « La théorie politique féministe a mis en évidence le rôle politique restreint laissé aux femmes, confinées à la sphère privée, en tant qu’épouses et mères des futurs citoyens, explique le chercheur. La justice visibilise cette question du genre en politisant de cette manière la vie privée : elles sont mères de futurs combattants, épouses et soutiens de combattants… »

Une « revenante », Douha Mounib, condamnée le 1er mars à douze ans de réclusion, avait elle-même parfaitement résumé le rôle dévolu aux femmes au « califat » : « C’est l’homme qui combat, mais c’est la femme qui éduque les futurs moudjahids [combattants]. » Si les procès des hommes se concentrent sur leur rapport à la violence, les débats sont donc d’une autre nature s’agissant des femmes : on va s’intéresser à l’éducation de leurs enfants, à la taille de leur appartement, à leurs revenus, au statut de leur mari, c’est-à-dire à leur vie privée, qui dévoile la vie collective de l’organisation. « Le fond des poursuites contre les femmes consiste à rendre le privé public en criminalisant la sphère domestique », résume Constance Wilhelm-Olympiou.

Stéréotypes persistants

Cette distribution des rôles ne va pas sans reproduire certains stéréotypes à l’audience. La question des enfants élevés au « califat » entre ainsi en ligne de compte dans la matérialisation de l’infraction pour les femmes bien plus souvent que pour les hommes, « avec un questionnement moral autour de la figure de la “mauvaise mère” », souligne Antoine Mégie.Parmi les éléments reprochés à une « revenante », Amandine Le Coz, condamnée le 3 mars à dix ans de prison, figurait ainsi le fait d’avoir « exposé son fils à des exactions et à l’idéologie radicale de l’EI », une charge rarement retenue contre les hommes.

Ce biais de genre autour de la question de l’enfant peut cependant être à double tranchant. Si la cour d’assises a également retenu dans son verdict contre la « revenante » Douha Mounib la « mise en danger » de ses enfants en Syrie, elle mentionnait dans le même temps, parmi les éléments de personnalité favorables constatés durant sa détention provisoire, « un investissement maternel fort propre à contribuer à une réinsertion sociale ». La figure de la « mauvaise mère » trouve ici son pendant féminin salvateur : la « bonne mère ».

« La justice antiterroriste a voulu égaliser le traitement entre hommes et femmes, mais les marqueurs genrés perdurent, constate Me Joseph Hazan. Les femmes sont condamnées du fait de leur fonction procréatrice et en raison de leur soutien moral à leur époux, bien plus que pour leur soutien idéologique au groupe terroriste. On leur reproche de donner de l’affection aux combattants, de leur faire la cuisine et des enfants… Elles sont essentiellement considérées comme un soutien de l’homme, qui reste l’auteur principal de l’infraction. »

La « victime » et la « mauvaise mère »

Ce traitement genré, qui traduit aussi la nature phallocrate du projet civilisationnel de l’EI, se retrouve sur le terrain des peines : les femmes étant considérées comme moins actives, moins dangereuses, moins proches du cœur de décision, elles sont moins lourdement sanctionnées. Selon le Parquet national antiterroriste, les « revenantes » condamnées aux assises l’ont ainsi été à des peines comprises entre un et quatorze ans de prison ferme, les verdicts concernant les hommes se situant généralement entre douze et dix-huit ans de réclusion (deux « revenants » ayant eu des responsabilités au sein de l’EI ont été condamnés à vingt-deux ans de prison et à la perpétuité).

Mais si les débats réactivent parfois le cliché de la « mauvaise mère » pour les besoins de l’accusation, il arrive bien souvent que la défense fasse perdurer à l’audience une autre image arrêtée : celle de la femme « victime », influençable ou soumise. Douha Mounib aurait ainsi trouvé dans l’islam radical un moyen de fuir sa famille « toxique » et les « maltraitances » dont elle dit avoir été victime. Amandine Le Coz a, elle, été battue par son époux djihadiste, qui lui a fait vivre un « véritable enfer » en Syrie, selon les mots d’un enquêteur. Quant à Dounia Bentefrit, condamnée le 10 mars à trois ans de prison ferme, elle a été décrite comme la « suiveuse » passive de son mari.

« Les débats ont encore tendance à psychologiser davantage le parcours des femmes et à politiser celui des hommes », constate Antoine Mégie. Les itinéraires de vies cabossés, les familles dysfonctionnelles et les espoirs déçus sont aussi évoqués dans les procès de « revenants », mais on y trouve généralement moins de violences subies et les débats s’attardent moins sur les ressorts émotionnels de leur embrigadement. « Il est vrai que les femmes sont plus affectées et contraintes par la violence structurelle, observe Constance Wilhelm-Olympiou. Pour autant, considérer les “revenantes” comme fondamentalement victimes reviendrait à nier leur capacité à s’engager en toute conscience dans la violence politique. »


Comment les trente-neuf « revenantes » déjà jugées en France ont été condamnées

Depuis le changement de politique pénale de 2016, les Françaises parties en Syrie sont systématiquement poursuivies en justice. Mais, à la différence des hommes, elles ont, dans un premier temps, été mises en examen sous des qualifications délictuelles, y compris lorsque leur conjoint était renvoyé aux assises. Vingt-cinq « revenantes » ont ainsi été condamnées en correctionnelle à des peines comprises entre du sursis simple et neuf ans de prison.

Selon le Parquet national antiterroriste, la « criminalisation systématique » des femmes ayant rejoint le « califat » n’est intervenue qu’à partir de l’automne 2017, un an après les hommes, « à la suite de l’appel de l’Etat islamique incitant les femmes à combattre ». Quatorze femmes ont, depuis, été jugées aux assises, avec des peines comprises entre un et quatorze ans de prison ferme. Une seule « revenante » a été condamnée à dix-sept ans de réclusion pour avoir fomenté un attentat.

Parmi les femmes actuellement mises en examen sous des qualifications terroristes, deux font, en outre, l’objet de poursuites pour crimes contre l’humanité et génocide, en lien avec le sort réservé aux esclaves de la minorité yézidie. L’une, une jeune convertie, a été mise en examen en octobre 2022 pour avoir demandé à son futur époux d’exécuter une femme yézidie en guise de cadeau à sa cérémonie de mariage.


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