mercredi 1 mars 2023

Philippe Croizon, adapte un mec

par Luc Le Vaillant   publié le 28 février 2023

Sans bras, ni jambes, l’aventurier, qui a traversé la Manche et participé au Dakar, refuse de se poser en victime, pratique l’auto-dérision et prône l’optimisme. 

Il demande juste qu’on lui glisse la tasse entre les avant-bras. Il n’a besoin de personne mais puisqu’on est là, autant qu’on serve à quelque chose. Ensuite, il se débrouille en accéléré pour avaler son café et reposer le tout sur la table basse, sans arrêter une seconde de parler. Il a le bagout voltigeur de l’ambianceur, le débit de celui qui ne renonce jamais à amuser la galerie, le brio de l’enthousiaste qui jongle avec les mots. Mais derrière cette façade joviale, se cache un hyperactif qui sait faire avancer durement ses projets et un optimiste de la volonté soumis aussi aux coups de blues. Philippe Croizon, bientôt 55 ans, est quadri amputé. Il a perdu bras et jambes en montant sur le toit de sa maison près de Châtellerault. Ce bricoleur voulait décrocher l’antenne télé. Il s’est grillé aux 20 000 volts de la ligne à moyenne tension. Il avait 26 ans. Il mesurait 1,76 m pour 60 kilos. Il affiche désormais 1, 30 m pour 45 kilos. Après le centre de rééducation, il a commencé par végéter, par déprimer. Il a même tenté de se suicider quand sa première femme l’a quitté. Et puis, il a traversé la Manche à la nage. Il résume la situation ainsi : «Je savais à peine nager. J’étais réduit de moitié, gras comme un lardon, et ma seule performance physique consistait à jouer avec la télécommande.» Depuis, il a franchi les détroits des cinq continents. Il s’est mis au rallye-raid et a terminé honorablement le Dakar, pilotant avec un joystick. Il rêve même de conquête des étoiles. En attendant une hypothétique montée à bord de SpaceX, Elon Musk l’a invité à Cap Canaveral.

Le métallo. Son père était brocanteur, sa mère, employée chez Aigle, la fabrique de bottes. Gamin, Croizon était déjà boute-en-train. Il était aussi cancre et dyslexique. Il voulait être ébéniste, on l’a orienté vers la boucherie-charcuterie. A la veille de son accident, il était métallo à la Fonderie du Poitou. Adhérent CGT, il faisait les 400 coups quand le mouvement social battait tambour. Quand il s’agissait de mettre le feu, il conduisait le Fenwick qui alimentait le brasier en palettes. Il était de ceux qui montraient leurs fesses aux huissiers venus constater les occupations d’usine. La fonderie a fermé. Sans l’accident où en serait-il aujourd’hui ? Chômeur? Gilet jaune? VRP? Petit patron? En tout cas, sans tout cela, il y a peu de chances que l’altesse du Qatar ait éjecté une ministre française de la table d’honneur pour leur faire place, à lui et à sa compagne, sans qui Croizon ne peut couper sa viande.

L’incontrôlable. Baptisé, il se fichait assez de la religion. Après son accident, il a hélé le ciel d’un utilitaire: «Dieu, si tu existes, c’est le moment de me le prouver.» Avant qu’il ne se jette à l’eau, le curé d’à-côté le voyant désœuvré lui proposa de faire la catéchèse. Il n’y connaissait rien, s’y employa sans déplaisir. Sauf que l’incontrôlable plaisantin finit par déguiser les enfants de chœur en diablotins fourchus. Ce qui signa la fin de l’histoire sainte.

L’aventurier. Ne cantonnons pas Croizon à sa réputation d’amuseur. Ce monomaniaque va au bout de ses obsessions au risque de ruptures violentes avec qui peine à suivre la cadence. Cet hypersensible est à la fois un risque-tout et un exigeant. Et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé à baratter la mer de ses prothèses, ballotté par les flots entre cargos et pétroliers. Suite à cet acte fondateur, il a sauté en parachute et a battu des records d’apnée. Depuis qu’il s’est installé près de La Rochelle, il embarque pour des régates, hurlant «tribord» à qui approche. Tout cela ne l’empêche pas de se réinstaller sans honte sur le canapé pour crier «Allez les petits !» Plus rugby que foot, il n’a pas honte de son chauvinisme, ni de lancer des «Vive la France !» Gaulois râleur comme beaucoup, il est l’un des rares à reconnaître qu’il vit dans «un pays merveilleux». Et se félicite que la justice ait obligé le fournisseur d’électricité à rembourser l’assurance maladie qui lui a prodigué gratuitement des soins dispendieux.

Le vanneur. Voici deux tweets parmi ceux qui réjouissent ses 100 000 suiveurs adeptes de son autodérision permanente. 1) «A ceux qui disent : “Le pauvre comment fait-il avec son handicap?” N’oubliez pas que je n’ai pas eu d’entorse depuis 1994 !» 2) «J’ai une blague sur les pieds, mais elle risque de ne pas marcher.» Son premier éditeur s’était mis au diapason et avait défini le récit initial comme «une histoire électrisante». Quant à ses parents, ils ont visé haut avec «pas de bras, pas de chocolat. Pas de pieds, sanction annulée». Lors de l’entretien, alors que Croizon se grattait le nez avec ses moignons, et qu’on lui demandait si l’irritation ressentie était due au syndrome du membre fantôme, il a rétorqué : «Non, c’est juste que je parle beaucoup avec les mains.» Il défend «l’humour absolu». Il pense qu’on peut rire de tout avec tout le monde et se désole des crispations identitaires. Il voudrait ne pas être cantonné à l’auto-ironie et pouvoir se moquer tous azimuts. Il est le dernier à s’offusquer des vannes plus ou moins foireuses que ses «collègues » humoristes se sentent autorisés à lui balancer. Il a publié un recueil de ses blagues et longuement préparé un one-man show avec Jérémy Ferrari qui n’a pas abouti. Sinon, il apprécie Philippe Caverivière et Fabrice Eboué. Un biopic est en préparation. Pour jouer son rôle, il pensait en toute confraternité dégarnie à… Bruce Willis. Avant que les soucis de santé de celui-ci n’obligent à un repli hexagonal.

L’optimiste. Philippe Croizon vient de publier un livre qui mélange récit de vie assez psy et manuel de développement personnel. Cela s’intitule Tout est possible ? A vous de jouer… Il n’y repeint pas son existence actuelle en rose. Il a beau pouvoir aller seul au cinéma, en conduisant très vite son van Mercedes, il reste dépendant pour s’habiller, se nourrir, se laver, et même pour ouvrir une porte. Pour autant, il refuse de se considérer «comme une victime» et fatigue de cette société larmoyante. Il renvoie la balle à chacun, tenant d’une logique «quand on veut, on peut» aussi libérale qu’entrepreneuriale. Tous les partis politiques ont tenté de l’embaucher pour qu’il se présente aux élections locales. Mais la fonction lui semble pénible à exercer, et il a préféré garder sa liberté de parole.

Le conférencier. Entre deux exploits sponsorisés, ses revenus proviennent principalement de ses conférences en entreprise. Sa sincérité gouailleuse et son empathie sans filtre font recette devant des assemblées de cadres et de salariés. Au début, il ne savait comment monnayer ses prestations. Il a pris un agent et a vu ses revenus agréablement augmenter. Très sollicité, il tourne dans la France entière, accompagné de Suzana, rencontrée sur Meetic. Ils ont cinq enfants à eux deux. Jeunes adultes, ceux-ci quittent désormais le nid. Père poule, Croizon se résout à l’arrachement et compte sur ses petites-filles pour l’inciter à faire le zouave. Ce qui ne devrait pas être très compliqué.

20 mars 1968 Naissance à Châtellerault (Vienne).

1994 Accident.

2010 Traversée de la Manche.

2023 Tout est possible? A vous de jouer… (Arthaud).


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