mercredi 1 mars 2023

Marie de Hennezel : « Beaucoup de personnes âgées rêvent de mourir ainsi, d’anorexie finale »

TRIBUNE

Renvoyant dos à dos acharnement thérapeutique et euthanasie, la psychologue, dans une tribune au « Monde », valorise une troisième voie : le respect du souhait des patients en fin de vie de ne plus s’alimenter.

Que veulent vraiment les très vieux quand ils pensent à leur mort ? La réponse est unanime : mourir chez soi, dans son lit, surtout pas à l’hôpital, sans souffrir, sans acharnement thérapeutique, entouré d’affection et de présence. Pouvoir glisser lentement dans la mort, dans un environnement protégé, sans être forcé à s’alimenter si l’on n’a plus faim.

Notre cadre législatif le permet. Encore faut-il savoir anticiper, exprimer ses souhaits, prendre contact suffisamment tôt avec une équipe mobile de soins palliatifs. Savoir cela rassure les très vieux, qui se demandent alors pourquoi réclamer une loi qui légalise l’euthanasie ou le suicide assisté. Ces deux « solutions de fin de vie » leur font peur.

Que fera-t-on d’eux, s’il leur arrive d’être transférés de nuit à l’hôpital ? Ils savent que 20 % des personnes âgées, en Ehpad, atterrissent ainsi aux urgences, et meurent alors sur un brancard, dans une forme d’anonymat et de solitude. Cette mort-là, ils n’en veulent pas. Ils ne veulent pas non plus courir le risque qu’on abrège leur vie à leur insu. Ils redoutent d’être un jour soumis à une « injonction de mort ». On sent, dans leurs propos, une angoisse. Comment interprétera-t-on leurs plaintes ? Et s’ils expriment une lassitude de vivre, ne viendra-t-on pas leur « faire la piqûre » ? Comment mourir, alors ? L’idée même de l’injection létale les perturbe. Les mots qui reviennent tournent tous autour de la douceur. « On voudrait partir doucement, avoir le temps de dire au revoir, se sentir prêt. » Pas de précipitation, pas d’acte radical.

« Mourir à l’indienne »

Plus les personnes âgées se fragilisent, plus elles ont besoin de confiance dans leurs rapports à autrui, plus elles craignent d’être, tôt ou tard, perçues comme un fardeau. La loi actuelle – qui maintient l’interdit de donner délibérément la mort – est une loi qui les protège, du moins l’espèrent-ils.

Mais les très vieux veulent aussi rester sujets de leur mort. Faut-il pour autant organiser son suicide ? Peut-on rester sujet de sa mort, sans imposer à ses proches un tel traumatisme ? Sans leur imposer le double lien auquel toute personne sollicitée pour l’assistance au suicide se trouve confrontée ? Qu’on ne se raconte pas d’histoire ! Participer au suicide de quelqu’un génère une forme de culpabilité, inconsciente tout du moins. Quoi qu’on fasse, on se sent coupable.

Alors, on évoque ces manières de mourir à l’ancienne… L’aïeul qui a cessé de s’alimenter et de boire, qui s’est affaibli, puis s’est enfoncé lentement, doucement, dans la mort. On évoque l’accompagnement autour du lit de l’agonisant, les visites des petits-enfants, les petits mots tendres murmurés à l’oreille, les toilettes faites avec tact, la radio en sourdine avec les chansons qu’il aimait, les prières silencieuses dans les familles croyantes. Et on se dit que c’est tout de même pas mal de mourir comme cela. Souffrait-il ? Non, apparemment. Le médecin passait de temps en temps vérifier, et puis l’aïeul rendait son souffle, comme une petite bougie.

Beaucoup de personnes âgées rêvent de mourir ainsi, d’anorexie finale. Dans mon livre, Nous voulons tous mourir dans la dignité (Robert Laffont, 2013), j’ai raconté comment ma belle-mère s’est éteinte de cette façon, sans souffrir. Elle voulait, disait-elle, « mourir à l’indienne », faisant référence à la pratique du jeûne chez les vieux jaïns qui cessent de s’alimenter et de boire, comme un passage choisi vers la mort. C’était sa décision, nous l’avons respectée. Sa fin a été douce, sereine et bien vécue par un entourage qui a eu le temps de se préparer à cette mort acceptée.

Urgence d’une pédagogie

Pourquoi, alors, appelle-t-on le SAMU dès qu’une personne âgée cesse de s’alimenter et demande qu’on la laisse mourir tranquillement ? La charge symbolique de la nourriture est-elle si lourde ? Je me souviens de l’époque où le personnel soignant ne supportait pas le refus de s’alimenter des grands vieillards. On leur posait une sonde gastrique, et s’ils essayaient de l’arracher, on leur attachait les mains. On les forçait à vivre. Aujourd’hui, de tels comportements sont illégaux. Mais la culture soignante n’a pas beaucoup évolué. Accompagner quelqu’un qui cesse de s’alimenter semble venir en contradiction avec l’éthique soignante. Il y a cette impression de stopper le soin et l’idée qu’il y a forcément une dépression derrière ce glissement. On mesure alors l’urgence d’une pédagogie.

Faire la différence entre un syndrome de glissement et la position de la personne qui demande sereinement à ce qu’on la laisse mourir n’est pas facile. Il faut connaître la personne, parler avec elle de son désir de mourir. Cliniquement, cela n’a pas la même tonalité. Chez les dépressifs, il y a une tristesse affreuse, un désespoir ; chez les autres, le sentiment tranquille d’avoir fait son temps. On est au bout du rouleau, la lampe n’a plus d’huile. Il est temps de partir et de se laisser aller paisiblement.

Pourquoi, lorsque j’évoque ce droit à « l’anorexie finale », m’oppose-t-on des idées fausses ? Ce serait indigne de « laisser mourir de faim et de soif » ! Mais ceux qui avancent cet argument ignorent que mourir sans s’alimenter et sans boire n’est pas douloureux. Des années de pratique des soins palliatifs l’attestent. La pose de perfusions, au contraire, ne fait que prolonger une fin qui est désirée par la personne. L’hydratation est responsable d’œdèmes douloureux.

Ces idées fausses naissent d’un imaginaire qui associe la nourriture à la vie. N’est-ce pas paradoxal, lorsqu’il s’agit de respecter le désir d’une personne de se laisser mourir, d’invoquer à tort « l’horreur » d’une privation de nourriture et de lui préférer l’injection létale, un acte radical, psychologiquement violent pour les proches et qui implique l’intervention d’autrui ?

L’anorexie finale, au contraire, n’implique l’intervention d’aucun soignant, respecte le droit de la personne de se laisser glisser doucement dans la mort, et ne génère aucune culpabilité.

Marie de Hennezel est psychologue clinicienne, autrice de L’Aventure de vieillir (Robert Laffont, 2022).

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