dimanche 19 mars 2023

A la barre «Je ne sais pas si j’ai tué ma mère» : aux assises du Var, les nuits noires de Patricia G.

par Julie Brafman, Envoyée spéciale à Draguignan  publié le 17 mars 2023

Pendant deux jours, les jurés se sont penchés sur un mystérieux matricide. Une nuit de 2019, à la Seyne-sur-Mer, l’accusée a étouffé sa mère de 86 ans avec un coussin. Sans parvenir à s’en souvenir.

L’obscurité s’est abattue d’un coup, juste après l’ouverture du procès, au moment où le psychologue en visioconférence évoquait le «black-out» de l’accusée. Coupure générale d’électricité. «Ça doit être la grève», a soupiré l’huissier. Peu importe, on a continué comme ça, dans une pénombre seulement éclairée par la verrière. La greffière a escaladé le box pour actionner une porte, l’expert a achevé sa déposition sur un portable en haut-parleur et les jurés se sont serrés autour de l’appareil. Dans cette cour d’assises déserte – sans public ni partie civile – avec des airs de veillée clandestine, Caroline G., 36 ans, s’est avancée tout près de l’estrade. Faute de micro, la jeune femme a murmuré : «Il y a eu la mort de ma grand-mère. Ma mère a été accusée. Vous voulez que je vous raconte l’histoire ?» Patricia G., 60 ans, longs cheveux gris tressés, polaire grise et teint gris, a tendu le cou hors du box. Elle a écouté «l’histoire», celle de plusieurs générations de femmes, de fantômes et d’une impossible filiation. Jeudi en fin d’après-midi, sous les néons blafards, elle a été condamnée à une peine de huit ans d’emprisonnement.

Traits inflexibles

Aux assises de Draguignan (Var), pendant deux jours, on a jugé une étrangère. «Je ne sais pas si j’ai tué ma mère, a-t-elle commencé. Je suis obligée de le croire. Mais c’est un peu comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre et qu’on me disait : “C’est ton histoire.”» Le crime s’est évaporé, il n’en reste ni geste, ni mobile, ni affect. Seulement un récit dont l’accusée n’est pas l’autrice. Alors, elle aussi a enquêté. Limier de son existence, elle a épluché sa téléphonie, elle a lu les expertises décrivant des griffures sur ses avant-bras ou «le mélange d’ADN entre deux profils» identifié sur la victime, elle a parcouru les témoignages des voisins qui ont entendu des «au secours» dans la nuit. «Apparemment, je suis allée à l’appartement en voiture», a-t-elle concluApparemment, ce 29 septembre 2019, elle a utilisé un coussin pour étouffer sa mère de 86 ans. Il était posé sur le lit, avec une tache de sang. Ensuite, elle a pris le téléphone fixe pour appeler son portable qu’elle ne trouvait pas – il était chez elle – puis elle a replacé le combiné dans la main de la défunte. Quand les secours sont arrivés, elle les a accueillis en paraphrasant presque un célèbre incipit : «Je suis sa fille, elle est morte.» Apparemment, c’est elle la meurtrière.

Patricia G. aimerait bien se sentir «concernée» mais ses traits restent inflexibles, son débit monocorde. Elle est penchée sur un corps qu’elle pourrait décrire à la façon du légiste : «Femme âgée, yeux clairs, cheveux gris.» «Je ne la détestais pas mais je ne l’aimais pas non plus», précise-t-elle. Tout ce dont elle se souvient, c’est que ce soir de septembre, elle «regardait Netflix» quand la voix de sa grand-mère maternelle – morte en 1997 – a soufflé : «Va voir ta mère.» Depuis le mois de mai, Patricia G. «était très mal», elle«sentai[t] que quelque chose n’allait pas». Après vingt ans d’union, son mari était parti avec une autre femme. Elle passait ses nuits sur l’ordinateur à le géolocaliser, à refaire le parcours de la trahison. La voix surgie d’outre-tombe ne lui a pas fait peur. Elle avait ce «don» de voir sa grand-mère ou des «inconnus au visage d’éternité», ils se déplaçaient «comme des hologrammes» et disparaissant dans les murs. A 22h45, elle s’est levée de son canapé et elle est partie en chaussons à cœurs et en paréo à fleurs.

Ensuite, c’est l’obscurité. Les policiers la trouveront une heure plus tard, sur une chaise dans le couloir de la résidence de la Seyne-sur-Mer, regard vitreux et forte odeur d’alcool. «Elle nous a expliqué qu’elle a entendu une voix disant que sa mère allait mourir, qu’elle a discuté avec elle du père qu’elle n’a jamais eu et qu’elle est restée jusqu’à son dernier souffle», restitue le major de police. Patricia G. a fait un malaise et a été conduite à l’hôpital psychiatrique où elle est restée trois mois, sans pouvoir être auditionnée. «Risques de décompensation», ont dit les médecins. Me Virginie Pin a ainsi découvert, au milieu des cris des autres pensionnaires, une femme «toute fluette»«en retrait», qui l’attendait avec un livre à la main. «Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’elle lui a dit cette petite mamie au sujet de son père ?», se demande encore l’avocateLe lendemain matin, ses trois filles, Caroline, Emmanuelle et Joanna, la trentaine, ont appris la mort de leur grand-mère. Sur les scellés qui barraient la porte, elles ont déchiffré, incrédules : «Homicide volontaire».

Bipolarité

Léa G. habitait un 90m2, au second étage d’un grand bâtiment avec enfilade de balcons blancs. Depuis son AVC, en 2015, elle était grabataire et enchaînait les bronchites mais elle avait une «volonté de fer». Grâce à sa retraite de fleuriste et à la location d’appartements, elle pouvait rester chez elle avec son chat. Trois infirmières se succédaient à son chevet. Le matin, elles l’asseyaient dans son fauteuil. Le soir, elles la couchaient dans son lit médicalisé garé dans un coin du salon à tapisserie fleurie. Patricia G., sa tutrice, venait une fois par semaine «par sens du devoir», veillant sur les dépenses et la médication. Ses trois filles passaient aussi visiter leur «mamie très gentille, qui souriait et demandait des nouvelles». Parfois, elles tombaient sur «la mamie méchante», cellequi pensait que le monde était ligué contre elle, «du boulanger aux pompiers». Léa les houspillait, elle les tapait. Elle avait été diagnostiquée bipolaire en 1960.

«Notre accusée» et «notre victime», selon les mots d’Emmanuelle de Rosa, la présidente, souffrent de ce même trouble. Toute sa vie, Léa G. a enchaîné les allers-retours à l’hôpital psychiatrique. «Elle ne s’est pas trop occupée de moi à cause de sa maladie», dit l’accusée, élevée par sa tante et sa grand-mère. Léa G. n’a rien vu quand, à l’adolescence, sa fille unique restait cloîtrée dans sa chambreDurant l’instruction, Patricia G. a révélé qu’elle avait été violée à 15 ans, avant de verrouiller d’un tour de clé : elle n’en dirait pas davantage. «C’est à moi.» De l’enfance de Patricia G., on ne sait rien, seulement les silences. Elle est née en avril, à Toulon, elle n’a été reconnue qu’en juillet. Elle ignore où elle a séjourné entre-temps, si elle a été abandonnée dans une pouponnière. Elle ne sait pas non plus qui est son père. Jusqu’à ses 12 ans, elle a cru à cette histoire : «Ma mère disait que j’étais la fille de son grand amour dont elle a dû avorter une première fois. Mais ce n’était pas vrai.» Aujourd’hui, elle pense qu’elle est la fille d’«un homme de passage». Un fantôme.

Elle a mené une vie quasiment «normale», réussissant son BTS de biochimie puis travaillant comme laborantine à la Seyne-sur-Mer jusqu’à ses 51 ans. Elle a eu un premier mari – le père de ses filles – puis un second, Didier, un chauffeur de bus épousé en 2000 et avec qui elle vivra jusqu’en 2019. Pendant toutes ces années, elle a offert aux yeux du monde une façade lisse. «Elle était même déléguée syndicale !» insiste l’avocat général, Eric Moretti. Dans le huis clos,c’était autre choseDevant les enquêteurs, Didier a employé cette formule : il y avait «Patricia claire», si douce, et «Patricia obscure» qui pouvait boire jusqu’à trois litres d’alcool, brûler ses papiers et ses bijoux et se consumer d’ire. Un jour où elle cherchait leur chat, Ramsès, il l’a trouvé dans la poubelle. Apparemment, elle l’avait étranglé. Apparemment, il s’était débattu car elle avait des griffures sur les bras. Patricia G. ne se souvient pas qu’elle a tué le chat.

Ni qu’en 2010 elle a pris un couteau de cuisine et a attaqué son gendre qui avait rendu Caroline «triste». Cela lui avait valu une condamnation assortie d’une obligation de soins. Pour la première fois, elle était allée voir un psychiatre et pendant deux ans, elle avait pris les médicaments et honoré les consultations. Avant de décider que «ça ne servait plus à rien». De temps à autreEmmanuelle de Rosa, la questionne : «Madame G. quelque chose vous revient ?» «Non, vraiment rien», répond-elle. «Femme âgée, yeux clairs, cheveux gris» ne lui inspire ni ressentiment, ni chagrin.

«C’est “le Horla” de Maupassant»

Les experts qui l’ont rencontrée à la prison des Baumettes, où elle étudie la philosophie et l’espagnol, l’ont trouvée intelligente. A l’un, elle a exposé d’une voix blanche : «C’est comme si ma mère avait disparu de ma vie, elle n’existe plus.» Auprès d’un autre, elle s’est inquiétée : «Je n’entends plus la voix de ma grand-mère, peut-être qu’elle est fâchée ?» Quatre médecins estiment qu’un trouble de la personnalité de «type borderline» a altéré son discernement au moment du passage à l’acte. Mais un autre tandem voit plutôt une «pathologie mélancolique délirante» qui a aboli son discernement et entraîne son irresponsabilité pénale. «C’est le Horla de Maupassant, on ne se reconnaît pas, il n’y a pas de continuité de la mémoire et il y a partout des fantômes, décrira le psychiatre Jean Naudin. Ne pas dire le nom d’un père, c’est d’une violence extrême, ça vous décale, vous n’êtes plus inscrit dans la succession des générations.»

Longtemps, Patricia G. a eu peur d’être «comme sa mère», la «pire chose». Longtemps, ses filles qui «l’aiment profondément» ont redouté d’être comme elleLes trois jolies femmes brunes, devenues enseignantes et infirmière, ont consulté des spécialistes, elles ont lu des livres sur la bipolarité, elles continuent d’être suivies. Alors que le procès va s’achever, Emmanuelle et Joanna s’avancent à la barre. Entre larmes et tremblements, elles racontent à leur tour «l’histoire» qui se répète d’une génération à l’autre. Elles décrivent leur enfance instable, les «crises» et les fuites de leur mère, nue, en pleine nuit, l’odeur de l’encens dans la maison pour empêcher «les fantômes de rentrer dans son corps», de «l’étouffer». En 2012, les aînées, épuisées, sont allées vivre chez leur père. Pas la cadette. «Je me suis dit que si je partais, elle allait se suicider. Alors, je suis restée.» Pour la première fois, un bruit émane du box. Un cri étouffé. Puis des sanglots. Ils résonnent comme la fin d’une malédiction.

Après le verdict, les trois filles sont restées sur le trottoir inondé de soleil à s’étreindre de soulagement, elles ont évoqué leur histoire avec «tous les secrets dans les placards» et les bribes inconnues surgies à l’audience. Les jurés ont condamné «Patricia obscure» avec clémence, ils ont retenu l’altération de son discernement au moment où, en chaussons à cœurs et en paréo à fleurs, elle a préféré n’être l’enfant de personne plutôt que celui du silence. Bientôt, elle pourra sortir de prison. «Patricia claire» se demande parfois : «Et si ça revient le souvenir de ce que j’ai fait, qu’est-ce qui va se passer ?»


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