samedi 25 février 2023

A la barre Irresponsabilité pénale : «Il fallait que je tue les personnes que j’aime si je voulais survivre»




par Chloé Pilorget-Rezzouk, envoyée spéciale à Angers  publié le 21 février 2023

Diagnostiqué schizophrène, Jérémie N., 30 ans, mis en examen pour le meurtre d’un ami, en juin 2020, a été reconnu coupable et déclaré irresponsable pénalement, ce mardi, par la cour d’appel d’Angers. Les experts psychiatres avaient conclu à son absence de discernement au moment des faits.

A son retour de Bretagne, ce lundi 29 juin 2020, Jacqueline Bourdarias se présente chez son fils avec un plat de lasagnes, «son préféré». Florian, 35 ans, a passé le week-end avec son vieux copain, Jérémie, qu’elle connaît bien et qui lui file souvent des «tuyaux» informatiques. La mère de famille se réjouit de les retrouver pour déjeuner. Sur la porte close, l’élégante blonde tombe nez à nez avec ces rubans jaunes qu’on voit dans les séries policières. C’est par des scellés et la délicatesse d’une voisine venue à sa rencontre que Jacqueline Bourdarias a appris la mort de «[son] Flo», tué par celui qu’il hébergeait.

Elle est debout, ce lundi 16 janvier 2023, devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers où comparaît Jérémie N., dont le discernement était aboli au moment des faits et qui n’est donc pas accessible à une sanction pénale, selon les experts psychiatres. Le drame qui se rejoue dans la petite salle d’audience, à la hauteur de plafond démesurée, est celui de deux copains atteints d’une maladie mentale. Sauf que l’un a tué l’autre. Jacqueline Bourdarias, debout, crie «ses interrogations douloureuses», le «tsunami» de la perte, la fin des coups de fil quotidiens et des discussions partagées «autour d’une tasse de café» avec Florian, «petit dernier» d’une fratrie de trois, qui aimait les maths et la chimie, les jeux vidéo et le volley. L’avenir se voile à 18 ans. Le diagnostic tombe – schizophrénie – et l’existence se fragmente. «Hospitalisations», «petits boulots», «périodes de doutes». «On se documente, on aide, on ne baisse pas les bras», poursuit la mère devant une salle comble. Compagnon, sœurs et amis sont en soutien.

La frêle silhouette, petit nez retroussé et lèvres vermillon, a chaussé ses lunettes pour lire un texte, d’une voix tremblante, où la détresse le dispute à la colère : «L’auteur du crime a une abolition du discernement, la belle affaire !» «Comment expliquer que ce meurtrier ne puisse être condamné à de la prison alors qu’il y est incarcéré depuis juin 2020 ?» Contre Jérémie N., le «pote» devenu «bourreau», cette mère endeuillée veut les assises, persuadée qu’il est «futé», feint la folie et les regrets. C’est ce qui la tient depuis deux ans et demi, son «désir incommensurable d’entendre une peine à la hauteur de la cruauté de l’acte».

«Faire sortir le diable»

Le mis en examen écoute. Tête baissée, visage glabre et regard vitreux. L’homme chétif de 30 ans, jean, baskets et ceinturon remplacé par un lacet, a été escorté depuis Condé-sur-Sarthe, la prison la plus sécuritaire de France, où il attend d’être fixé sur son sort. Les juges devront répondre à deux questions : Jérémie N. a-t-il tué Florian Bourdarias ? Etait-il responsable de son acte ? «Si vous êtes reconnu irresponsable pénalement, nous devrons décider des mesures de sûreté et procéder à l’indemnisation des parties civiles, introduit le président Bruno Sansen. Sinon, l’affaire sera transmise à la cour d’assises.»

Le magistrat lit sobrement le déroulé des faits, d’une violence inouïe qui «dépasse la nécessité létale d’un passage à l’acte», selon un expert. Jérémie N. a sauté à la gorge de son ami, l’a saisie de ses deux mains, lui a porté une dizaine de coups de pieds au visage, lui a fourré un torchon dans la bouche, avant de traîner son corps dans la chambre. D’après l’autopsie, la strangulation a causé la mort. «Ça a commencé la nuit d’avant, je n’ai quasiment pas dormi. […] Fallait que je tue les personnes que j’aime si je voulais survivre», explique le mis en cause d’une voix monocorde, qui avait déjà tenté d’étrangler Florian. La veille, il avait «fait plein de trucs bizarres», comme vomir aux toilettes pour faire «sortir le diable» en lui.

Les semaines précédant l’homicide, tous les signaux sont au rouge. En février 2020, Jérémie N. obtient auprès d’un psychiatre – dans un contexte qui ne sera pas éclairci – de changer l’administration de son traitement, passant des injections aux comprimés. Puis le Covid survient : dès les premières semaines du confinement, le malade arrête son traitement. «J’avais l’impression de me sentir mieux. J’ai cru que j’étais plus fort, que ça n’arriverait plus… J’ai totalement merdé.» Son entourage ne l’encourage pas vraiment à prendre conscience de sa pathologie. Sa mère, dit-il, considère qu’il n’a pas «forcément besoin» de ce traitement qui le «shoote» et qu’il est même «mieux sans»… Cette éducatrice spécialisée n’est pas présente à l’audience.

Trajectoire chaotique

Pourtant, Jérémie N. sent monter en lui quelque chose qui ne va pas. «J’étais bien nulle part. J’avais l’impression que tout le monde était contre moi, que mon esprit allait se transformer» Il appelle à l’aide son ex-petite copine, écrit à un ami, tente de «fuir» à Lyon… Il se présente même à l’hôpital. «On a refusé de me prendre, il n’y avait plus de places avec le Covid.» Même son ami Florian semble «se douter de quelque chose» «Il m’avait proposé de me passer son traitement.» Une autre fois, celui-ci lui avait conseillé sa clinique spécialisée. Avec Florian, ils s’étaient rencontrés lors d’un festival, et vite liés, réunis par leur passion commune de la musique. Le président : «Il y a plein de paradoxes là-dedans : d’un côté vous changez de traitement, de l’autre vous demandez à vous faire hospitaliser.» Mais l’accusé assure n’avoir pas eu conscience d’être malade :

— «Je n’ai pas eu de diagnostic clair. On m’a dit que j’avais fait une bouffée délirante. Je ne pensais pas que cela se reproduirait.

 Pourtant, vous avez bien eu des soins pendant sept mois.

— Oui, mais j’ai toujours eu l’impression qu’autour de moi on se demandait si j’étais malade ou pas. On ne me parle de schizophrénie paranoïde que depuis ce dossier, j’ai jamais entendu ce mot-là avant.»

Car un premier épisode de «décompensation psychotique aiguë» a déjà eu lieu. Quatre ans auparavant, le 15 mars 2016, le jeune homme avait entendu des voix lui dicter de s’en prendre à un être cher pour garantir sa survie. «Dans un premier temps, vous avez essayé de régler la question en égorgeant votre chat dans l’évier», note le président. Il avait ensuite tenté d’étrangler sa compagne, avant de sortir dans la rue, de frapper au numéro 5 – son numéro fétiche – où il avait trouvé porte fermée. Il s’était alors introduit dans un garage, avant d’être interpellé. Jérémie N. est hospitalisé d’office. Le diagnostic d’une schizophrénie paranoïde est posé pour la première fois. En octobre, «le médecin a dit que j’étais en rémission». Le président en convient : «C’est un mot délicat, il y a rémission totale et partielle.» Trois ans plus tard, l’instruction est close et l’irresponsabilité pénale du jeune homme prononcée pour abolition du discernement en raison d’un trouble mental. Jérémie N., sorti entretemps, n’est pas renvoyé à l’hôpital puisqu’il adhère alors à des soins hors les murs.

Dans cette deuxième affaire aussi, les experts psychiatres ont conclu à une abolition du discernement au moment des faits. Le premier, Manuel Orsat, décrit à la barre un passage à l’acte marqué par un «syndrome délirant paranoïde», chez un patient habité par des «hallucinations auditives et corporelles», à la trajectoire chaotique, passé par une enfance anxieuse, une adolescence «bouillonnante» – conduites alcoolisées et violences – sur fond d’addiction cannabique. Fils de divorcés, il a grandi dans un environnement carencé, violent, et connu les familles d’accueil et foyers de la région. A 14 ans, il est hospitalisé pour un coma éthylique. Son casier judiciaire affiche 11 mentions, dont 9 durant sa minorité.

«Monsieur ne peut-il pas feindre la folie ?»

Au stade de la garde à vue de Jérémie N., le psychiatre n’avait pas posé de conclusion définitive sur son discernement, ne détectant pas «de signe clinique probant pour une décompensation psychiatrique». En état de stress aigu, encore «enfermé dans son délire», le suspect était alors laconique, froid, éteint : «Il y a une forme de contention du sujet par lui-même : il se retient pour ne pas que ça s’écroule, éclaire à l’audience le spécialiste. Son discours était verrouillé et pauvre. Or, une part essentielle de l’examen du sujet repose sur sa parole.» Jérémie N. passera toute l’audition la tête penchée : un cadre était fixé au mur de travers. «Je pensais qu’il fallait que je fasse pareil», explique-t-il à la barre.

L’avocate de la partie civile, Charlotte Niechcicki, se lève. «Madame Bourdarias a besoin de comprendre. Comment expliquez-vous que vous ne déceliez pas de signes psychotiques à ce moment-là ? Monsieur ne peut-il pas feindre la folie ?» La robe noire cite des propos tenus auprès d’un ami, un mois après les faits : «Je sais que je suis en situation de plaider l’irresponsabilité pénale, mais je ne sais pas quoi faire pour être honnête.» Sur ce doute d’une possible simulation de la folie, l’expert est catégorique : «Même un bon psychiatre serait en difficulté pour essayer de feindre une pathologie de cette nature, laquelle ne suit aucune logique !» Du reste, la folie n’exclut pas l’expression d’une certaine logique, ni «la préservation d’instants de conscience», poursuit le professionnel. C’est d’ailleurs souvent la difficulté de ces audiences où la question du discernement est centrale, tant l’écart est parfois béant entre l’expression et la présentation de l’accusé et l’image commune de la folie, qui voudrait que seul celui couronné d’un entonnoir soit fou.

A la demande de la partie civile, une contre-expertise a été réalisée. En visioconférence, le psychiatre Michel Gayda, qui a mené l’examen au côté de Roland Coutanceau, souligne que «tous les sujets psychotiques ne sont pas dangereux», mais relève que la maladie chronique de Jérémie N. «s’inscrit dans un tempérament violent depuis sa préadolescence». Les trois psychiatres s’accordent sur sa dangerosité «très préoccupante» et le risque de «réitération». Ainsi, Manuel Orsat note «une permanence sous-jacente de pulsions criminelles, même quand la maladie mentale n’est pas très aiguë». Au président qui veut savoir comment il se projette dans l’avenir, Jérémie N. répond : «Avec un suivi toute ma vie. J’ai compris que c’était une maladie dont on ne guérit pas.» Aujourd’hui, il bénéficie d’injections mensuelles. Les experts estiment qu’il devra faire l’objet d’une hospitalisation complète. «Toute abstinence thérapeutique […] devra être considérée comme un signal d’un risque majeur de récidive», met en garde Manuel Orsat.

Sentiments mélangés

«Il fut un temps où ce genre de situation se réglait dans le silence du cabinet d’un juge d’instruction», souligne l’avocat général, Didier Blanguernon, en préambule de son réquisitoire. Du haut de ses trente ans de robe, il a connu cette époque, avant la loi Dati de 2008 créée dans le sillage de l’affaire Romain Dupuy, où le juge d’instruction envoyait un courrier aux parties civiles pour leur signifier le non-lieu. Si «rien ni personne ne pourra réparer la peine», le représentant de la société se sent «totalement lié» à l’appréciation des experts : il requiert que l’irresponsabilité pénale soit retenue, assortie d’une hospitalisation complète, de l’interdiction de détenir une arme et de s’approcher des parties civiles. Sur le banc, la mère de Florian pleure, sa main enserrée par celle de son compagnon. «Quand on le voit aujourd’hui, Jérémie N. est calme, cohérent dans ses propos et semble même avoir pris du recul sur son acte. On se dit qu’il n’est pas fou», concède son avocat, Jean-Baptiste Vigin. Bien que «difficile à comprendre» pour les non-professionnelsl’abolition de sa responsabilité n’en reste pas moins «évidente», étayée par «des psychiatres reconnus».

Dans quelle mesure cette audience peut-elle apaiser la douleur des familles ? Dans la salle des pas perdus, c’est le temps du débrief. Me Niechcicki fait œuvre de pédagogie : «Il aurait eu le même discours aux assises. Ça n’aurait rien changé et n’aurait pas été satisfaisant pour vous non plus.» Jacqueline Bourdarias ressasse. Ses sentiments s’entremêlent. «On pourra savoir s’il sort un jour ? Parce que j’aurai toujours peur de le voir.» Du bout des lèvres : «C’est quand même un procès, là, je dois bien l’avouer… On nous a pris en compte, écoutés.» L’audience a duré quatre heures. Ce mardi, la chambre de l’instruction a déclaré le trentenaire coupable du meurtre de Florian Bourdarias, estimant qu’il existait des «charges suffisantes» à son encontre, et acté de son irresponsabilité pénale, ordonnant son hospitalisation complète en psychiatrie. Durant vingt ans, Jérémie N. aura également l’interdiction de détenir une arme et d’entrer en contact avec les parties civiles. A la mère de la victime, il devra aussi payer quelque 30 000 euros de dommages et intérêts. Invité à s’exprimer une dernière fois à l’audience, Jérémie N. avait déclaré : «Je sais que c’est inentendable, mais je regrette ce qu’il s’est passé. Florian, c’était un ami, quelqu’un sur qui je pouvais compter, vers qui je me tournais quand ça n’allait pas bien. Lui n’a pas pu compter sur moi. J’ai placé ma vie au-dessus de la sienne et c’est insupportable.»

 

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