mardi 3 janvier 2023

TRIBUNE Ecole : proscrire ou non le par cœur ?




par Rachid Zerrouki, professeur en Segpa à Marseille et journaliste  publié le 2 janvier 2023 

L’apprentissage par cœur a fait souffrir des générations entières et nombre d’éducateurs pointent son inutilité. Pour autant, est-il à bannir des pratiques enseignantes ? Pas si sûr.

Il y a des mots qui occupent nos mémoires avec insistance comme des taches de calcaire qui ne partent pas au bicarbonate. Il peut s’agir d’expressions, de paroles de chanson ou de slogans publicitaires. Pour Amine, ce sont les vers d’un poème : Todo pasa y todo queda (soit «Tout passe et tout reste»). Il les récite le jour de son mariage et à la moindre hésitation, son témoin, Adil, lui emboîte le pas. Les deux trentenaires ont grandi ensemble à Cavaillon, dans le Vaucluse. L’un est infirmier dans un centre hospitalier niçois, l’autre achète et revend de la cryptomonnaie à Dubaï. Ils se trouvaient dans la même classe lorsque leur professeur d’espagnol au collège leur a demandé d’apprendre par cœur ce poème d’Antonio Machado. C’était il y a dix-sept ans.

Adil est certain que cet exercice ne lui a aucunement permis de progresser en langue vivante étrangère, mais il se rend compte que l’ambition était ailleurs : «Il essayait de nous enseigner la vie plus que l’espagnol», explique-t-il. Il garde de M. Hortelano l’image d’un professeur romantique, de ceux qui envoient paître les instructions officielles et qui enseignent avec le cœur et les tripes. Il faisait l’appel une fois sur trois, montait sur les tables et préparait ses cours sur des post-it, mais ses mille vies lui permettaient de captiver son auditoire comme personne d’autre. Il avait été marin, saltimbanque, poète, manutentionnaire. Enseigner était pour lui un art et jamais une science. Faire apprendre à ses élèves un poème qui lui tenait à cœur n’obéissait à aucune logique pédagogique mais répondait à une volonté humaine et somme toute banale : transmettre aux autres ce qu’on aime soi-même.

Des leçons ingurgitées «par paquets de douze»

Pourtant, lors de ma formation universitaire, on m’a décrit le professeur ayant recours au par cœur comme, à peu de chose près, un moins que rien. Il faut dire que comme la dictée ou le tableau à craie, le par cœur fait partie de ces sujets de débats qui ont été confisqués aux salles des profs. Les uns réclament son retour par idolâtrie du passé ; les autres, en réaction, conspuent tout ce qui s’y rapproche. Mes formateurs, issus d’une génération que cette pratique a malmenée, faisaient partie de la seconde catégorie : le par cœur a été placé au service de leur dressage et de leur docilité, on en a fait l’instrument de ce que le pédagogue Paulo Freire nommait «la pédagogie bancaire», cette vision de l’enseignement selon laquelle la seule marge de manœuvre qui s’offre aux élèves est celle de recevoir les dépôts, de les garder, puis de les recracher en échange d’une note chiffrée. Résultat : «En révisant le concours de professorat des écoles, j’avais l’impression de découvrir pour la première fois l’âge d’or des Capétiens ou la portée de l’édit de Nantes»,me raconte Damien, professeur des écoles en Dordogne. Aujourd’hui, aux leçons qu’on lui a fait «ingurgiter par paquets de douze», il oppose la démarche d’investigation et les traces écrites rédigées par les élèves eux-mêmes.

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Sa consœur dans le Vaucluse, Hélène, ne proscrit pas le par cœur mais elle a toujours, dans sa pratique enseignante, tenu à le distinguer d’une autre pratique : «Connaître par cœur, c’est faire sien un savoir, un texte, une expression mathématique, alors que le psittacisme consiste à répéter de façon mécanique à la manière d’un perroquet», explique-t-elle. Ce terme, qu’elle utilise au sens figuré, désigne un authentique trouble du langage qui pousse celui qui en souffre à répéter les paroles d’autrui de façon mécanique, sans en comprendre le sens. La distinction que fait Hélène soulagera les apparentes contradictions de toutes les personnes que le par cœur irrite, mais qui sont béates d’admiration en voyant leurs octogénaires de grands-parents déclamer les longues tirades du Cidde Corneille apprises plusieurs décennies auparavant.

Le bon par cœur

Caroline Boudet, autrice, en fait partie. Elle raconte que le par cœur qui l’a dégoûtée est celui dont elle ne voyait «ni la logique, ni l’intérêt, ni la beauté». Il en existe donc un autre, ni bête ni méchant, qui ne s’oppose pas à la compréhension mais qui la nourrit. Bien sûr, «savoir par cœur n’est pas savoir» comme le disait Montaigne, ajoutant que c’est «tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire». Mais c’est peut-être, nous disent les récentes découvertes en neurosciences, un peu plus que cela : loin de porter ombrage à l’intelligence, la mémoire l’alimente, la suscite, lui fournit des matériaux.

En effet, on avait tendance à croire au neuromythe selon lequel nous aurions chacun une mémoire d’apprentissage privilégiée qui nous permettrait de mieux comprendre et mémoriser les connaissances : visuelle pour les uns, auditive ou kinesthésique pour les autres. Dans ses ouvrages, le chercheur en psychologie cognitive Alain Lieury balaie cette idée en expliquant que les informations visuelles ou auditives ne font que transiter dans des mémoires sensorielles, et se retrouvent fusionnées dans une mémoire commune, la mémoire lexicale ou mémoire des mots dont l’apprentissage par cœur est un moteur. Certes, le sens des mots est ailleurs, logé dans une autre mémoire dite sémantique et qui se nourrit par l’expérience et la manipulation. Mais la mémoire lexicale en est la carrosserie, c’est celle que nourrissent les parents en répétant sans fin le mot «voiture» à leur enfant lorsque celui-ci désigne l’objet en question. Sans ce par cœur élémentaire, unanimement encouragé, aucune forme de compréhension ne pourrait se développer chez l’enfant.

Surtout, au-delà de la compréhension, je crois qu’il existe un par cœur qui nourrit la confiance en soi. C’est une conviction personnelle que ne me souffle aucune étude mais dans laquelle mon expérience me conforte. Dans un petit trieur posé au fond de la salle, je range des poèmes, des monologues ou des extraits de romans qui m’ont personnellement bouleversé. Si un élève en apprend un, il est récompensé ; sinon, tant pis. Et la même musique se répète chaque année : ils me jurent que leur cerveau n’est pas capable de retenir quoi que ce soit. Ils essaient par fierté ou par contrainte, galèrent, y arrivent. Et puis, dans le sourire de vainqueur qu’ils affichent après avoir récité Prévert ou Mahmoud Darwich, dans la hauteur de leur tête et dans leur assurance palpable je le vois : ils ont fait taire la peste de petite voix qui leur disait qu’ils n’en étaient pas capables. Le par cœur prend alors la définition que lui donnait Paul Ricœur : «Un petit exploit qui en préfigure de plus grands.» Parce qu’à la fin, c’est vrai, todo pasa. Mais trois choses «quedan» : les mots qu’on a appris, la confiance qu’on a accumulée et la beauté qu’on a cultivée.

 

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