mardi 3 janvier 2023

Feux de forêt «Pompiers pyromanes» : comment la rumeur s’embrase

par Mathilde Roche    publié le 2 janvier 2023

Marqué par des incendies ravageurs, l’été 2022 a fait ressurgir le cliché du sapeur-pompier qui déclenche des feux pour le plaisir de les éteindre. Une expression souvent utilisée à tort, à distinguer du mot «incendiaire».

Sapeur-pompier héros le jour, délinquant la nuit. Derrière ce paradoxe, un fantasme bien ancré dans l’esprit des Français. Celui du pompier pyromane qui ravage des hectares dans ses flammes pour le bonheur de les éteindre, pour la reconnaissance de ses victimes ou même l’appât du gain. Cause ou conséquence de cette idée reçue, la médiatisation des quelques cas qui semblent correspondre au cliché. Mercredi 16 décembre, le tribunal correctionnel de Béziers a condamné un homme à cinq ans de prison dont deux avec sursis, pour avoir volontairement déclenché 69 incendies entre 2011 et 2019. Il était alors agent de la police municipale d’Agde détaché au service environnement, et pompier volontaire de cette ville de l’Hérault, dans la caserne un temps dirigée par son père. Laurent A., 50 ans aujourd’hui, avait été confondu il y a trois ans par une enquête de plusieurs mois, car trop souvent le premier à alerter les secours et le primo-intervenant sur le lieu des sinistres. Les expertises psychologiques et psychiatriques constataient que son comportement pyromane apaisait une souffrance liée à des troubles de la personnalité, mais qu’il n’était atteint d’aucune pathologie psy susceptible d’avoir altéré son discernement. Ayant fait appel, il demeure présumé innocent.

Cette histoire fait écho à l’actualité de cet été 2022. Les feux de forêts, amplifiés par l’épisode de sécheresse, se comptaient alors par dizaines chaque semaine, quand l’histoire de Guillaume R. a été médiatisée. Marié, père de famille, 37 ans, inconnu des services de police, l’homme tient du citoyen exemplaire : ancien président de l’amicale des pompiers où il est volontaire depuis sa majorité, agent forestier de profession, il est aussi conseiller municipal chargé des festivités de Saint-Jean-de-la-Blaquière, une autre ville de l’Hérault. Indétectable. Lors de son interpellation, le 27 juillet, dans le cadre d’une enquête relative à huit départs de feu dans le département, c’est la stupeur dans sa commune de 700 habitants. Mis en examen pour «dégradations volontaires par incendie», il avoue en avoir allumé plusieurs dans les environs. «Selon ses mots, c’est une addiction. Il dit avoir une fascination pour le feu, un besoin d’adrénaline et de reconnaissance, explique son conseil, Marion Barre, à Libération. Mais seules les expertises psychologiques et psychiatriques diront s’il s’agit bien de pyromanie. L’enquête est toujours en cours.» Pourtant au cœur de l’été, les reportages se sont multipliés dans le village. Le maire a exprimé sa sidération, les collègues raconté leur sentiment de trahison, les habitants témoigné de leur colère.

Selon l’avocate, l’affaire a passionné à cause du contexte : une période estivale d’incendies ravageurs. Jusqu’à 10 000 sapeurs-pompiers par jour ont été mobilisés sur les feux qui ont brûlé près de 66 000 hectares de forêt, de la Gironde au Jura en passant par le Finistère et le Maine-et-Loire. Ces brasiers en France mais aussi en Espagne sont, selon le système européen d’information sur les feux de forêt (Effis) et le programme européen sur le changement climatique Copernicus, à l’origine du triste record de surfaces brûlées enregistré en 2022 dans l’Union européenne. Plus de 785 000 hectares sont partis en fumée entre le 1er janvier et le 19 novembre. C’est plus du double de la moyenne – soit environ 317 000 hectares – des quinze dernières années, indiquent l’Effis et Copernicus dans leur bilan publié mardi 13 décembre.

«Pas de profil type»

Deux sérieuses affaires de «pompiers pyromanes» ont été rendues publiques en début d’année. A Inguiniel, dans le Morbihan, un volontaire de 29 ans avouait à sa femme être l’auteur de nombreux incendies, car accro à l’adrénaline des interventions. Il a été condamné fin mai par le tribunal de Lorient à huit mois de prison avec sursis pour avoir allumé quatorze feux entre août 2019 et février 2022. En avril, le chef du centre de secours de Marcillac-la-Croisille, en Corrèze, a reconnu avoir allumé une douzaine d’incendies. Il a été mis en examen et assigné à résidence avec bracelet électronique, l’instruction est toujours en cours. Il était capitaine, responsable de la vingtaine de pompiers du secteur, pourtant son arrestation n’a été relatée que dans la presse régionale.

Depuis le début de l’année, «166 personnes ont été écrouées pour des faits d’incendies volontaires sur des biens publics ou privés, contre 153 en 2021», indique le ministère de l’Intérieur à Libération. «Sur les 48 personnes interpellées par la gendarmerie nationale sur l’année 2022, on a une très faible proportion d’anciens et de pompiers volontaires, tempère Nassima Djebli, porte-parole de la gendarmerie nationale. Il n’y a d’ailleurs pas de profil type qui se distingue dans nos enquêtes. Les condamnations illustrent bien l’hétérogénéité des personnes qui ont, volontairement ou non, provoqué des incendies cet été.» Les investigations judiciaires sont encore en cours pour la majorité des dossiers mais une douzaine de cas ont déjà été jugés. Les sanctions prononcées depuis cet été, pour des faits quasi similaires (aucun feu n’a fait de victime humaine), vont de la simple amende à deux années d’emprisonnement ferme. Les peines encourues pour la dégradation ou destruction volontaire de forêts, landes ou boisements par un incendie provoqué «dans des conditions de nature à exposer les personnes à un dommage corporel ou à créer un dommage irréversible à l’environnement», vont pourtant jusqu’à quinze ans de réclusion criminelle et à 150 000 euros d’amende.

Cette échelle des peines s’explique notamment par la distinction entre pyromane et incendiaire, que rappelle le Dr Pierre Lamothe, ancien chef du pôle santé mentale des détenus et psychiatrie légale de Lyon. «Ce n’est pas le même passage à l’acte, rappelle-t-il. L’incendiaire a un motif, il cherche à se venger, à punir, la collectivité ou le plus souvent une relation, son employeur, un proche. Il met le feu à quelque chose de précis dans un but et, même s’il n’a pas envie d’être puni en général, il aimerait bien qu’on sache que c’est lui. Histoire de faire passer le message.» Auteur de plusieurs travaux de référence sur la psychopathie, l’expertise et la médecine en milieu pénitentiaire, il assure que «le pyromane est quelqu’un qui a une manie, au sens de trouble mental avec une obsession. Plus exactement, c’est un homme – toujours – dont la gestion de l’excitation, pas sexuelle mais métabolique, a mal été acquise».

Pour vulgariser, ce seraient des garçons qui grandissent en intériorisant tout, en refoulant leurs émotions et qui deviennent des adultes incapables de communiquer et de «décharger» leur mal-être de façon raisonnable. «Il y en a qui vont couper du bois, d’autres qui vont crier dans la forêt, et d’autres qui mettent le feu. Plus la personnalité est pathologique, plus on se rapproche de l’aspect pulsionnel, avec un malaise qui s’accumule et qui réclame un passage à l’acte.» Et le pompier pyromane ? Quitte ou double, selon l’expert : «Soit c’est un pyromane qui aimerait se faire attraper, se repentir. Soit un homme en déficit narcissique, donc une estime de soi insuffisante avec un besoin de reconnaissance, et qui aime être maître de la chaîne de bout en bout et jubiler d’être le seul à savoir la vérité.»

Lointain passage express

Libération a identifié moins de dix suspects officiellement pompiers, volontaires ou anciens de la profession, dans les près de 170 interpellés de 2022. En plus du capitaine de Marcillac, du volontaire d’Inguiniel, et de Guillaume R. à Saint-Jean-de-la-Blaquière, deux pompiers volontaires de 17 et 19 ans ont chacun déclenché des feux de forêt dans les alentours de leur caserne, respectivement à Graulhet, dans le Tarn, et à Soulac-sur-Mer, en Gironde. Les deux affaires font l’objet d’une information judiciaire toujours en cours. Trois autres hommes interpellés pour des départs de feu en juillet en août ont été présentés comme des «anciens sapeurs-pompiers» dans la presse. Or cette appellation s’avère, selon les autorités interrogées, en décalage de leur expérience réelle du métier.

Dans le sud de la France, Morgan N., 33 ans, comparaissait le 28 septembre au tribunal judiciaire de Béziers. Il avait été interpellé en état d’ébriété quelques heures après un départ de feu, le 2 août, sur la commune de Pézenas (Hérault). «Après son dégrisement, il a reconnu être l’auteur de l’incendie qui s’était propagé sur 500 m², et indiquait regretter son geste qu’il expliquait par son alcoolisation», confirme à Libération le procureur de la République Raphaël Balland. Les articles publiés, basés sur les informations du parquet, décrivent alors le principal suspect comme un ancien pompier. De quoi faire bondir le service départemental d’incendie et de secours (Sdis). «Contrairement à ce que titrent certains quotidiens de la presse locale, la personne placée en détention provisoire réside à Villeurbanne, dans le Rhône, n’exerce plus l’activité de sapeur-pompier depuis plus de dix ans et n’a jamais exercé́ son activité dans l’Hérault, mais dans le département de l’Ardèche sur une courte période de 2008 à 2011», s’est plaint le Sdis 34. S’intéresser davantage à un lointain passage express dans la profession plutôt qu’aux raisons ayant poussé l’accusé à passer à l’acte, consisterait selon lui à «jeter l’opprobre sur l’activité quotidienne» des 251 900 sapeurs-pompiers de France (dont 78 % de volontaires, selon le dernier recensement) «en déformant volontairement les faits».

Selon Michel-Pierre Raynaud-Bardon, l’avocat de Morgan N., ce dernier a mis fin à sa carrière car «il avait curieusement peur du feu. Lors de ses trois années de services, il est plutôt intervenu sur des accidents ou des secours à personnes». Une défense que le prévenu a étayé, entre deux balbutiements, lors de l’audience à laquelle Libération a assisté. De fait, l’expertise psychiatrique ne l’a pas considéré comme un pyromane, mais évoque plutôt «une personnalité borderline, un mal-être et un fond dépressif». Le tribunal a prononcé une peine de deux ans d’emprisonnement dont un an avec sursis probatoire. Il aura l’obligation de se soigner, de travailler et d’indemniser les victimes, ainsi que l’interdiction de se rendre dans l’Hérault pendant cinq ans.

«Faille narcissique importante»

Interpellé le 10 août dans le Jura, Nicolas M. a lui aussi confessé dès sa garde à vue qu’il aurait enflammé des brindilles avec un briquet pour vérifier «si le feu pouvait prendre aussi rapidement que ça».L’incendie a dévoré plus de 230 hectares de la forêt de Cornod, commune voisine de la sienne. Il assure que c’était involontaire, et qu’il a même prévenu les secours. «Les autorités répètent sans cesse que 90 % des feux sont d’origine humaine, et que sur ces 90 %, seulement 30 % sont volontaires, mais c’est faux ! C’est au moins le double», réagit à ce propos le psychiatre Pierre Lamothe. Il s’insurge qu’un homme jetant son mégot par la fenêtre en pleine canicule ou jouant avec son briquet dans l’herbe sèche puisse prétexter l’accident. «Le pyromane pris l’allumette à la main dira que ce n’est pas lui. La majorité a des comportements ordaliques : ils ne veulent pas être responsables de leurs actes donc ils laissent faire dieu, le hasard, la chance ou le sort, et jouissent de “la possibilité de”.»

Après la mise en examen de Nicolas M., 27 ans, les médias titrent «Ex-pompier pyromane», reprenant une dépêche de l’AFP qui évoque un «ancien soldat du feu». Lionel Pascal, procureur de Lons-le-Saunier chargé du dossier, dément ce raccourci à ses yeux trompeur : Nicolas M. «s’était inscrit dans un cursus de formation pour être sapeur-pompier volontaire, mais n’a suivi que le premier module, celui du secours aux personnes. Il a ensuite été renvoyé pour raisons disciplinaires, avant le module de formation sur les feux». Une information confirmée par le Sdis du Jura. S’il a bien effectué quelques gardes, l’homme n’a jamais mis les pieds sur le terrain dans un contexte d’incendies.

Nicolas M. avait une «relation particulière au métier», selon le procureur Lionel Pascal. Il se montrait en tenue de sapeur-pompier sur son compte Facebook et avait un brassard accroché en évidence dans sa voiture. «L’examen psychiatrique réalisé lors de la garde à vue n’a pas relevé de manie mais plutôt une faille narcissique assez importante, une propension à se survaloriser aux yeux de ses proches et de tout le monde», précise le magistrat à Libération. Une information judiciaire a été ouverte dans le seul but d’identifier les nombreux propriétaires des différentes parcelles touchées par l’incendie. «Nous n’avons pas de visibilité sur une date possible de fin d’instruction compte tenu de la lourdeur de la tâche», indique le procureur. Le prévenu a obtenu une remise en liberté sous contrôle judiciaire.

Peut-on détecter la pyromanie avant l’engagement du pompier ? «On ne peut pas faire passer tous les hommes en recrutement devant un psy, répond, catégorique, Norbert Berginiat, médecin et sapeur-pompier, vice-président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers (FNSPF). Après un premier entretien avec un responsable de centre, les candidats passent une visite médicale, avec quelques questions de motivations. Mais elles ne portent pas toutes sur le rapport au feu, qui ne représente que 10 % des interventions globales des Sdis». Les reçus auront ensuite un suivi médical toute leur carrière, avec des contrôles annuels ou bi-annuels selon l’âge et les activités du pompier. «Quand les gens vont mal, on le découvre. On les dirige alors vers un psychologue ou psychiatre.» Mais pas en amont. Cela demanderait des moyens colossaux, pour une efficacité limitée selon lui : «La pyromanie est très difficile à détecter.»

Quant à la rumeur du pompier qui met le feu pour être payé à l’éteindre, «il faut rappeler qu’un volontaire gagne au mieux 10 euros de l’heure : personne n’est jamais devenu riche ainsi», balaye Norbert Berginiat. Le vrai cas du pompier pyromane ne concernerait selon lui qu’une partie infirme de la profession : tout au plus une dizaine de cas par an. Parmi les interpellés de 2022, la proportion des suspects appartenant de près ou de loin au corps des sapeurs-pompiers est néanmoins bien supérieure à leur représentation dans la population. «Il est toujours difficile de parler de ce léger pourcentage, mais nous faisons en sorte d’adresser le problème. Notons par exemple que ces personnes sont souvent découvertes par les équipes pluridisciplinaires de recherche des causes et circonstances des incendies, dont nous faisons partie», commente Grégory Allione, ancien président de la FNSPF et nouveau directeur de l’École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers.

«C’est malheureusement logique que les pyromanes souhaitent être sapeur-pompier et qu’on en ait plus dans notre profession. Comme pour tout trouble mental, les individus concernés vont vers des métiers où ils vont trouver matière à exercer leur perversion, concède Berginiat. Mais au moindre doute confirmé, les personnes sont suspendues. «Et comme pour n’importe quel agissement criminel, les reconnus coupables sont radiés dans tous les départements.»

Détresse et surendettement

Même quand les suspects n’ont jamais glané le statut de sapeur-pompier, leur fascination pour ce métier est mise en avant dans leurs déclarations. «Vous avez dit en garde à vue avoir des pulsions et une fascination pour les pompiers», a rappelé le président du tribunal judiciaire de Dijon, lors du procès de Lionel B., le 31 août. Le prévenu, 42 ans, habitant de Précy-sous-Thil en Côte-d’Or, avait été interpellé au début du mois. Lors de sa garde à vue, il avait reconnu être à l’origine de 19 incendies depuis mi-juin dans le parc naturel régional du Morvan. A l’audience, il n’en reconnaissait plus que huit, ceux pour lesquels les inspecteurs avaient des preuves matérielles.

«Sa passion pour les pompiers ou sa frustration de ne pas l’être – il n’a jamais pu, compte tenu de sa phobie du sang – est l’une des explications données. Mais elle n’est ni convaincante ni centrale dans ce dossier, assure le procureur de Dijon, Olivier Caracotch. Ce n’est pas quelqu’un qui a été vu sur les sinistres en train d’observer le feu ou l’intervention des services de secours avec fascination, comme on peut le voir parfois. Le principal facteur de son passage à l’acte est plutôt sa dépression profonde, ses pensées suicidaires et son besoin d’appeler au secours.» Le contexte d’alcoolisme et de souffrance psychologique aurait conduit à une altération de son discernement, reconnue par l’expertise psychiatrique.

Son conseil, Maxime Paget, a aussi insisté sur la détresse de son client, en situation de surendettement, et repoussé les hypothèses de la pyromanie évoquées au tribunal. «Qu’est-ce qui a poussé monsieur B. à passer à l’acte ? Certainement pas le plaisir, a-t-il clamé à l’audience. Monsieur B. a un casier vierge, est sujet à d’importantes difficultés familiales et à l’addiction. La juridiction doit être cohérente et pertinente avec cela.» Maxime Paget n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais sa plaidoirie a été entendue, puisque Lionel B. a été condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis probatoire, et une peine aménagée sous surveillance électronique.

«Les condamnations sont, pour la majorité, ridicules par rapport à ce qui est encouru. Les tribunaux sont très indulgents, ils ont tendance à considérer que les pyromanes sont malades, parce qu’ils perçoivent la détresse», juge le psychiatre Pierre Lamothe. Laurent A., le pompier condamné ce mois-ci à trois ans de prison ferme, a comme les autres justifié ses actes par une profonde dépression et un alcoolisme sévère. Dans l’imaginaire collectif, le pyromane s’est vicieusement infiltré chez les pompiers à la manière d’un Dexter, policier et serial killer. La réalité est plus complexe, les hommes invoquant en majorité de difficiles événements psycho-sociologiques, familiaux ou économiques. «Il est très rare qu’on soit face à une véritable pathologie mentale», continue l’expert. Et de conclure que, la plupart du temps, «il s’agit d’un pauvre type qui ne sait pas gérer son mal-être et va donc foutre le feu».


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