jeudi 5 janvier 2023

Reportage Précarité hygiénique : «Ça compte pour moi d’être vue comme une personne propre»

par Anaïs Moran, envoyée spéciale à Lallaing (Nord)  publié le 5 janvier 2022

En France, 3 millions de personnes se privent régulièrement de produits d’hygiène élémentaire : une pauvreté intime qui prend de l’ampleur. Dans le Nord, une association casse les prix des shampoings, déodorants et lessives pour redonner confiance et dignité à ses bénéficiaires.

Au fond de son panier de courses, un lot de déodorants Dove, deux boîtes de tampons Nett et du produit anti-poux. Des objets du quotidien, inestimables pour Céline (1), 46 ans, mère de trois enfants. «Ça fera 4,32 euros», lui glisse-t-on à la caisse. Céline sort son billet de cinq. Le visage pétillant de soulagement. En grande surface, au milieu des rayons où sa carte bleue «fume fort» et les prix la «mettent à deux doigts du malaise», elle aurait probablement payé une vingtaine d’euros. Seulement ici, dans cette épicerie sociale tenue par l’association Du miel sur mes tartines, située à Lallaing dans le Nord, le prix des produits hygiéniques vendus ne dépasse pas 20% ou 30% de leur valeur marchande. «Sans le magasin de l’association, on serait au fond du trou, je ne vois pas comment le dire autrement, expose cette femme au regard azur venue du Frais-Marais, quartier pauvre et historiquement minier de la ville voisine de Douai. Je ne pourrais pas traiter les cheveux de mon fils, je ne pourrais pas offrir une protection digne de ce nom à mes filles pendant leurs règles. Enfin si, je pourrais, on peut toujours. Mais faudrait peut-être faire sauter un repas aux petits.»

Céline est auxiliaire de vie à mi-temps. Son mari, atteint d’une grave insuffisance rénale, reçoit l’allocation aux adultes handicapés. Après le loyer et les charges déduits, la famille dispose d’un reste à vivre d’environ 9 euros par jour pour chaque membre du foyer. Conformément aux règles établies par l’association, l’unique condition pour franchir le porche rouge brique de l’ancienne caserne de pompiers de Lallaing est de présenter un reste à vivre quotidien d’un maximum de 12 euros. Les étagères de la boutique solidaire proposent quantité de produits de soins considérés comme des acquis basiques : du dentifrice, des rasoirs, des rouleaux de papier toilette, du shampoing... Pour les bénéficiaires de l’association, pourtant, ces derniers s’avèrent précieux.

Brosses à dents partagées, savons multitâches

L’association est gérée par Augusta Cordeiro, Corinne Gammelin et Noria Touier, respectivement présidente honorifique, salariée et comptable bénévole. Cette précarité hygiénique, elles connaissent. Toutes les trois ont d’abord rejoint l’association en tant qu’adhérentes, il y a environ cinq ans. «Moi, j’étais secrétaire administrative, travailleuse pauvre, séparée de mon mari avec trois enfants à charge, relate Augusta Cordeiro, maintenant retraitée. Pouvoir continuer de s’acheter des produits pour s’occuper de son corps, ses cheveux, ses dents, et se sentir comme madame Tout-le-Monde, ça fait un bien fou au moral. On parle de dignité, finalement. Quand on n’a pas un rond, on a conscience que c’est un privilège.»Aujourd’hui, 258 familles sont accompagnées par ces trois femmes affables et dévouées, grandes habituées des confidences meurtries.

Depuis son arrivée à l’association il y a cinq ans, Corinne Gammelin dit constater un dénuement de plus en plus important. «Auparavant, c’était un sujet évoqué par certaines familles, mais pas alarmant comme ça peut l’être aujourd’hui, retrace-t-elle. On entend désormais des histoires de jeunes adolescentes qui, par honte, loupent l’école pendant leurs menstruations parce que leurs parents ne peuvent malheureusement pas toujours payer les protections. De brosses à dents partagées un temps par plusieurs personnes d’une même maison. De savons liquides multitâches utilisés à la fois pour les cheveux, pour la peau, et pour la vaisselle», liste-t-elle.

En France, selon le réseau national Dons Solidaires, trois millions de personnes n’ont actuellement d’autre choix que de se priver de produits d’hygiène élémentaires, faute d’argent. Une précarité éclipsée par les écrasantes problématiques alimentaires et énergétiques, les factures de gaz et d’électricité démesurées, les impayés et les chariots de nourriture moins fournis. Une précarité qui pourtant, elle aussi, grandit.

«Cette problématique de renoncement aux produits d’hygiène s’est amplifiée durant la crise du Covid-19 et elle continue de s’aggraver lourdement avec le contexte inflationniste qu’on vit, brosse Dominique Besançon, déléguée générale de l’association Dons Solidaires. La typologie d’individus touchés est de plus en plus hétérogène. Il ne s’agit pas seulement des grands exclus, isolés, sans domicile fixe et sans ressources. Il est aussi question de toutes ces personnes qui ont un job, un toit, des proches aidants, mais qui sont constamment sur le fil de la fragilité économique.» Car ils prennent de plein fouet la flambée du coût de la vie. Publiée par l’Insee le 15 décembre, la dernière donnée sur les produits de consommation vendus en grande distribution fait part d’une progression des prix de 11,7% entre novembre 2021 et novembre 2022. S’agissant plus spécifiquement des achats «d’entretien, d’hygiène et beauté», la hausse est de 8,9% sur un an.

Une paupérisation grandissante

Déjà l’année passée, Dons Solidaires avait tenté de visibiliser l’étendue de cette détresse intime, souvent souterraine et inavouable. En partenariat avec l’institut de sondages Ifop, une enquête avait été menée auprès d’un échantillon de 1 807 répondants dits «grand public» et de 760 bénéficiaires d’aides caritatives. Rendu en mars 2021, l’état des lieux est un plongeon dans les âpretés du quotidien. A la question «Vous arrive-t-il, ou vous est-il arrivé, de renoncer à acheter tel produit hygiénique par manque d’argent ?», 40% des bénéficiaires d’aides associatives répondaient «oui» pour le matériel de rasage, 35% pour le déodorant, 28% pour le shampoing, 26% pour les serviettes menstruelles et les tampons, 24% pour la brosse à dents.

Plus d’un tiers des bénéficiaires d’associations affirment également avoir déjà fait l’impasse sur l’achat de couches pour bébé – vendues actuellement entre 20 à 50 centimes l’unité, soit une dizaine d’euros par semaine environ – et expliquent ne pas les «changer aussi fréquemment qu’ils le souhaiteraient». Le «grand public» n’est pas épargné : 15% des interrogés disent être contraints de ne «pas toujours mettre de couche à leur enfant la journée» et d’utiliser une «protection bricolée». En 2019, lors de la première édition de l’enquête de Dons Solidaires, ils n’étaient respectivement que 6% et 8% à dresser cette situation de restriction et de désarroi. «Signe d’une paupérisation qui s’engouffre au sein de plus en plus de foyers»,selon Dominique BesançonA la Croix-Rouge aussi, les équipes de terrain constatent avec inquiétude l’extension de cette pauvreté feutrée. Selon leurs données internes, la distribution de kits hygiéniques destinés aux hommes a augmenté de 40% et celle proposée aux femmes de 45%, entre les années 2019 et 2022.

Les galères qui «foutent la honte»

Parmi la population désormais nassée dans la précarité, il y a évidemment les étudiants. Le 22 novembre, les ministres des Solidarités et de l’Enseignement supérieur, Jean-Christophe Combe et Sylvie Retailleau, ont annoncé le déblocage d’une enveloppe «d’urgence» de 10 millions d’euros d’aide alimentaire à leur destination. La mesure a été saluée par les acteurs sociaux, mais jugée très insuffisante. Alexandre, 20 ans, rencontré un soir de distributions de denrées dans le XXe arrondissement de Paris par l’association Linkee, se réjouit de ce «coup de pouce bienvenu» du gouvernement. Mais regrette de ne pas le voir «se pencher d’aussi près sur les galères hygiéniques du quotidien». Celles qui «foutent la honte» et font sentir «un peu différent».

Comme lorsqu’il débarque à la laverie automatique de son quartier, avec ses «deux sacs bourrés à ras bord», et qu’il essaie de «tout tasser dans une seule machine» sous le regard des gens. «J’attends que toute ma penderie soit sale jusqu’au dernier caleçon, parce que je ne peux pas multiplier les cycles de lavage, ça revient à trop cher,raconte l’étudiant boursier en deuxième année de lettres modernes à la Sorbonne-Nouvelle. C’est toujours un peu la gêne quand je déballe mes affaires pour les compresser en boule dans le hublot. Mais quatre euros une lessive par-ci, quatre euros une lessive par-là, à la fin du mois, ça compte.»

Locataire d’un 14 m² près de la porte de Clignancourt, Alexandre est assistant d’éducation dans un collège à temps partiel. Il est le cadet d’une fratrie de trois, élevée en Bretagne par un père boulanger et une mère nourrice. Sa famille l’aide au mieux. Après le versement du loyer, de l’électricité et du forfait Internet, son reste à vivre est d’environ 320 euros mensuels. «Je ne vais pas me plaindre, car je ne manque d’aucun produit hygiénique essentiel, tempère-t-il. En revanche, je fais attention à la consommation de chaque produit. Chaque feuille de papier toilette, chaque millilitre de gel douche, chaque pschitt de déodorant. Tout, en fait. Un peu comme les gouttes d’huile quand je fais à manger. Je ne peux pas me permettre de gaspiller.»

«Faut faire des choix»

Selon l’enquête de Dons Solidaires, un jeune sur dix «renonce à acheter des produits d’hygiène de première nécessité» et adopte des«stratégies de contournement» : nettoyer ses dents sans dentifrice (9% des 18-24 ans), laver les cheveux avec autre chose que du shampoing (10%), passer sous la douche en n’utilisant aucun savon (10%). Des adaptations aux répercussions morales considérables, dont l’éclosion d’un sentiment de malaise «très prégnant parmi les moins de 25 ans», soulignent les conclusions de l’association. Ainsi, 46% d’entre eux déclarent éprouver une gêne en raison de leur «apparence personnelle» et affirment «avoir peur d’être jugé négativement». Milena, 19 ans, eye-liner couleur charbon et cheveux blonds nattés, croisée à la même distribution alimentaire qu’Alexandre, se dit «choquée» quand on lui restitue le pourcentage. «C’est énorme. Je ne pensais pas qu’on était si nombreux à vivre ça.»

«Ça» ? «L’angoisse d’être pointée du doigt. De passer pour une plouc, on va dire», poursuit l’étudiante en école publique d’arts appliqués. Milena est originaire de Bernay, dans l’Eure, où habitent toujours ses parents agriculteurs. Elle paie 550 euros par mois pour une «chambre de bonne» dans le XIVe arrondissement de Paris, qu’aucun de ses camarades de promo n’a visitée depuis la rentrée scolaire. «Je n’ai pas du tout envie que les autres comprennent que je suis une galérienne. Ni en cours, ni en soirée, ni à aucun moment. Je veux qu’on me regarde comme une fille normale, expose-t-elle sans retenue. C’est pour ça que perso, quand il me reste 10 euros pour tenir à la fin du mois, je préfère mettre mon argent dans un shampoing de qualité ou une crème hydratante plutôt que dans la bouffe. Faut faire des choix. Personne ne sait qu’il y a des soirs où je mange juste du pain et du beurre. Mais tout le monde voit que je suis propre sur moi.»

Avec vingt-deux ans de plus, Vanessa ne supporte pas mieux le fardeau des apparences. «On est une famille nombreuse, on ne roule pas sur l’or, disons qu’il peut vite y avoir beaucoup de préjugés»,dégaine-t-elle. La quadragénaire, déconnade facile et cœur sur la main, est mère au foyer de cinq enfants, dont quatre à sa charge. L’aînée, 25 ans, est désormais indépendante et vit dans la banlieue lyonnaise. Son mari gagne un «salaire ouvrier» de 1 600 euros mensuels. Ils louent une petite maison située à deux pas de l’épicerie solidaire de Lallaing. Parfois, ils y passent juste pour prendre le café et tisser du lien. Parfois, ils repartent avec une râpe Scholl pour les pieds, une crème Nivea ou des rasoirs Wilkinson. Des produits inaccessibles en supermarché qui «redonnent confiance» et dissipent l’image de «gens négligés».

«Ça compte vraiment pour moi, d’être vue comme une personne propre, soignée, une personne normale. Je n’en peux plus qu’on me pointe du doigt, confie Vanessa. J’ai connu ces réflexions du style “elle paye le Mcdo avec ses allocs” quand j’arrivais avec toute ma famille dans le fast-food. C’est une souffrance que les riches ne connaissent pas, je pense. Ce qu’on renvoie à l’extérieur, c’est très important. Moi, par exemple, je ne veux pas qu’on dise à mon gamin que son pull pue la frite parce que la lessive premier prix que j’ai achetée n’est pas efficace.» A l’épicerie associative, la lessive Ariel est à 1,40 euro le litre. C’est le produit star, les bénéficiaires se l’arrachent, alors l’association a bricolé un bidon à pompe libre-service, limité par personne et par mois. Vanessa prend son maximum à chaque fois. Au Carrefour du coin, le litre est vendu 7,10 euros.

«La commande d’un savon, ça se fait généralement entre deux portes, en toute discrétion»

«Les conséquences psychologiques de la précarité hygiénique sont largement sous estimées, souligne Aurélie El Hassak-Marzorati, directrice générale du Centre d’action sociale protestant. Bien sûr que c’est important de traiter les questions administratives, de pouvoir payer ses factures et de garder son logement, d’avoir un travail. Mais c’est tout aussi fondamental d’être en capacité de prendre soin de son corps, pour se sentir bien dans sa tête, pouvoir se regarder dans le miroir et se dire “j’avance, ça va aller”.» Pauline Casteras, chargée d’études pour la Croix-Rouge sur l’accès à l’hygiène, dit de cette précarité qu’elle est un «facteur d’exclusion sociale» majeur. «On veut bien présenter mais parfois on n’a pas les moyens d’être propre. Alors on annule un rendez-vous à la CAF, chez l’assistance sociale parce qu’on ressent une immense gêne. On souffre au travail car on a peur d’être moqué, analyse-t-elle. Le manque d’hygiène entraîne le repli sur soi.»

La précarité hygiénique est souvent muette, dérobée. «Beaucoup de personnes n’osent pas demander des produits à des bénévoles de confiance qu’ils voient toute la semaine. La commande d’un savon, ça se fait généralement entre deux portes, en toute discrétion», relate Valentine Vilain, directrice d’une équipe parisienne des Petits frères des pauvres, spécialisée dans l’accompagnement vers le logement.

«Réparer, hydrater, restructurer»

De cette pauvreté peuvent également surgir de graves problèmes physiologiques et médicaux. Des dents mal en point, des pieds aux lésions macérées, des microbes, des infections, des peaux parsemées de plaies. Des petits ou gros pépins de santé qui, parce que les personnes souffrantes ne sont pas bien intégrées au système de santé, s’enveniment. Le dernier rapport de Médecins du monde, dédié à l’accès aux soins des plus précaires, note que 44% des malades reçus en consultation dans les centres d’accueil, de soins et d’orientations de l’association nécessitent «une prise en charge urgente ou assez urgente». Des troubles liés au système digestif sont diagnostiqués «chez plus d’un patient sur cinq», ainsi que des troubles ostéoarticulaires (21%), d’ordre dermatologique (15%) ou respiratoire (près de 15%).

Les effets sur la santé mentale, souvent minorés, prennent aussi une place capitale. Voilà pourquoi à l’Etape, lieu d’accueil de jour de l’organisme des Petits frères des pauvres dans le XIe arrondissement parisien, on trouve un lave-linge, un espace douche et un coiffeur pour un euro symbolique. On peut y rencontrer Valérie Di Pizio, la responsable du pôle santé, qui voit dans la lutte contre la précarité hygiénique «un travail vital de renarcissisation, de réappropriation de soi». On y croise également Chantal Noguero qui investit ses heures à «réparer, hydrater, restructurer» les «âmes» en situation de vulnérabilité. Elle est socio-esthéticienne, métier d’accompagnement à visée thérapeutique dont la mission première est de prodiguer des soins cosmétiques qui «restaurent et réconcilient». Autour de la table le jour de notre venue, pour un atelier collectif consacré au soin du visage, il y avait notamment Noura (1), 71 ans. Petites lunettes rondes, pull jaune soleil, carré ébouriffé. La seule des six participants à bien vouloir se livrer un peu.

Cette femme touche une retraite d’environ 750 euros par mois. Elle est grand-mère, divorcée et se remet lentement d’une intense dépression. Grâce à l’association des Petits frères, elle vit dans un appartement au sixième étage sans ascenseur, rue de la Roquette, pour un loyer dérisoire. Le matin, elle prend les transports pour rejoindre les marchés de La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, «parce que c’est moins cher et qu’avec [sa] petite pension, les courses alimentaires en supermarché sont inaccessibles». Elle est une grande habituée de l’Etape, «seul endroit qui [lui] permet de ressembler à quelque chose, lâche-t-elle. J’essaie d’y passer plusieurs fois par semaine, pour sentir bon, en ressortir mieux dans ma peau. Pour moi, c’est du luxe. Il n’y a que ceux qui ne sont pas dans le besoin qui estiment que c’est simplement du savoir-vivre».

(1) Les prénoms ont été modifiés.


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