jeudi 19 janvier 2023

A quoi ça sert une dictée, à part à faire des fautes ?

publié le 14 janvier 2023

par Arnaud Hoedt, Jérôme Piron, Membres du Conseil des langues et des politiques linguistiques de la Fédération Wallonie Bruxelles

Pap Ndiaye et Brigitte Macron préconisent son exercice quotidien. Se pencher sur la méthode d’apprentissage ne doit pas exclure une réflexion sur notre orthographe, qui comporte des incohérences et des bizarreries, estime l’enseignant et linguiste Arnaud Hoedt.

On a toujours été un grand fan de la rubrique «insolite» du livre des records dans laquelle des gens courageux mettent une énergie folle à réaliser des tâches incroyablement compliquées et pourtant souvent sans grand intérêt. Mais tout ce qui est compliqué doit-il avoir un intérêt ? On pourrait affirmer avec Cyrano que «c’est bien plus beau lorsque c’est inutile». Pourtant, quand il s’agit d’une langue, on préfère souvent la complexité à la complication.

Pour désigner une langue compliquée, les francophones n’hésitent pas à recourir à l’expression : «C’est du chinois». Pourtant, un Chinois nous faisait remarquer récemment que sa langue (le mandarin), bien que très difficile à écrire, n’était pas une langue particulièrement compliquée à apprendre. C’est la relative simplicité de sa grammaire qui la rend accessible. Le chinois ne possède ni conjugaison, ni accords au pluriel, ni genre, et un nombre relativement limité de syllabes.

Existe-t-il des langues plus compliquées à apprendre que d’autres ? L’allemand possède énormément de flexions, des déclinaisons, et un neutre. Le finnois est ultra-agglutinant et possède un mot de 61 lettres (Lentokonesuihkuturbiinimoottoriapumekaanikkoaliupseerioppilas, qui désigne le «métier de sous-officier mécanicien spécialiste des moteurs à réaction d’aéronefs»). Le grec a un système d’accentuation parmi les plus compliqués au monde et certains phonèmes du danois nécessitent, pour être prononcés correctement, de littéralement sortir la langue de la bouche. Chaque langue peut donc posséder des caractéristiques spécifiques qui la rendent difficile d’accès.

C’est sans aucun doute à cause de la grande difficulté de son orthographe que le français apparaît aux yeux des étrangers comme une langue ardue. Et c’est à travers l’exercice de la dictée que s’illustre le mieux cette difficulté. Pourtant, on ignore souvent que cet exercice n’existe pas dans toutes les langues. Et pour une raison assez simple : un très grand nombre de langues sont «biunivoques» (un son correspond à une lettre et inversement). Dicter des mots en finnois ou en turc, c’est un peu comme dicter des nombres à retranscrire en chiffres.

En France, en revanche, la dictée est une tradition pédagogique incontournable et la place qu’elle occupe à l’école est considérable. Elle a ainsi, depuis la IIIe République, partiellement phagocyté (avec «ph» et «y») l’école primaire et une partie du secondaire. Jules Ferry, lui-même, s’en inquiétait déjà dans une allocution aux inspecteurs en 1880 : «Messieurs […], épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les vétilles de l’orthographe, dans les pièges de la dictée, qui font de cet exercice une manière de tour de force et une espèce de casse-tête chinois.»

La dictée rassure les nostalgiques

Véritable marronnier journalistique et politique, chaque nouveau ministre de l’Education se doit pourtant de réciter la même prière républicaine en évoquant la nécessité de «revenir aux fondamentaux» et en instaurant une dictée quotidienne à l’école primaire. Mais que dit réellement la recherche en didactique de cet exercice ?

Jean-Pierre Jaffré (1), chercheur au CNRS et auteur du «Que sais-je» sur l’orthographe, n’est pas le plus tendre : «Nul doute qu’une pratique quotidienne de la dictée rassure les nostalgiques. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Le temps passé à dicter donne bonne conscience mais ne constitue pas un véritable enseignement de l’orthographe […]. La dictée, parce qu’elle mêle les difficultés, a toujours été un pis-aller didactique. Ses spécificités en font un exercice de contrôle des compétences mais ne coïncident pas avec les circuits cognitifs de la production écrite, qui devraient guider la pédagogie.»

La pratique de la dictée n’a pourtant pas aujourd’hui disparu de nos classes, mais elle a beaucoup évolué depuis le fameux «un point par faute». La linguiste Danièle Manesse (2), grande spécialiste de ces questions de didactique, souligne à ce titre que «l’esprit de la dictée en classe va aujourd’hui bien au-delà de la traditionnelle “correction” ; il propose une démarche méthodique, progressive, affranchie des aspects “culpabilisants”, puisque les erreurs deviennent matière à réflexion». Elle précise cependant que les méthodes nouvelles sont loin d’évincer les anciennes, et que la dictée traditionnelle a sans doute encore de beaux jours devant elle.

Reste que, s’il est légitime de s’interroger sur les méthodes, il nous semble tout aussi important de s’interroger sur les contenus. Les trésors d’ingéniosité pédagogique déployés pour enseigner l’orthographe ne nous dispensent pas d’une vraie réflexion sur la nature même des formes à enseigner. Et la recherche en linguistique a depuis longtemps mis en lumière les choses qui pourraient être améliorées dans notre système graphique pour le mener vers une plus grande cohérence structurelle.

La linguiste Marie-Louise Moreau (3) rappelle qu’«asile», «abîme», «cime», «cristal» s’écrivent avec un «i», alors que leur ancêtre comportait un «y» (asylum, abyssus, cyma, crystallus). Mais «lacrymal», «lys» transforment un «i» latin en «y» (lacrima, lilium, hic). Le «χ» grec est transcrit par «c» dans «acariâtre», «caméléon», «caractère», «carte», «colique», «corde», «cristal», «écbizarrerie

ole», «estomac», «mélancolie» mais par «ch» dans «archaïsme», «archange», «chaos», «chlore», «chœur», «chrétien», «chrome», «chronique», «chrysalide». Et que dire des consonnes doubles, des pluriels en «x», ou des nombreuses exceptions d’exceptions. La liste des incohérences et des bizarreries de notre orthographe est encore longue. Peut-être serait-il temps de consacrer notre énergie à ce qui relève du complexe plutôt qu’à ce qui est inutilement compliqué.

Ayanna Williams a laissé pousser ses ongles pendant vingt ans jusqu’à ce qu’ils aient une longueur cumulée de 7,3 mètres. Michel Lotito de Grenoble a dévoré un avion de type Cessna 150 biplace en moins de deux ans. Peut-on encore aujourd’hui continuer à valoriser à ce point le «sens de l’effort» sans interroger ce sur quoi va porter cet effort ? Une dictée par jour, pourquoi pas, mais pour enseigner quelle orthographe ?

(1) L’Orthographe, de Michel Fayol et de Jean-Pierre Jaffré, PUF, 2014.

(2) «La Dictée, résistance et avatars d’un exercice scolaire», de Danièle Manesse, Presses universitaires de Caen, 2007.

(3) «Orthographe, qui a peur de la réforme», de Georges Legros et Marie-Louise Moreau, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2018.


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