vendredi 23 décembre 2022

Les écrans sèment la pagaille dans les familles : « Chez les grands-parents, c’est “open bar” »

Par   Publié le 19 décembre 2022 

Pendant les vacances ou pour un soir, certains parents confient leurs enfants aux grands-parents, avec des consignes sur les règles de visionnage… pas toujours respectées. Et les tensions se multiplient.

« S’il vous plaît, ne dites rien aux parents ! » Cette supplique, ce n’est pas celle d’un petit garçon pris la main dans le sac, mais celle d’un grand-père. Qu’a-t-il fait de si grave, que l’on ne doive sous aucun prétexte le répéter à son fils et à sa belle-fille ? Il a, occasionnellement, regardé des photos de famille sur une tablette avec son petit-fils de 3 ans, alors qu’il avait interdiction formelle de lui montrer des écrans.

Ah, les écrans ! Véritable épouvantail de la vie de parent, source d’innombrables études (contradictoires) de chercheurs et de désaccords en famille… A l’approche des vacances de Noël, tandis que de nombreux parents s’apprêtaient à confier leur progéniture à leurs propres parents, les consignes angoissées se sont multipliées : pas plus de vingt minutes par jour. Pas de dessin animé, la tablette confisquée !

« Avec ma mère, les écrans, c’est sans limite, s’agace Anne-Sophie (de nombreux interlocuteurs ont requis l’anonymat), cadre dans une grande entreprise parisienne. J’ai beau lui répéter que je ne veux pas que mes enfants y aient accès, rien n’y fait. J’ai haussé le ton un nombre incalculable de fois, elle ne comprend pas, et me dit : “Vous regardiez la télé quand vous étiez petits, je ne vois pas le problème.” » Cette maman de 42 ans est bien embêtée quand elle doit confier ses enfants de 5 ans et 8 ans à leur grand-mère pour une soirée ou un week-end. Elle poursuit : « Quand je dis : “Pas d’écran, hein !” , elle comprend “pas de télévision”, donc elle autorise des vidéos sur son téléphone. “C’est pas la même chose”, me répond-elle. » Anne-Sophie estime que les écrans l’ont « détournée de la lecture » quand elle était plus jeune. « J’ai été élevée par la télévision, et j’ai beaucoup joué aux jeux vidéo. J’ai eu des notes pourries au bac de français, souffle-t-elle. Je ne veux pas reproduire cela à la maison. »

De son côté, Marianne, 64 ans, retraitée, « s’engueule pas mal » avec son fils « opposé aux écrans » quand elle garde sa petite-fille de 4 ans, deux jours par semaine. « Je lui lis beaucoup d’histoires, elle adore ça. Nous avons passé tous les livres Disney en revue. Lus et relus dix fois. Elle les connaît par cœur et elle aime ça. J’ai décidé de lui montrer les dessins animés car je pense que c’est un bon complément aux livres. Mon fils me crie dessus : il pense qu’elle n’a pas besoin d’écran, moi je pense que c’est bien pour elle, ce sont des films faits pour les enfants et je ne lui montre que ça. »

Discuter des limites

En matière d’écrans, on imagine un peu vite les grands-parents « gâteau », plus permissifs, voulant faire plaisir aux enfants. Flore Guattari, psychologue clinicienne et membre de l’association 3-6-9-12, créée par Serge Tisseron, reçoit des enfants ou des ados seuls ou accompagnés de leur famille, en fonction des situations. Elle nuance : « Je rencontre aussi des parents très permissifs qui se retrouvent en face de grands-parents qui ne comprennent pas pourquoi les enfants ne sortent pas plus se promener. Les deux situations existent. »`

La thérapeute propose de discuter des limites posées dans les différents foyers : « A l’image des différents cadres posés à l’école et à la maison, il y a aussi deux types de cadres chez les parents et les grands-parents. Tout l’enjeu, pour éviter le conflit, est de discuter de ces cadres et d’essayer de comprendre la manière de faire de chacun. » Un terrain d’entente pas toujours facile à trouver : « Le problème, ajoute-t-elle, c’est que nous n’avons pas suffisamment de recul sur les effets des écrans sur les enfants. » Nous sommes en train d’éduquer les premières générations d’enfants ayant accès à toutes sortes d’écrans dès la naissance. Autrement dit, tout le monde tâtonne.

Ainsi, David, retraité parisien de 75 ans et aujourd’hui grand-père, ne comprend pas que son fils, qui a « grandi collé aux écrans, accro aux jeux et aux informations », refuse que son propre fils de 3 ans soit en contact avec un écran : « On ne peut même pas lui montrer une photo numérique ! Nous, les grands-parents, sommes curieux, on aimerait savoir quelles sont ces conséquences sur les individus, à commencer par celles sur la première génération connectée, on souhaiterait qu’on nous donne les résultats d’études scientifiques ! En attendant, nous considérons notre fils comme un jeune normal et, sans abuser, on ne prive pas totalement notre petit-fils de quelques images. »

Claude Martin, sociologue et auteur notamment de l’ouvrage Etre un bon parent, une injonction contemporaine (Presses de l’EHESP, 2014), estime qu’« il y a une incroyable focalisation des parents sur la mesure du temps d’écran due notamment aux injonctions de la société. Quand vous lisez par exemple La Fabrique du crétin digital [du docteur en neurosciences Michel Desmurget, paru au Seuil en 2019]il faudrait zéro écran avant 6 ans. Or, tout le monde sait qu’aujourd’hui cela relève de l’impossible. Cela ne fait que mettre les parents dans l’embarras et la culpabilité, surtout pour les mères qui relayent le plus souvent ces injonctions. »

« Un arbitrage collectif impossible »

Pour le chercheur, les « points de tension » sont nombreux, car ils concernent trois générations [les parents avec leurs enfants, les parents avec les grands-parents]. Entre les règles contradictoires imposées dans les familles et les avis des experts sur la question, on est dans « l’indécidable » : « Quelle quantité entre le “rien du tout” et le “quand même un peu” ? L’arbitrage collectif est impossible, donc il faut parvenir à un relatif consensus entre parents et grands-parents. »

Un consensus que Bertrand, artisan dans l’Aude et grand-père de deux petits Franco-Italiens de 6 ans et 10 ans, a trouvé avec sa fille, non pas sur le temps d’écran, mais sur ce que les enfants avaient le droit de regarder. « Cet été, mes petits-enfants ont passé quatre semaines seuls chez nous. La maison est grande, avec jardin et piscine. Mais nous travaillons encore trois jours par semaine. Nous ne pouvions pas nous occuper d’eux à temps plein. D’où une importante consommation d’écrans pour les petits : jusqu’à cinq heures par jour (téléphone, Netflix). » Durée qui ne choque pas la fille de Bertrand, qui a vécu des confinements stricts à Milan et a eu beaucoup recours aux dessins animés pour occuper ses enfants. « Mais nous avons dû aborder le sujet avec elle, poursuit le grand-père, après avoir remarqué que l’aîné regardait des séries très violentes. Consultée, notre fille a bien réagi et a installé un contrôle parental sur la plate-forme. Il n’y a pas eu de conflit, donc. Mais une discussion qui a permis de mieux comprendre le phénomène. »

Communiquer sur le sujet calmement semble être la clé pour éviter les conflits sur le visionnage de dessins animés, mais la psychologue Flore Guattari incite aussi à « fractionner le temps d’écran. L’enfant, du fait de son cerveau immature, est incapable de s’autoréguler avant 18 ans ou 20 ans. Il est donc préférable de varier les activités ».

Marion, enseignante-chercheuse de 39 ans et mère de trois enfants, explique comment elle a réussi à dépasser le conflit intergénérationnel : « Mes enfants ont droit aux écrans les mardis et vendredis soir entre trente et quarante minutes et un peu plus le week-end. Chez les grands-parents, c’est open bar. Au début, c’était une véritable source de conflits ; puis, j’ai compris que mes enfants vont assez peu chez leurs grands-parents et que les règles peuvent et doivent même être différentes chez eux. » Autrement dit : accepter de ne pas être dans le contrôle permanent de sa progéniture… et peut-être même y trouver un certain plaisir !


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