lundi 26 décembre 2022

La réhabilitation des « sorcières » d’Ecosse, entre travail de mémoire et féminisme

Par Cécile Ducourtieux (Torryburn, Mid Calder et Forfar (Ecosse), envoyée spéciale)

Publié le 25 décembre 2022

Entre 1563 et 1727, plus de 2 500 personnes, essentiellement des femmes, furent accusées de sorcellerie et exécutées en Ecosse. Des historiens, des associations, mais aussi le gouvernement s’emploient à dénoncer ces injustices.

Douglas Speirs ouvre le coffre de sa voiture, nous tend des bottes. L’air est glacé mais lumineux et la marée est encore basse, découvrant la baie de Torry, au large de Torryburn, un hameau de la péninsule de Fife, en Ecosse. En abordant la grève, on s’enfonce dans une boue collante et limoneuse. Au bout de quelques mètres, l’archéologue s’accroupit, écarte délicatement les chapelets d’algues recouvrant une longue dalle : la pierre tombale de Lilias Adie, une dame de la localité, décédée dans les premiers jours de septembre 1704.

Veste en tweed, savoir d’érudit et verbe de conteur, Douglas Speirs a pris soin d’introduire son sujet avant d’arriver sur les lieux : « Tout est parti d’une conversation sur les revenants avec Louise Yeoman, une éminente historienne écossaise. Elle m’avait signalé un cas extrêmement intéressant dans cette localité. En 2014, j’ai sillonné la baie pendant trois jours. J’ai fini par trouver la tombe au moment où j’allais abandonner. »

Lilias Adie avait passé deux mois en captivité dans l’église de Torryburn. C’était une vieille dame sans soutien. Les rares archives disponibles – les comptes rendus des interrogatoires menés par le pasteur de la paroisse, le révérend Allan Logan – ne mentionnent ni enfant ni mari. On comprend juste qu’elle avait été accusée d’être une sorcière et avait été maltraitée par les membres du kirk session, le consistoire, formé du pasteur et de notables, qui agissait presque comme un tribunal. Elle a finalement avoué avoir renoncé à son baptême, signé un pacte avec le diable et être devenue une de ses servantes. « C’était évidemment n’importe quoi, mais elle avait été torturée, sans doute privée de sommeil, une pratique courante à l’époque », précise l’archéologue, employé du conseil régional de Fife.

« Les gens croyaient sincèrement que Satan pouvait ressusciter ses servantes, pour l’aider à accomplir ses noirs desseins » Douglas Speirs, archéologue

Comme toutes les personnes passées aux aveux, Lilias Adie aurait dû être exécutée par strangulation puis brûlée sur le bûcher. Mais elle est morte avant que le conseil du roi, à Edimbourg, donne son feu vert à l’organisation d’un procès. Passée aux aveux mais pas dûment condamnée, la vieille dame fut enterrée avec des précautions inédites, d’après Douglas Speirs : « Les gens croyaient sincèrement que Satan pouvait ressusciter ses servantes, pour l’aider à accomplir ses noirs desseins. Lilias a donc été enterrée comme une possible revenante, dans cette zone de l’estran réservée aux morts très spéciaux. Son cercueil a été recouvert de cette pierre d’au moins une demi-tonne, extraite d’une carrière toute proche, blonde, tandis que celles de la baie sont bleu-noir. C’est la seule tombe d’une personne accusée de sorcellerie conservée en Ecosse. »

Au milieu du XIXe siècle, la peur des revenants s’est estompée, Joseph Neil Paton, un collectionneur fameux à l’époque, retrouve la trace de cette étrange sépulture. Il fait ouvrir le cercueil, récupère le crâne de Lilias. Au début du XXe siècle, ce dernier est signalé dans les collections d’anatomie de la prestigieuse université de St Andrews, dans le nord du Fife. Il est même exposé à l’Empire Exhibition de Glasgow en 1938 (une sorte d’exposition universelle), avant de disparaître complètement.

Douglas Speirs cherche le crâne depuis sept ans. Il a écrit à toutes les universités et sociétés savantes du pays, diffusé des annonces dans les journaux. Il n’est pas découragé : « Ce serait bien de le retrouver pour donner à Lilias la sépulture qu’elle mérite. » L’archéologue est un des pionniers de l’impressionnant travail de mémoire entamé ces dernières années en Ecosse pour réhabiliter les victimes de l’une des plus brutales chasses aux sorcières de l’histoire occidentale. Historiens, politiques, artistes, simples citoyens : ils sont des milliers à exhumer cette part sombre de l’histoire nationale, en s’attachant à redonner des noms, des voix, une dignité aux victimes.

Ni chaudrons ni nez crochus

Entre l’adoption par le Parlement écossais du Witchcraft Act en 1563 (une loi qui punissait de mort la sorcellerie) et l’abrogation de cette même loi en 1736, près de 4 000 personnes ont été accusées de sorcellerie en Ecosse, dont 85 % de femmes, selon les archives disponibles – aveux soutirés sous la torture et rédigés par les membres du consistoire et comptes rendus de procès. D’après ces mêmes documents, environ 2 500 des accusés furent exécutés, un bilan probablement inférieur à la réalité.

« A l’époque, l’Ecosse comptait moins de 1 million d’habitants, souligne Mary Craig, historienne et écrivaine, très engagée dans le travail de réhabilitation en cours. Ces gens innocents pouvaient avoir des enfants, des époux, des parents : des dizaines de milliers de personnes ont été directement affectées par ces drames, soit l’entière population d’Edimbourg à l’époque. »

« On nous a parlé de notre passé esclavagiste, mais pas de ce passé-là. Il est grand temps de l’affronter et de le reconnaître » Mary Craig, historienne

Mme Craig est notamment l’autrice d’une biographie d’Agnes Finnie, sur le point de paraître aux éditions Luath Press.« Agnes m’intéressait car elle ne correspond pas au stéréotype de la sorcière. Elle n’était pas très âgée, et ne vivait pas dans une chaumière isolée. C’était une commerçante d’Edimbourg, une grande gueule, querelleuse. Elle était tout simplement vivante ! », explique Mary Craig, petite femme aux cheveux flamboyants, qui dit s’être prise de passion pour les « sorcières » quand elle a compris, très jeune, qu’elles n’avaient ni chaudrons ni nez crochus et avaient surtout été victimes de terribles injustices. Agnes Finnie a été probablement dénoncée par des voisins, torturée, jugée, puis brûlée le 6 mars 1645 sur Castle Hill, l’esplanade du château d’Edimbourg, où jusqu’à 300 autres personnes ont été exécutées pour sorcellerie.

On connaît aujourd’hui l’Ecosse progressiste et pro-européenne, une nation du Royaume-Uni à la forte identité et aux tentations indépendantistes. On connaît aussi l’Ecosse de carte postale, du monstre du loch Ness et de Harry Potter, apprenti à l’école des sorciers de Poudlard. Son autrice, J. K. Rowling, a écrit une partie du fameux roman dans un café situé à deux pas de Castle Hill, et a fait de la capitale écossaise aux venelles médiévales sa ville de résidence. En revanche, les terribles chasses aux sorcières ont été jusqu’à présent largement ignorées. « On nous a parlé de notre passé esclavagiste, mais pas de ce passé-là, insiste Mary Craig. Il est grand temps de l’affronter et de le reconnaître. »

Entamé à la fin des années 1990 par des historiens tels que Louise Yeoman et Julian Goodare, un énorme travail de collecte d’archives a été mis à disposition du grand public par l’université d’Edimbourg, sous la forme d’un répertoire des victimes (« Survey of Scottish Witchcraft », « étude sur la sorcellerie écossaise », non traduit) et d’une carte interactive permettant de localiser leurs villages. Cette dernière permet de constater que, au XVIIe siècle, alors que beaucoup de bourgs avaient leurs « sorcières », les « chasses » se concentraient dans la péninsule de Fife, la région du Lothian (autour d’Edimbourg) et les borders, la frontière avec l’Angleterre.

Projet féministe

Claire Mitchell est une éminente avocate, spécialiste des erreurs judiciaires. Avec une amie écrivaine et enseignante, Zoe Venditozzi, elle a lancé en 2020 une campagne pour obtenir des excuses publiques, une loi de pardon et un monument national. Les deux femmes animent aussi un podcast, « Witches of Scotland », au succès grandissant. « Le pardon est très important : il s’agit de changer le statut légal des victimes, de personnes condamnées, parce que sorcières au titre du Witchcraft Act de 1563, à personnes condamnées à tort », explique l’avocate.

« Il n’est pas question de juger les croyances de l’époque, nous ne sommes pas moralement supérieurs à ces gens qui croyaient aux sorcières », précise Mme Mitchell, mais il faut blanchir les condamnés, qui n’ont pas pu commettre les crimes de sorcellerie dont on les accusait. L’archéologue Douglas Speirs en est convaincu : « Dans dix ans, on se demandera comment on a pu parler des sorcières de cette manière, laisser nos enfants se déguiser avec des chapeaux pointus à Halloween. »


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