jeudi 10 novembre 2022

Du bon usage de la profanation en milieu tempéré

par Luc Vancheri, Professeur, université Lumière Lyon 2   publié le 9 novembre 2022 

Contrairement à ce qu’on leur reproche, les actions éco-militantes dans les musées ne profanent pas les œuvres. En scénographiant le simulacre de leur destruction, elles obligent à ne pas regarder ailleurs pendant que le monde brûle, selon l’universitaire Luc Vancheri.

De récentes actions militantes menées dans différents musées européens par des membres des collectifs Just Stop Oil et Ultima Generazione ont suscité une réprobation quasi unanime. En projetant une boîte de soupe sur des Tournesols (Van Gogh) ou en se collant directement sur la vitre de la Jeune fille à la perle (Vermeer), ces éco-militants ne faisaient pas seulement entrer la violence du monde dans les musées, ils commettaient une insupportable profanation symbolique.

C’est du reste ce que Léon de Laborde retenait du vandalisme dans son Glossaire français du Moyen Age (1872) : «C’est la profanation du culte des souvenirs par la domination […] de l’utilité publique.» Oubliant que le latin profano avait jadis désigné dans le droit romain le fait de remettre en circulation ce qui avait été consacré – est dit «profané» ce qui a été «rendu à l’usage et à la propriété des hommes» – leur violence fut ainsi jugée illégale, la justice y a vu un délit, et illégitime, on y a reconnu une rupture du pacte démocratique.

Fictions profanatrices et agressions bien réelles

Parler de profanation permettait toutefois de nous rappeler que le travail de sacralisation des œuvres d’art qui a accompagné le processus de sécularisation des sociétés modernes était maintenant achevé : les œuvres étaient sacrées et de tels gestes, aussi dangereux que les excès jacobins qui suivirent le 10 août 1792, devaient être lus à la lumière renouvelée du vandalisme révolutionnaire. «Je créai le mot pour tuer la chose», écrit l’abbé Grégoire dans ses Mémoires. Des commentateurs ont récemment ressuscité le mot dans l’espoir d’y voir périr à nouveau la chose. Le rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et les moyens de le réprimer (31 août 1794) a été le point de départ d’une politique de protection du patrimoine qui devait faire de la conservation matérielle des biens culturels la condition de leur transmission historique, avant que l’idée d’un patrimoine culturel immatériel ne soit ratifiée par la convention de l’Unesco du 17 octobre 2003. C’est à l’aune de cette longue histoire qu’ont été jugées et disqualifiées ces actions éco-militantes, refusant de retenir ce qui distingue ces fictions profanatrices des agressions bien réelles qui vandalisent des œuvres d’art contemporaines (Andres Serrano, Immersion – Piss Christ, Melbourne, 1997 ; Lund, 2007, Avignon, 2011 ; Anish Kapoor, Dirty Corner, Versailles, 2015).

Le mode opératoire de ces actions militantes varie peu et sa scénographie est en définitive fort simple. Elle consiste à choisir une œuvre dont l’escompte artistique est incontestable et à scénographier le simulacre de sa destruction. Force est de constater que la violence du geste tient moins à la réalité matérielle de ses effets – les œuvres sont protégées par des vitres – qu’à sa puissance imageante. Une fois admise la sacralisation des objets qu’une société reconnaît comme nécessaire à son fonctionnement symbolique il n’existe plus de différence entre la chose détruite et sa représentation.

Les photos décrochées du président de la République pour protester contre l’inaction du gouvernement en matière environnementale ont suscité la même indignation. Ces actions militantes déployées dans les mairies de France (2019) étaient pourtant fondées sur une très ancienne pratique juridique romaine, la Damnatio memoriae, qui permettait que l’on efface le portrait de celui qui était tombé en disgrâce, parce qu’il avait trahi son serment ou s’était soustrait à ses engagements.

Le conservatoire de l’expérience historique et le réel

S’il en va autrement avec les récentes actions menées dans les musées, que nous disent-elles qui ne figure pas explicitement dans ce qu’elles font ? Deux choses que nous traduirons dans le langage de l’art. La première nous demande de reconnaître qu’il arrive toujours un moment où «la métamorphose du monde en tableaux»(André Malraux, Saturne. Essai sur Goya, 1950) s’opère dans l’oubli du monde. C’est le constat sans appel qui nous est adressé : le monde brûle et nous regardons ailleurs. C’est en somme parce que les œuvres d’art se sont imposées comme le conservatoire de l’expérience historique que leur politique de conservation ne peut faire l’économie du réel.

Un film récent d’Alfonso Cuarón, Children of men (2006) nous a pourtant déjà prévenus de l’illusion qu’il y a de croire que les œuvres sont sauvées lorsqu’elles sont mises à l’abri : leur sauvegarde véritable ne commence qu’avec la préservation du lien historique qui va des œuvres au monde. La seconde exige que nous relisions les recommandations du Conseil international des musées (Icom) qui, en 1946, introduisait le principe d’une responsabilité historique devant l’humanité et imposait aux générations présentes la prise en compte d’un impératif moral à l’égard des générations futures. En débordant le cadre d’une stratégie située dans l’espace du débat politique sur les énergies renouvelables, cet activisme retourné contre un paysage de Constable, des tournesols de Van Gogh, le Laocoon du musée Pio-Clementino ou le Printemps de Botticelli ne fait pas offense à l’art, il constitue plutôt l’envers militant d’une installation proposée à l’occasion de la COP21 (2015) par Olafur Eliasson, Ice Watch. Installés devant le Panthéon les douze blocs de glace prélevés au Groenland ont fondu sous nos yeux médusés, irrémédiablement.

Une fois épuisée la litanie des réactions indignées, sans doute sera-t-il temps de reprendre l’histoire de tels gestes militants et de découvrir la beauté du courage politique de Phoebe Plummer depuis le lieu où elle s’est donnée en spectacle. Elle était au musée et elle n’a pas failli.


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