lundi 7 novembre 2022

Déprimés ou énervés par l’actualité, ces Français qui ont arrêté de s’informer

Par    Publié le 05 novembre 2022

L’afflux toujours plus touffu de nouvelles anxiogènes les déprime. Qu’ils trouvent les informations trop compliquées, trop négatives ou pas assez fiables, ils font le même constat : ça va mieux depuis qu’ils ont arrêté.

Photo mise en scène de Ben Zank.

Sanae Zerghani, 25 ans, a « compris que quelque chose partait en cacahuète » après avoir passé plusieurs soirées les yeux écarquillés, dans le lit de son appartement bruxellois, à se demander comment elle réagirait si la guerre arrivait jusque chez elle. Et que pourrait-elle faire face à une catastrophe climatique, des inondations comme au Pakistan, ou des incendies comme cet été dans le sud de la France ? « Le matin, je me réveillais et me rendais sur Google Actualités avant même d’avoir bu mon café. Même mon petit frère de 15 ans a entendu parler de la guerre en Ukraine sur TikTok. On n’est pas censés vivre dans le stress constant provoqué par Poutine et le réchauffement climatique. J’ai compris que les actualités me bouffaient et qu’il fallait que je me protège », rembobine l’étudiante en relations internationales.

Depuis quelques semaines, cette ancienne accro aux news s’est imposé de nouvelles habitudes : le soir, elle s’allonge devant un épisode de la série Grey’s Anatomy plutôt que d’allumer une chaîne d’informations en continu, elle a arrêté de consulter les applications de journaux sur son téléphone et se contente de se renseigner en ligne sur ses sujets de prédilection, comme la littérature ou les nouvelles technologies. Et même si certains de ses amis lui ont fait remarquer qu’il était de son devoir de s’informer pour rester au courant de l’état du monde, elle dit ressentir beaucoup moins de « colère » et de « désespoir » au quotidien depuis qu’elle a entamé cette diète médiatique.

Ces derniers mois, cette tentation de se couper de l’ensemble des canaux d’information se répand dans toutes les strates de la société. D’après une étude publiée par la Fondation Jean-Jaurès en septembre, 53 % des Français déclarent souffrir de « fatigue informationnelle ». Pour y faire face, de nombreux sondés disent mettre en place des stratégies de retrait : désactiver les notifications de son smartphone, surveiller le temps passé sur les écrans, éviter les chaînes d’info en continu…

L’aspect particulièrement anxiogène des actualités depuis la pandémie de Covid-19, l’accélération de la crise climatique et l’arrivée de la guerre en Ukraine ont forcément joué. Mais, parmi les facteurs qui les ont poussés à arrêter de s’informer, 34 % citent d’abord les débats jugés trop polémiques et agressifs, quand 32 % évoquent le manque de fiabilité des informations et 31 % l’impact négatif sur leur humeur ou leur moral. La tendance se double d’une défiance accrue envers le travail des journalistes : d’après l’enquête annuelle du Reuters Institute, seuls 29 % des Français déclarent avoir confiance dans les médias – un taux qui a baissé de neuf points depuis 2015.

« Une forme d’entre-soi »

La fatigue informationnelle touche des Français de toutes les classes sociales et de tous les âges. D’après David Medioni, journaliste et directeur de l’Observatoire des médias à la Fondation Jean-Jaurès, « les sondés les plus fatigués disent faire face à une avalanche d’informations non hiérarchisées, non contextualisées, dont ils n’auront jamais fait le tour. Sans l’avoir voulu ni contrôlé, ils baignent dans un flux permanent, à la télévision, dans les applications de leur smartphone, sur les réseaux sociaux. Certains sont tentés de se dire que ce n’est pas si grave de décrocher, puisque l’information d’aujourd’hui ne sera plus valable demain ».

Rachida Djaifri, éducatrice spécialisée de 62 ans, a arrêté de suivre l’actualité au cours de l’été, après avoir écouté les informations sur France Culture tous les matins pendant des années. « Je n’en pouvais plus de ce bavardage, de cette impression qu’on nous rabâche toujours les mêmes sujets sans pour autant nous aider à y voir plus clair. Les actualités sont très centrées sur Paris, sur les micmacs d’hommes politiques, avec une forme d’entre-soi, et des journalistes qui répètent en boucle des mots comme sobriété, résilience… Je n’ai pas l’impression qu’on me parle de la vraie vie quand j’allume la radio », déplore-t-elle. Installée à Paris, elle préfère désormais se réveiller au son de la musique diffusée sur FIP.

Pour Caroline Sauvajol-Rialland, autrice de l’essai Infobésité. Comprendre et maîtriser la déferlante d’informations(Vuibert, 2013), les causes de cette lassitude généralisée sont d’abord à chercher dans la surcharge d’informations que nous recevons chaque jour. « On sait que l’humanité a produit plus d’informations ces trente-cinq dernières années qu’en deux mille ans d’histoire, et que ce volume double tous les quatre ans », note la consultante.

D’après elle, cette abondance ne s’accompagne pas forcément d’une meilleure compréhension du monde : « Depuis l’invention de Google, nous vivons dans l’illusion que tout le monde peut tout savoir tout le temps. L’information brute est accessible partout, mais la connaissance ne l’est pas forcément. Les articles à valeur ajoutée proposant de l’analyse et de la réflexion de fond restent la plupart du temps payants, et demandent une certaine culture médiatique préalable. Beaucoup de gens manquent donc de repères pour se retrouver dans cette surcharge d’informations. »

« On sait que l’humanité a produit plus d’informations ces trente-cinq dernières années qu’en deux mille ans d’histoire, et que ce volume double tous les quatre ans », Caroline Sauvajol-Rialland, essayiste

Marie Desesbats, cadre de santé au Minihic-sur-Rance (Ille-et-Vilaine), pointe plutôt du doigt la violence des images diffusées à la télévision. Elle a grandi avec le journal télévisé, mais a progressivement pris ses distances avec ce rituel depuis la crise du Covid-19. « Ma fille de 6 ans commençait à me poser des questions sur les images des hôpitaux en Chine, je voyais que ça la touchait. Les scènes de guerre et de catastrophes naturelles ont un impact très fort sur notre mental. Récemment, j’ai rêvé qu’il y avait un tsunami chez moi et que je devais monter sur le toit de ma maison. J’ai déjà assez de complications au boulot. En famille, je veux retrouver un environnement simple », conclut la trentenaire. Elle dit préférer « vivre dans l’ignorance, quitte à être dans un monde de Bisounours, plutôt que de faire face à cette réalité tout sauf gaie ».

Le refus de s’informer est-il devenu une façon de prendre soin de sa personne ? Le sujet est aujourd’hui prisé par de nombreux coachs en développement personnel, qui incitent à se couper des actualités pour « se recentrer sur soi » et « préserver son énergie », comme le conseille sur YouTube Clémence Martin, créatrice de la chaîne The Positive Place.

Nicolas Desjardins, Grenoblois de 35 ans, a troqué les radios d’information pour RTL2 et RMC en décembre 2021, après une période difficile liée au décès de son grand-père. « J’étais triste et je n’avais pas envie d’ajouter de la négativité à mon quotidien. J’ai constaté que je vivais mieux sans. La plupart des informations ne me concernent pas vraiment, ne m’apportent pas de joie. Ne plus suivre l’actualité me permet de me sentir plus concerné par des activités plus personnelles : planifier des voyages, des activités sportives, être concentré sur mon travail », énumère l’ingénieur. Il y a quelques semaines, il est parti en randonnée à La Réunion, coupé d’Internet pendant dix jours. « Ça ne m’a pas manqué du tout. En rentrant, j’ai appris que la reine d’Angleterre était morte depuis plusieurs jours. Ça fait partie de l’histoire, mais je n’ai aucun besoin de le savoir à la minute où ça arrive, ni d’en entendre parler pendant des jours », remarque-t-il.

Une alternative nécessaire

Ce désintérêt pour l’information pourrait-il avoir un impact sur la vie collective ? Comment prendre des décisions communes si l’on n’a aucune connaissance des grands enjeux qui agitent la société ? L’enquête de la Fondation Jean-Jaurès montre que la fatigue informationnelle se double souvent d’une fatigue démocratique : 40 % des sondés se disent d’accord avec la proposition selon laquelle les sujets politiques « sont des choses trop compliquées et qu’il faut être un spécialiste pour les comprendre » – une opinion encore plus répandue chez ceux qui témoignent d’une lassitude envers les médias.

Lauriane Plessis, conseillère en clientèle à Saumur (Maine-et-Loire), a entendu parler de la guerre en Ukraine lors de conversations avec des collègues, et n’a pas du tout suivi la présidentielle : « J’ai vaguement regardé les programmes, ça me semble moins violent que les débats télévisés. Et puis j’ai voté blanc, comme toujours. Pour moi, qu’importe le politique au-dessus de notre tête, ça ne change pas grand-chose. »

Lauriane a complètement arrêté de suivre l’actualité depuis 2015 – selon elle, sa santé mentale en dépendait. « Notre rapport à l’information dépend beaucoup de notre capacité à prendre du recul sur le monde, chose difficile à faire pour moi… Quand je vois des nouvelles tristes, j’ai l’impression de porter le poids du monde sur mes épaules. J’ai fait des crises d’angoisse après les attentats de 2015, mon médecin m’a conseillé d’arrêter de regarder les infos », explique la vingtenaire, cheveux teints en roux vif et écarteurs aux lobes. Ses parents et ses grands-parents ont toujours regardé le journal télévisé de TF1, elle n’utilise son écran de télévision que pour les documentaires ou des séries Netflix. Et dit n’avoir jamais ressenti de « pression à [s’]informer » dans son entourage.

Pour éviter de déprimer complètement leur audience, des journalistes américains ont imaginé au cours des années 1990 les méthodes du « journalisme de solution »

Dans le paysage médiatique français, c’est devenu un enjeu crucial : comment continuer à attirer des lecteurs et des spectateurs dans un monde où l’injonction à s’informer semble prendre moins d’importance que le souci de préserver son bien-être ? Pour éviter de déprimer complètement leur audience, des journalistes américains ont imaginé au cours des années 1990 les méthodes du « journalisme de solution ». « Les techniques du journalisme classique sont utilisées, mais le principe, c’est qu’on ne s’arrête pas au constat d’un problème de société. On évoque une ou plusieurs solutions qui pourraient permettre de le résoudre », explique Pauline Amiel, directrice de l’Ecole de journalisme et de communication d’Aix-Marseille et autrice de l’essai Le Journalisme de solutions (Presses universitaires de Grenoble, 2020).

Cette nouvelle tendance arrive progressivement en France, notamment en 2007 avec le Libé des solutions, un numéro spécial annuel de Libération entièrement consacré aux remèdes possibles aux maux de notre époque. En 2020, la maison d’édition So Press annonce le lancement de So Good, un magazine trimestriel produit en partenariat avec la plate-forme de financement participatif Ulule. L’objectif : mettre en avant des porteurs de projets à impact positif.

Depuis la crise du Covid-19, cette tendance au journalisme feel good s’est accélérée, comme une alternative nécessaire aux avalanches quotidiennes de nouvelles catastrophiques. En novembre 2020, Le Monde met en place « Le Fil Good », une newsletter quotidienne composée d’une sélection de contenus « positifs » publiés dans le journal, rapidement suivie par 70 000 inscrits. A la suite de son interruption, en février 2022, la rédaction a reçu des dizaines de courriers de lecteurs « terriblement déçus » – et s’est donc décidée à relancer « Le Fil Good », au début du mois d’octobre.

« Self-Portrait in Polyester », 2021.

Au-delà du contenu des articles et des sujets de reportage, la façon dont les lecteurs s’approprient les médias peut avoir son importance. Au cours de l’étude sur la fatigue informationnelle, David Medioni a, lui, remarqué que les Français les moins « fatigués » sont ceux qui mettaient en place des rituels d’information bien précis, ou encore ceux qui consultent des médias bornés, avec un début et une fin, comme certaines newsletters thématiques, l’hebdomadaire Le 1 ou l’application La Matinale du Monde« Les médias eux-mêmes ont leur responsabilité », ajoute le journaliste, qui se dit « persuadé que les rédactions devraient arrêter d’envoyer des alertes en permanence ». « Il s’agit de mettre en place une logique de sobriété informationnelle, de ralentissement. S’interroger sur ce qui vaut la peine d’être publié, faire le tri entre ce qui contribue à la compréhension du monde et ce qui est dispensable. »

Pour Sanae Zerghani, les médias devraient « offrir des solutions aux problèmes, plutôt que de la peur ». Nicolas Desjardins, lui, aimerait qu’ils s’intéressent davantage « à l’humain, aux belles valeurs, plutôt que de répéter en boucle des informations non essentielles ». Lauriane Plessis, pour sa part, souhaiterait que les actualités soient mêlées à du divertissement et présentées avec humour, comme dans l’émission « Quotidien », sur TMC, qu’elle regarde de temps en temps. Dans tous les cas, elle ne compte pas se reconnecter à l’information de sitôt : c’est une question de bien-être.« Avec la crise écologique, j’ai l’impression qu’on va droit dans le mur. Je préfère ne pas observer toutes ces nouvelles dramatiques, parce que je ne pense pas pouvoir y faire grand-chose », résume-t-elle d’un ton las. Depuis qu’elle a coupé la télé, Lauriane dit se sentir beaucoup mieux. Pendant son temps libre, elle préfère peindre ou écrire des nouvelles de science-fiction. Son péché mignon : les récits postapocalyptiques.

Quel consommateur d’infos êtes-vous ?

Dans son enquête sur le rapport des Français à l’information, publiée le 1er septembre, la Fondation Jean Jaurès distingue cinq profils. Où l’on constate que la fatigue informationnelle peut toucher des personnes d’âges et de milieux très différents.

  • Les défiants oppressés : 35 %

Ce public est plutôt constitué de femmes issues de milieux modestes, qui tiennent à se tenir au courant tout en se sentant régulièrement dépassées par l’actualité, et ressentent donc une grande fatigue informationnelle. Malgré tout ce qu’elles peuvent lire ou regarder à la télévision, elles ont l’impression de ne pas « métaboliser » les informations. « Ces sondées disent souvent ne pas comprendre le langage des journalistes, et avoir l’impression que c’est un entre-soi qui leur est hermétique », note David Medioni, journaliste et directeur de l’Observatoire des médias au sein de la Fondation Jean-Jaurès. Souvent méfiantes envers les médias traditionnels, elles sont en recherche d’informations alternatives, notamment à travers des sites de fact-checking.

  • Les défiants distants : 18 %

Ces hommes au niveau de vie modeste consultent un peu les informations, mais ils témoignent d’une certaine défiance envers les médias et le monde politique. Ils sont souvent très pessimistes pour l’avenir de leur pays, mais se disent plutôt satisfaits de leur situation personnelle. Les défiants distants sont souvent en quête de médias alternatifs, et adhèrent parfois à des récits complotistes. Ils témoignent d’un fort sentiment d’impuissance, et d’une impression de ne pas avoir de liberté et de contrôle sur leur avenir. On retrouve, dans cette catégorie, de nombreux anciens membres du mouvement des « gilets jaunes ».

  • Les hyperconnectés épuisés : 17 %

Ils sont plus jeunes, urbains, diplômés, s’informent beaucoup sur Internet et se sentent un peu perdus dans ce flux incessant d’actualités. « Nous pensions que cette génération née avec les réseaux sociaux saurait s’y retrouver, mais l’étude montre qu’ils font partie de ceux qui souffrent le plus de la fatigue informationnelle », remarque David Medioni. Ils sont nés à un moment où les rituels d’information, comme le JT ou la lecture d’un quotidien, étaient battus en brèche, et n’ont pas mis en place de nouveaux protocoles. Pour eux, l’information est omniprésente, mêlée à la vie personnelle et au divertissement. « Ils déclarent souvent avoir du mal à hiérarchiser les informations, à prendre une décision par rapport à ce qu’ils ont lu ou vu. Beaucoup disent n’avoir rien retenu, et ne pas savoir quelle information est importante », relève David Medioni.

  • Les hyperinformés en contrôle : 11 %

Plutôt âgés et masculins, souvent retraités et issus d’un milieu privilégié, ils se distinguent par une pratique très dense de l’information, notamment en ce qui concerne la politique. Malgré leur grand intérêt pour l’actualité, ils ne disent pas souffrir de fatigue informationnelle. « Les hyperinformés en contrôle ont connu les rituels d’informations qui précédaient l’arrivée du numérique, et c’est sûrement pour cela qu’ils ne sont pas dépassés, explique David Medioni. Ils ont gardé certains réflexes du monde d’avant, savent s’y retrouver parmi les médias traditionnels. »

  • Les « ne sait pas »/non-concernés : 19 %

Ils consomment peu d’informations, tout comme ils s’intéressent assez peu à la politique. Le profil type de cette catégorie : des hommes et des femmes d’âge moyen, en couple, avec des enfants, habitant dans de petites villes, et se disant plutôt satisfaits de leurs conditions de vie. Sans faire preuve d’une défiance particulière, ils ne se sentent tout simplement pas représentés ni concernés par les médias.

L’enquête a été réalisée en ligne par l’ObSoCo, du 5 au 12 avril, sur un échantillon de 1 000 personnes représentatif de la population de France métropolitaine âgée de 18 à 75 ans.


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