lundi 3 octobre 2022

« La révolte antitchador des Iraniennes renvoie la gauche à une question qui ne cesse de la fracturer »

Philippe Bernard  Editorialiste au « Monde »

Publié le 

Même si les contextes diffèrent, la réalité iranienne d’un voile instrument d’oppression politique heurte les schémas qui tendent à le présenter comme un strict choix individuel, observe, dans sa chronique, Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Un soulèvement populaire contre l’oppression, des femmes héroïques à l’avant-garde pour l’égalité, une dictature ébranlée : la révolte de la société iranienne depuis la mort, le 16 septembre, à Téhéran, de Mahsa Amini, 22 ans, après son arrestation par la police des mœurs, magnifie bien des valeurs que la gauche a portées tout au long de son histoire. Logiquement, les défilés au cri de « femme, vie, liberté », le spectacle incroyable des Iraniennes arrachant leurs foulards et les brûlant dans des feux de joie, auraient dû susciter des cortèges de soutien massifs et des actions de solidarité enthousiastes.

Bien sûr, des mouvements féministes et des élus de gauche ont participé à des rassemblements, publié des communiqués de soutien. Le Parti socialiste a « salué le courage des femmes iraniennes » et La France insoumise (LFI) a rendu hommage à « une révolution citoyenne de la jeunesse iranienne ». Mais les manifestations ont été tardives, peu suivies, et les commentaires limités à des généralités. Comme si les « insoumis » et les Verts, empêtrés dans leurs affaires mêlant violences faites aux femmes et batailles de leadership, n’avaient guère d’énergie à consacrer à un événement international majeur.

En réalité, la révolte antitchador des Iraniennes renvoie la gauche à une question qui n’a cessé de la fracturer depuis 1989, année de la fatwa contre Salman Rushdie lancée par l’ayatollah Khomeyni, et de l’exclusion d’élèves voilées d’un collège de Creil. Le foulard islamique est-il un accessoire vestimentaire dont la signification relève strictement de la libre interprétation individuelle ou bien un vecteur politique de domination ? La première réponse est majoritaire au sein de la gauche réunie dans la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes).

Instrument d’oppression politique

« Si vous décidez comment les femmes doivent s’habiller, vous ne vous en sortirez pas », affirmait Jean-Luc Mélenchon, sur C8, en février, en évoquant le foulard des « grands-mères bonnes catholiques », qui « n’était pas un problème ». Un positionnement à rapprocher des 69 % des voix des électeurs musulmans, selon une étude de l’IFOP, que le leader de LFI a recueillies au premier tour de l’élection présidentielle d’avril. Quant à Sandrine Rousseau (Europe Ecologie-Les Verts), lors d’une interview sur LCP, fin 2021, elle disait se « désespér[er]que le corps des femmes et la manière dont elles habillent leur corps soient encore un sujet ». Affirmant que « les femmes qui sont voilées, ce n’est pas l’islam politique », elle estime que certaines « portent [le voile pour des raisons] qui sont juste un embellissement ».

L’ennui est que les événements d’Iran disent tout autre chose. Les manifestants qui affrontent les forces de l’ordre visent le voile en tant que clé de voûte d’un régime autoritaire dont le caractère religieux sert de paravent aux militaires au pouvoir. L’asservissement des femmes, par la criminalisation de toute tenue non conforme, y commande la mise au pas de toute la société. « Maintenir les femmes sous le voile, c’est maintenir la société sous le joug du droit islamique traditionnel. L’élite [du régime iranien] corrompue et répressive a besoin de ce bouclier de l’asservissement des femmes pour conserver son pouvoir », analyse, dans L’Obs, le sociologue franco-iranien Farhad Khosrokhavar. La dénonciation est d’autant plus forte qu’elle n’est pas inspirée par l’Occident et qu’elle vient de femmes étiquetées elles-mêmes comme musulmanes.

Cette réalité iranienne d’un voile instrument d’oppression politique sous le couvert de la religion heurte les schémas qui, dans les pays où l’islam est minoritaire, tendent à présenter le voile soit comme un simple « morceau de tissu », soit comme un instrument d’émancipation, de résistance à une société postcoloniale, voire d’expression d’un féminisme islamique. Les femmes iraniennes contrarient aussi la rhétorique de ceux qui, en Occident, considèrent toute vision critique du port du voile comme une insupportable « appropriation culturelle ».

Motivations multiples et intimes

Sur son blog, le 23 septembre, Jean-Luc Mélenchon salue les événements d’Iran comme « un événement féministe majeur », tout en affirmant que « le foulard retiré ou brûlé n’est sans doute pas un objet de “lutte” en soi ». Il passe sous silence la centralité du foulard en question dans le système répressif iranien, le rôle d’étendard qu’il a joué depuis que la révolution islamique de 1979 l’a imposé en symbole de modernité, en norme musulmane, et l’arme mondiale de l’islamisme politique qu’il est devenu depuis lors.

« Le succès de la révolution iranienne (…) joue un rôle capital dans l’incroyable recrudescence du voile à la surface du globe à partir des années 1980, là où on ne le voyait pas, là où on ne le voyait plus et même là où on ne l’avait jamais vu », constate la grande reporter Chantal de Rudder. Son enquête internationale Un voile sur le monde (L’Observatoire, 2021) illustre la multitude des instrumentalisations politiques du voile dans différents pays, ainsi que l’extrême diversité des motivations des femmes qui le portent.

Pas question en effet de nier le gouffre qui sépare les contextes iranien et français : la loi iranienne rend le port du voile obligatoire pour les femmes et tient les contrevenantes pour des criminelles ; la loi française protège le droit des femmes qui choisissent de le porter tout comme la liberté de celles qui le refusent. Quant aux motivations, on sait à quel point elles sont, en France, multiples, intimes et loin d’être toujours synonymes de soumission. Personnelles, elles n’ont d’ailleurs pas à être exposées.

Rien ne devrait donc empêcher les progressistes français à la fois de défendre le droit des femmes à porter la tenue qui leur plaît sans avoir à en rendre compte à quiconque, de dénoncer toutes les formes de haine contre les musulmans, sans jamais oublier de rappeler que le foulard est aussi un instrument d’oppression ailleurs dans le monde et une puissante arme politique transnationale.


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