lundi 3 octobre 2022

Chronique «Points de vie» En amour, nous sommes tous des «amateurs», par Emanuele Coccia

par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)  publié le 1er octobre 2022

Le patriarcat s’est construit grâce aux relations amoureuses et non contre elles, si bien que la libération des genres ne peut se faire qu’en repensant l’amour. Si Eros a divisé les genres et les a mis en guerre les uns contre les autres, c’est aussi lui qui devra les recomposer sous une forme plus équilibrée.

C’est à cause de lui que nous faisons tout ce que nous faisons et pensons. Et c’est grâce à lui, également, que nous ne faisons pas ce que nous ne pouvons pas faire. L’amour, sous toutes ses formes, de l’amour pour le corps d’une autre personne exprimé dans le sexe à l’attachement à une personne que nous n’avons jamais rencontrée, est la raison et la fin de toutes nos actions, sa source et son but. Bien plus que le bonheur. Pourtant, nous ne savons rien de l’amour : nous ne savons pas comment aimer et nous ne savons pas vraiment jusqu’où il est possible d’aller avec le pouvoir que l’amour transmet à nos corps et à nos esprits.

C’est en partie parce que nous l’avons toujours confondu avec un sentiment. L’amour n’est pas une émotion. C’est une force. Ou plutôt, c’est la force la plus violente et la plus imposante qui puisse affecter un être vivant, car c’est la force qui permet à la vie de se donner une forme et de prendre toutes les formes. Et face à cette force et à son usage, il est impossible d’accumuler des compétences. Nous sommes toujours des «amateurs» en amour. Débutant·e·s absolu·e·s.

Eros a été le plus grand esclavagiste, le violeur le plus odieux

D’autre part, les expériences que nous avons vécues au cours des derniers siècles ont été plus que dramatiques. Nous avons du mal à l’admettre, mais l’amour tel que nous en avons parlé et l’avons vécu a été l’espace d’une horreur. En fait, clairement, de la plus atroce des horreurs. Il n’est pas nécessaire d’être une féministe ou une militante LGBTQIA+ pour le reconnaître : l’amour a été le lieu et l’instrument de la domination la plus odieuse et la plus perverse de l’histoire humaine, celle du genre. C’est à cause de l’amour que les genres se sont divisé, c’est surtout par l’amour qu’un genre a dominé l’autre et l’a empêché d’accéder aux formes de liberté les plus fondamentales. Le patriarcat s’est construit grâce aux relations amoureuses et non contre elles. C’est aussi ce que le mouvement #MeToo a montré : loin d’être l’expérience de la libération, le sexe a été l’un des instruments d’assujettissement et de violence les plus répandus dans notre histoire récente. Eros a été, au cours des cinq derniers siècles, le plus grand esclavagiste, le violeur le plus odieux et le plus violent des vies humaines. Il est important de le souligner pour deux raisons : pour éviter d’avoir des visions idéalisées et toutes chrétiennes de l’amour, et pour saisir toute son ambiguïté. Eros est une force, et c’est une force par laquelle toute vie peut prendre ou perdre sa forme pour toujours.

Deuxièmement, parce que ce n’est qu’en réformant l’amour que nous pouvons vivre mieux. En termes plus clairs : la libération des genres ne peut se faire qu’en repensant l’amour. C’est pourquoi, après tout, cela n’a aucun sens de parler d’une théorie du genre sans développer une théorie de l’amour. Le genre n’est pas une détermination autonome de l’identité : c’est seulement le chemin, la conscience et la pratique qui permettent à chaque personne de rendre possible l’expérience de l’amour. Le genre est toujours et seulement une forme et une spécification de l’éros et non une forme de l’individu. Elle définit seulement, dans chaque individu, les combinaisons qui nous permettent d’aimer – les conséquences de l’amour. C’est pourquoi cela n’a aucun sens de réfléchir au genre sans réfléchir à l’amour. C’est Eros qui a divisé les genres et les a mis en guerre les uns contre les autres ; c’est Eros qui devra les recomposer sous une forme plus équilibrée.

D’autre part, ce que la révolution des genres en cours aujourd’hui demande à l’amour est quelque chose qui n’a jamais eu lieu jusqu’à présent : la réforme des formes élémentaires de la parenté. Les gays, les lesbiennes, les bisexuels, les transgenres et toute la longue lignée de militant·es queer ne se battent certainement pas pour défendre une identité. Ils travaillent à faire de l’ordre social un ordre purement érotique, et non plus patrimonial et généalogique. Nous n’y pensons jamais assez, mais au cours des cent cinquante dernières années, nous avons assisté à une énorme révolution. La parenté, l’ordre d’association des êtres humains qui définit la structure pré-politique de notre société, n’est plus définie par des besoins patrimoniaux ou reproductifs mais veut de plus en plus être définie par l’amour. Le mariage n’est plus le contrat qui unit la production de la richesse (et l’administration de la richesse privée) et la reproduction de la force de travail. C’est l’ordre défini par l’amour. Nous essayons de faire de la parenté la simple conséquence du fait qu’un corps aime d’autres corps. Sans aucune autre détermination. Après des siècles d’esclavage, ce n’est certainement pas une tâche facile. Pourtant, il n’y a rien de plus urgent. Et rien de plus important.


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