jeudi 27 octobre 2022

Au Sénégal, un centre psychiatrique associe les familles à la prise en charge des patients

Par   Publié le 26 octobre 2022

« L’Afrique en thérapie » (8). Dans cet établissement qui s’inspire des préceptes de « l’école de Dakar », chaque malade est hospitalisé avec un accompagnant qui partage sa chambre.

Dans le centre psychiatrique Emile-Badiane de Kenia, au Sénégal.

« Il est sous quel traitement ? Il me semble très imprégné », demande Pape Ibrahima Sané à l’infirmière qui fouille dans le dossier de Mohamed, 25 ans, interné depuis trois jours. Chaque mercredi, le médecin parcourt les coursives du centre psychiatrique Emile-Badiane de Kenia, en périphérie de Ziguinchor, pour rendre visite aux malades. Au milieu de grands manguiers, citronniers et bananiers, 18 cases ont été disposées en cercle autour de la place centrale pour accueillir les patients et ceux qui les accompagnent – souvent un membre de leur famille ou un proche.

C’est l’une des particularités de cet établissement de Casamance, dans le sud du Sénégal : « La famille a un rôle de cothérapeute », explique le docteur Adama Koundoul, médecin chef du centre depuis 2010. Chacun des 18 malades est hospitalisé avec un accompagnant qui partage sa chambre. « Ma mère reste avec moi, elle me lave, me prépare à manger et m’encadre. C’est rassurant », témoigne Pape Boye, un patient de 31 ans qui sortira bientôt du centre après y avoir passé un mois. En plus d’assister le malade dans la vie quotidienne, l’accompagnant permet de maintenir un lien avec le reste de la famille et de la société, et d’éviter son isolement, alors que les problèmes de santé mentale sont encore stigmatisés.

Une prise en charge inspirée des préceptes de « l’école de Dakar », fondée par les psychiatres français et sénégalais Henri Collomb et Moussa Diop à la fin des années 1950. En rupture avec la psychiatrie coloniale, les deux hommes portaient une attention particulière à l’environnement socioculturel des malades. Au début des années 1970, ils ouvrent au Sénégal deux « villages psychiatriques » où les patients peuvent venir s’installer avec toute leur famille. « Le but était d’humaniser les soins, explique le docteur Koundoul. Henri Collomb passait tous les mois. Seul l’infirmier-chef qui logeait sur place distribuait les traitements. »

Les rescapés du « Joola »

L’actuel centre Emile-Badiane était l’un de ces « villages ». Mamour Fall, un ancien patient désormais stabilisé, y vit depuis 1975. « Contrairement à aujourd’hui, le village n’avait pas de gardien ni de clôture. Nous étions libres de circuler et les habitants voisins venaient prendre le thé ou jouer aux dames avec nous », se rappelle le doyen, qui aide aujourd’hui au fonctionnement du centre et partage son expérience avec les patients lors de groupes de parole.

Mais à la fin des années 1990, le village tombe en désuétude après le départ à la retraite de l’infirmier-chef, pas remplacé. Il faut attendre 2006, quatre ans après le naufrage du bateau Le Joola – qui a fait près de 2 000 victimes, dont 971 à Ziguinchor –, pour que le complexe devienne un centre de soins psychiatriques. Les rescapés et les familles de naufragés y sont suivis un temps, mais les moyens manquent. Aujourd’hui encore, les dotations de l’Etat ne représentent que 13 % du budget du centre, selon Adama Koundoul.

En 2019, un rapport sur la santé mentale du ministère sénégalais de la santé soulevait « l’insuffisance des ressources humaines, de personnels qualifiés, de budget alloué et l’indisponibilité des psychotropes ». Le pays compte 38 psychiatres et 363 lits, tandis que près de la moitié des treize structures psychiatriques fonctionnelles sont concentrées à Dakar.

Chaque semaine, les proches des malades se retrouvent dans un groupe de parole pour échanger avec le personnel soignant

L’équipe médicale de Kenia n’est pas particulièrement bien lotie. Quatre fois par semaine, les deux psychiatres du centre consultent les nouveaux patients et les cas les plus sévères, tandis que six infirmiers, débordés, font le suivi mensuel des patients stabilisés. Près de 63 000 dossiers ont été ouverts depuis 1974, essentiellement pour des personnes atteintes de schizophrénie, de bouffées délirantes aiguës et d’épilepsie. D’où l’importance des accompagnants, qui jouent aussi le rôle complémentaire d’aides-soignants auprès des personnes hospitalisées.

Chaque semaine, les proches des malades se retrouvent dans un groupe de parole appelé « keloumag » (« causerie sous l’arbre à palabre », en langue diola) pour échanger avec le personnel soignant sur les difficultés et solutions qu’ils rencontrent. Une activité qui s’inscrit dans l’héritage des discussions instaurées par Henri Collomb dans les villages psychiatriques, elles-mêmes inspirées des coutumes et traditions sénégalaises.

Des patients venus des pays voisins

A Kenia, les consultations de médecine générale coûtent 200 francs CFA (0,30 euro), les hospitalisations 2 500 francs CFA par jour, les analyses de laboratoire ou les consultations psychiatriques 4 000 francs CFA, et les séances d’électroencéphalogramme (actuellement en panne) 10 000 francs CFA. Autant de services qui attirent des patients de la sous-région, de la Gambie aux deux Guinées voisines.

C’est le cas de Seynabou Mané, âgée de 57 ans et venue de Guinée-Bissau avec sa fille. « Elle a des crises de logorrhée où elle répond à des voix qu’elle entend dans sa tête », raconte celle-ci, qui remarque qu’elle est très agitée. « Il s’agit d’une bouffée délirante aiguë, elle a des pertes de contact avec la réalité », traduit le docteur Koundoul, qui lui prescrit un traitement neuroleptique « ancien », qui a des effets secondaires mais est moins cher. « Les nouvelles générations de médicaments sont en rupture de stock au niveau national, comme souvent », regrette-t-il.

Pour le docteur Adama Koundoul, « la religion et le soutien de la famille renforcent mentalement les patients »

Ce jour-là, le docteur Koundoul reçoit Mme Sané, 27 ans, qui souhaite garder l’anonymat. Première femme d’un ménage polygame, la jeune mère d’un nourrisson de 8 mois explique qu’en plus du décès de ses parents, elle doit faire face aux conflits récurrents avec sa coépouse. Après avoir été mise en confiance, elle raconte d’une voix basse qu’elle n’arrive plus à dormir depuis des semaines car elle « pense trop » et qu’elle se « fâche rapidement »« C’est un trouble dépressif réactionnel dans un contexte de post-partum », conclut le médecin, qui lui prescrit des antidépresseurs.

Avant de lui tendre l’ordonnance, il lui demande si elle prend des traitements traditionnels. « Par précaution, je fais attention aux mélanges et je dis aux patients d’arrêter de boire des potions. Mais ils peuvent continuer à faire les rituels ou les bains, à s’enduire le corps ou à porter des gris-gris, car ces croyances, la religion et le soutien de la famille les renforcent mentalement », explique le psychiatre, qui replace toujours le patient dans son contexte culturel et religieux afin d’allier médecine psychiatrique et thérapies traditionnelles.

Un atelier d’art-thérapie

En Casamance, où les rites animistes sont encore très présents, presque tous les patients se tournent d’abord vers les guérisseurs traditionnels avant de venir consulter, parfois tardivement. « Beaucoup croient que leur maladie est liée au mystique et à un djinn [un esprit] », explique le psychiatre Pape Ibrahima Sané, qui connaît bien la culture et les croyances de sa région. « Selon les familles, les guérisseurs soignent la cause de la maladie, tandis que les médecins soignent les symptômes, remarque le docteur Koundoul, qui respecte leur interprétation. L’essentiel, c’est que le patient soit stabilisé et puisse s’insérer dans la société. »

Ababacar Diallo, hospitalisé depuis une semaine, n’entend plus les voix qui l’empêchaient de dormir. Suivi depuis plusieurs mois, il avait rechuté après avoir arrêté ses médicaments sous la pression de sa famille, qui lui disait que « cela ne servait à rien ». Désormais, il peut participer avec sérénité à l’atelier d’art-thérapie. « Dessiner ou peindre leur permet de sociabiliser », se réjouit le peintre Michael Daffé, qui anime les activités paramédicales avec une bénévole espagnole. Ce jour-là, Ababacar Diallo est assis avec une dizaine de patients autour d’une table à l’abri de la pluie. « Je suis très ému et je me sens libéré », se réjouit-il.


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