jeudi 1 septembre 2022

« A Pékin comme à Moscou, les dirigeants politiques estiment être seuls en mesure de dire ce qu’est la vraie identité »

Publiée 1er septembre 2022


CHRONIQUE

Alain Frachon

Editorialiste au « Monde »

Les autocraties se défendent en vantant les mérites de la « rééducation » des peuples ou des pays déviants. Une expression qui renvoie aux pires moments du stalinisme et du maoïsme, explique, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».

Les situations sont différentes, mais les mots sont les mêmes et l’intention semblable. Moscou veut « dénazifier » l’Ukraine. Comprendre : « russifier » ou « rerussifier » ce grand voisin du Sud tenté par « l’occidentalisation » – mal absolu, selon Vladimir Poutine. Et Pékin, de son côté, prévoit de « resiniser » Taïwan, accusé de dérive antichinoise. Ce n’est pas seulement l’autonomie ou l’indépendance de facto de l’île qui est visée, mais, d’abord et surtout, sa pratique de la démocratie, « à l’occidentale ».

Les autocraties se défendent en vantant les mérites de la « rééducation » des peuples ou des pays déviants. L’expression renvoie aux pires moments du stalinisme et du maoïsme – les camps et la terreur. Mais les héritiers du pouvoir à Moscou et plus encore à Pékin croient dans l’ingénierie politico-psychologique, la manipulation des esprits par la force. On peut former un homme nouveau, forcer les consciences et lessiver les cerveaux, en somme faire d’un soi-disant « Ukrainien » un bon Russe, et d’un Ouïgour un grand Han (ethnie dominante en Chine) ! Mauvais souvenirs.

Poutine disait en février que l’Ukraine, terre de culture russe au sens large, était en passe d’être dérussifiée et, selon lui, tant d’ingratitude justifiait la guerre – les milliers de morts, les millions de réfugiés, la destruction de l’économie de ce voisin que l’on assure chérir ! Dans les 20 % de l’Ukraine aujourd’hui conquis par la Russie, on s’attache à « rééduquer ».

Fini l’ukrainien, il n’y a plus qu’une seule langue, le russe, qu’une seule devise, le rouble, qu’un seul mot d’ordre : « Nous formons un peuple unique. » Les panneaux de signalisation sont en russe. Le réseau téléphonique ukrainien est condamné, les territoires occupés sont raccordés au réseau de la Russie. On va changer les livres d’histoire, place aux manuels scolaires importés de Moscou. Internet est censuré. Aujourd’hui exilé, Dmytro Butriy, ancien fonctionnaire de la mairie de Kherson, cette ville du sud du pays capturée dès le début de la guerre, dit au Financial Times (du 5 août) : « Toutes leurs actions n’ont qu’un objectif, détruire l’identité ukrainienne. »

Des sessions d’endoctrinement

Tristement célèbres pour avoir été testés en Tchétchénie, des « camps de filtration » se chargent de « trier » parmi les Ukrainiens occupés. Citant des témoignages recueillis sur place par la presse ou auprès de diplomates occidentaux et d’ONG, le New York Times (du 1er août) décrit le sort réservé aux éléments jugés irrécupérables : « Enlèvements, tortures et exécutions de responsables politiques et culturels ukrainiens. »

Parmi les nombreux « disparus », on compte des enfants, mineurs isolés ou trouvés dans des orphelinats ukrainiens et transférés de force en Russie. Combien ? Des milliers, assure un collectif d’intellectuels et de pédopsychiatres français (Le Monde du 2 août). A quelle fin ? Certains sont « en cours de rééducation », déclare, le 31 mai, Maria Lvova-Belova, la commissaire aux droits de l’enfant auprès de la présidence de la Fédération de Russie. La rééducation, bien sûr.

Camps de rééducation ou camps de « formation professionnelle », des centaines de milliers de musulmans chinois, notamment Ouïgours du Xinjiang, sont passés par là. Au nom de la lutte contre le radicalisme islamique, femmes et hommes ont été internés des mois durant, interrogés sur leurs pratiques religieuses, condamnés à des sessions d’endoctrinement quotidiennes.

Ce n’était pas là seulement volonté d’intimider ou de terroriser toute une population. Commentant les violences et les crimes perpétrés au nom de la Révolution culturelle maoïste (1966-1971), le sinologue Simon Leys (1935-2014) décrivait aussi « une résurgence inconsciente de la mentalité confucéenne qui, paradoxalement, imprégnait en profondeur toute l’infrastructure psychologique du maoïsme » et, notamment, cette « omnipotence prêtée à l’éducation » : « pourvu que l’on éduque le délinquant, on l’amènera nécessairement à s’amender ».

Contamination idéologique

Et sans doute Xi Jinping, qui réhabilite volontiers Mao, partage-t-il, lui aussi, cette conviction qu’on peut, en rééduquant, éliminer « les mauvaises pensées ». Les Taïwanais sont prévenus. Si la « réunification » avait lieu aujourd’hui, il faudrait « rééduquer » la population de l’île, confiait, pendant l’été, Lu Shaye, l’ambassadeur de Chine en France. L’objectif, expliquait le diplomate, sur BFM-TV puis LCI, sera de transformer les Taïwanais en « patriotes chinois » parce que le régime de Taipei les soumet à une « propagande de désinisation » – de même que les Ukrainiens avant la guerre étaient en voie de « dérussification », selon Poutine.

A Pékin comme à Moscou, les dirigeants politiques estiment être seuls en mesure de dire ce que sont la vraie identité chinoise et la vraie identité russe. Pourtant la mémoire chinoise, dans sa profondeur plurimillénaire, est, à bien des égards, mieux conservée à Taipei qu’à Pékin, où l’on censure des pans entiers de l’histoire du pays ; cependant que celle de la saga russe, dans toute sa richesse, est mieux assurée à Kharkiv ou à Odessa, dans l’Ukraine d’aujourd’hui, que dans la Russie de Poutine où l’organisation non gouvernementale Memorial est écrasée et le passé accommodé à la sauce officielle.

Reflet d’une contamination idéologique « occidentale », l’attachement des Taïwanais à la démocratie ne vaut pas plus que celui des Ukrainiens, disent en chœur Xi Jinping et Poutine. Le destin de tout Chinois est d’être soumis à la pesante tutelle de Pékin. Et le destin d’un pays qui appartient, en partie, à la sphère culturelle russe est d’être politiquement assujetti à Moscou. Mais les peuples, alors ? S’ils ont pu être « contaminés », on saura les décontaminer. En les rééduquant.


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