dimanche 18 septembre 2022

Cliché Photo : dans les jurys du cinéma, à l’Assemblée, dans les labos... cherchez la femme

par Elisabeth Franck-Dumas  publié le 16 septembre 2022

Dans «Une seule femme», la documentariste américaine Immy Humes rassemble des clichés de groupe où une seule femme apparaît, coincée entre des hommes. Un regard drôle et sévère sur la très lente intégration des femmes au sein des pouvoirs politique, médiatique, scientifique ou artistique.

Allez-y, plissez les yeux. Concentrez-vous. Vous finirez bien par la trouver. Qui ? Eh bien la femme ! La seule et l’unique, la robe isolée dans ce gigantesque mille-pattes de costards d’hommes, ces membres du Congrès américain de 1918. Dans le livre où se trouve l’image, une petite flèche signale Jeannette Rankin (merci, c’est sympa), première femme élue à la Chambre des représentants, pour l’Etat du Montana (elle était républicaine). La photo a, pour nos yeux de 2022, quelque chose d’hilarant qu’elle n’avait sans doute pas à l’époque – le ridicule de ces hommes pas du tout gênés, pas du tout consternés de s’afficher ainsi dans toute la majesté de leur entre-soi. Le fou rire nerveux que suscite bien souvent le livre, qui tient avant tout au comique involontaire de répétition, est un des paradoxes d’Une seule femme (Phaidon), élégant petit tome très documenté consacré par la cinéaste documentaire américaine Immy Humes à une centaine de femmes qui, entre 1862 et 2020, se sont trouvées, un jour ou l’autre, à figurer sur une photo où elles étaient prises en sandwich par des hommes, parfois énormément d’hommes.

Imagerie type photo de classe

Le trajet que décrit le livre, c’est celui de la très lente intégration des femmes aux structures de pouvoir, qu’il s’agisse d’univers d’artistes, de dentistes, de journalistes, de brigands (!) ou d’hommes d’affaires, lesquels s’accommodaient avec plus ou moins mauvaise grâce de leur présence. Toutes ces exceptions confirment une règle, souligne Immy Humes, celle «que les femmes n’avaient pas leur place» là où elles se trouvaient. Une des photos les plus récentes montre la cinéaste Jane Campion au milieu d’un phalanstère de mecs, c’est-à-dire le Festival de Cannes, seule à figurer parmi 32 comparses ayant, comme elle, reçu une palme d’or. Nous sommes en 2007.

La somme réunie, qui n’est «ni représentative, ni rigoureuse, ni savante, ni politique», développe abondamment une imagerie type photo de classe, posée et répondant à des codes précis, mais aussi quelques clichés plus spontanés de reportage. On y croise des têtes connues et des sommités (les autrices Colette et Nathalie Sarraute, les prix Nobel Marie Curie et Rita Levi-Montalcini, la journaliste Martha Gellhorn, les artistes Elaine de Kooning et Frida Kahlo, les femmes politiques Benazir Bhutto et Satsuki Katayama…) mais ce sont les anonymes, ou quasi anonymes, qui intéressent davantage. Car face à chaque photo, une notice explicative détaille, lorsque c’est possible, la biographie de la femme en question.

«Une exception pour les harpistes»

Ainsi apprend-on, grâce à la harpiste Alice Chalifoux, que l’on a du mal à retrouver dans la nuée masculine formée par l’orchestre de Cleveland en 1946, que si «les orchestres symphoniques ont mis énormément de temps à intégrer des femmes», ils faisaient parfois «une exception pour les harpistes». Pourquoi les harpistes, mystère. Mais l’exception dit par ricochet quelque chose sur la haute estime en laquelle on tient la harpe (une fois Internet consulté, l’on apprend grâce à une étude de 2018 portant sur les plus grands orchestres du monde que 94 % de leurs harpistes sont des femmes, et 100 % des trombonistes et tubistes des hommes).

Tous les profils retenus ne sont pas nécessairement édifiants – ainsi croise-t-on l’Américaine Lisette Dammas, seule femme membre du jury qui jugea coupables les époux Rosenberg accusés d’espionnage en 1951, ou la Britannique Gertrude Bell, présentée comme «colonialiste», spécialiste du Moyen-Orient parlant couramment l’arabe, le persan et le turc, qui était contre le droit de vote des femmes et avait créé une association militant en ce sens…

«Interdit aux femmes»

Madeline Linford, première rédactrice en chef du Guardian, est immortalisée dans une photo antérieure à ce fait de gloire, qui date de 1921, alors qu’elle travaillait encore au Cross Street Journal. Elle devait y produire une rubrique destinée à «la femme intelligente» (noter l’usage rendu savoureux, dans ce contexte, du singulier.) C’est l’occasion de remarquer qu’il y a, dans Une seule femme, beaucoup de «premières», catégorie désignée par l’autrice elle-même, laquelle a rangé les femmes retenues dans une typologie incluant aussi les «mascottes» (la jolie fille mettant en valeur l’équipe sportive), le symbole (la cinéaste chargée de faire oublier toutes celles qui ne sont pas là) et les métiers genrés, type cuisinière ou modèle, permettant, sur la pointe des pieds, de pénétrer des univers masculins.

Parmi les «premières», ultra-majoritaires, se trouve Andrea Motley Crabtree, première plongeuse noire de l’armée américaine, qui savait souder sous l’eau mais dut abandonner son poste, dans les années 80, lorsqu’il fut «interdit aux femmes». Ou Katharine Graham, première présidente du Washington Post, et première femme au conseil d’administration de l’Associated Press. Elle fait littéralement tache, dans son tailleur bleu, face à tous ces mâles grisâtres. A-t-elle été mise au premier rang pour le symbole, ou parce qu’elle risquait sinon de disparaître ? Et l’on trouve également Shirley Chisholm, première femme noire élue au Congrès américain, dont le portrait est l’occasion pour Humes de citer les propos pertinents de la cinéaste Shola Lynch, réalisatrice d’un docu sur Chisholm. «Il faut être prudent, voire méfiant, vis-à-vis du simple terme “première”, juge-t-elle. Reléguer Shirley Chisholm au rang de première la rend immortelle, effaçant ainsi les efforts et le courage qu’il a fallu pour suivre ses principes. Cela la sort également du contexte des luttes historiques et du militantisme.» Et puis, comme le raconte bien le livre, «première» est un gage de promesse souvent trompeuse. Il sous-entend un défilé instantané de deuxièmes, de troisièmes, de quatrièmes… Alors que pour voir la suite, il a souvent fallu attendre une éternité.

Une seule femme, Immy Humes, ed. Phaidon

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