La nouvelle crise des urgences, qui a obligé nombre de services à fermer leurs portes cet été, est le symptôme d’une détresse de notre système de santé qu’on aurait tort d’imputer aux seules questions démographiques. Elle est aussi la conséquence d’un bouleversement profond des pratiques médicales depuis trente ans. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que la récente « mission flash » du docteur Braun succède à une série d’alertes décrivant déjà les mêmes constats – le rapport Steg en 1993 ou le rapport Grall en 2015 –, alors que la démographie médicale n’était pas si basse, voire s’avérait florissante.
En trente ans, les urgences sont devenues les points focaux de l’ensemble du dispositif de soins, censés répondre à toutes les demandes. La population qui s’adresse à ces services peut se scinder en trois groupes : les personnes présentant une urgence vitale, celles relevant de la médecine générale ou sociale, et celles qui nécessitent une prise en charge en gérontologie.
Deux conséquences
Au fil des décennies, les urgences sont devenues le principal service gériatrique de l’hôpital, et leur activité a changé de nature. La gériatrie est une médecine lente qui nécessite beaucoup de temps d’observation et de contacts avec les familles et les structures médico-sociales d’aval, souvent éloignées de l’hôpital et ce, pour finalement assez peu d’actes techniques.
Cette évolution entraîne deux conséquences. D’une part, l’efficacité des services d’urgence s’en trouve obérée, car les capacités humaines et techniques sont vite saturées par cette médecine du temps long. D’autre part, les personnels soignants, qui ont choisi les urgences pour d’autres pratiques, ne retrouvent plus les satisfactions de leur vocation initiale
Un des fondements de la gérontologie classique repose sur la courbe dite de Jean-Pierre Bouchon théorisée dès 1984 (1 + 3 ou comment tenter d’être efficace en gériatrie. Rev Prat Méd Gén 1984 ; 34 : 888) : à partir d’un certain âge, le vieillissement – très variable d’un individu à l’autre – diminue les capacités de faire face à ce qu’on peut appeler un effort physique ou intellectuel habituel, selon une courbe descendante inéluctable. Des maladies ou événements intercurrents (comme une déshydratation passagère) viennent soit abaisser le seuil soit augmenter la pente de cette courbe, et c’est toute la merveille de la médecine que de pallier leurs conséquences pour retrouver une courbe de vieillissement antérieure ou proche. Mais si tout événement ne doit pas être rapporté au seul vieillissement, celui-ci reste cependant inéluctable.
Penser aux soignants de proximité
Or, la gériatrie moderne tend parfois à l’oublier. Elle s’est tournée vers la médecine réparatrice en profitant des nouvelles technologies nettement moins invasives qu’auparavant. Pour une personne âgée, il est souvent plus simple de se voir proposer une intervention chirurgicale sophistiquée que de bénéficier d’une prothèse dentaire ou d’une consultation de diététique.
Cette priorité donnée à la médecine ou à la chirurgie réparatrices n’est pas sans conséquence sur l’apparition d’événements connexes. Par exemple, le changement d’une valve aortique par voie transcutanée, par les brèves périodes d’anoxie qu’elle induit, peut réduire les capacités cognitives du patient. L’indication doit donc être pesée, non seulement en fonction de la faculté de réparation de l’organe, mais aussi au regard des capacités de récupération de la personne. C’est, de fait, assez peu souvent le cas, tant l’approche gériatrique s’efface devant l’approche somatique, souvent spécialisée.
Les soignants de proximité qui prendront ensuite en charge la vie quotidienne de la personne âgée géreront une situation dégradée qui va vite induire une perte de sens, ce qui constitue un facteur important de démobilisation professionnelle et une perte d’attractivité. La notoriété voire le jackpot des uns transforme parfois le travail de l’ombre des autres, souvent des femmes, en bullshit ou en « galère ».
De même, cette évolution de la gériatrie n’est pas sans conséquences sur la prise en charge des autres générations. Sous la pression des associations de patients, le vieillissement cognitif s’est transformé en maladie. Ainsi, le moindre patient au déficit mnésique, au manque de diagnostic évident se voit gratifier d’un bilan médical et radiologique complet, au risque de créer des files d’attente qui pénalisent des patients plus jeunes.
Evolution des pratiques
Paulette Guinchard, ancienne ministre, décédée récemment, avait initié une réforme ambitieuse de la prise en charge des personnes âgées en faisant bien ressortir la prise en charge globale et en mettant l’accent sur le rôle et la formation des aidants. Elaboré dans un contexte économique et démographique moins contraint, ce dispositif se heurte aujourd’hui à une évolution démographique importante, à des aspirations – voire des exigences – des personnes âgées et de leurs familles, ainsi qu’à une évolution des techniques médicales qui modifient radicalement la donne et appelle à réfléchir sur les pratiques et leur sens.
La crise des urgences n’est donc que la partie visible d’une évolution de la médecine qui mérite d’être repensée. Y remédier par de simples mesures quantitatives, c’est s’assurer de reporter la charge sur les générations futures. Le numerus clausus, instauré dans les années 1970 pour répondre à l’explosion des dépenses de santé, s’est révélé inadapté sans une réflexion profonde sur l’évolution des pratiques. Les décideurs d’aujourd’hui ainsi que les générations qui sortent de la vie active, habituées au toujours plus et qui, selon l’expression consacrée, « profitent de leurs petits-enfants »,auraient intérêt à s’en préoccuper et à s’assurer que cette charge soit supportable pour ces derniers.
Jean-Philippe Gallat est médecin inspecteur de santé publique, cardio-gériatre et ancien directeur des affaires sociales. Elu Génération Ecologie de 1989 à 1995, il a été adjoint au maire de Besançon et conseiller régional de Franche-Comté.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire