jeudi 14 juillet 2022

Récit Détransitions de genre : «J’en ai marre qu’on dramatise comme si c’était la fin du monde»

par Youen Tanguy   publié le 12 juillet 2022 

L’arrêt temporaire ou définitif d’un processus entamé pour changer de genre reste rare et les personnes concernées ne voient pas toutes ce parcours comme un retour en arrière. Un constat qui va à rebours de la «panique morale» agitée par les milieux conservateurs.

Nao est attablé dans un café parisien. Tee-shirt bleu foncé et jean noir, le musicien de 28 ans porte les cheveux longs. Il commande un expresso, se présente, puis s’interrompt, ému : «Cela fait très longtemps que je n’ai pas raconté cette histoire.» Originaire du sud de la France, Nao arrive à Paris en 2014 pour ses études et prend peu à peu conscience de sa transidentité. Deux ans plus tard, il entreprend une transition MtF (de l’anglicisme Male to Female, homme à femme) sociale et médicale. «Une partie de moi avait des doutes et savait que ce n’était pas tout à fait ce qu’il me fallait sur le long terme, mais mon but était juste d’aller mieux.»

Accès aux traitements sous conditions

Pendant quatre ans, Nao vit en tant que femme trans, mais toujours avec «un sentiment de malaise»«Je sentais que le problème de fond n’avait pas été résolu.» En 2020, juste avant son opération de réassignation sexuelle (une vaginoplastie), Nao annule le rendez-vous avec le chirurgien. «J’ai pris conscience que cela ne correspondait pas à un malaise profond dans mon genre, mais à une fuite de mes problèmes», explique-t-il. Il arrête son traitement hormonal, déféminise son prénom et débute ce qu’on appelle une détransition ou retransition – c’est-à-dire le processus qui stoppe complètement ou temporairement son changement de genre.

Et il n’est pas le seul dans ce cas. Julie, 22 ans, étudiante au Mans, a débuté sa transition FtM (femme à homme) en août 2018 avant de se voir prescrire un traitement hormonal en octobre 2019 puis d’effectuer une torsoplastie (ablation des seins) et une hystérectomie (acte chirurgical consistant à retirer l’utérus) mi-2020. Elle décide finalement d’arrêter le processus un an plus tard. Et, comme Nao, elle «n’a aucun regret»«J’en avais besoin pour comprendre et accepter mon identité lesbienne butch [lesbienne «masculine», ndlr] et non-binaire.» Et de soupirer : «J’en ai marre qu’on dramatise les détransitions comme si c’était la fin du monde.»

Car si elles sont très rares – entre 1 et 4 % selon la majorité des études américaines et canadiennes (1) –, elles sont pourtant instrumentalisées par plusieurs collectifs opposés aux transitions des mineurs. Rappelons qu’en France les mineurs peuvent accéder sous conditions, avec l’autorisation parentale et jamais avant la puberté, à des traitements médicaux, en partie ou complètement réversibles, tels que les bloqueurs de puberté ou des hormones. Pour les chirurgies, «seules les torsoplasties peuvent être pratiquées avant 18 ans, mais cela arrive rarement», souligne Agnès Condat, pédopsychiatre à la Pitié-Salpêtrière et coordinatrice de la plateforme Trajectoires Trans Enfants.

«Avancée des droits et visibilité»

«L’idée est de dire aux jeunes “ne faites rien d’irréversible avant d’avoir bien réfléchi”», plaide une mère de famille membre du collectif Ipomony. Créé à l’automne 2021, ce groupe, composé «de parents concernés par l’explosion des transitions médicales rapides et irréversibles proposées à des enfants», alerte sur un supposé «nombre croissant de témoignages de “détransitionneuses” et “détransitionneurs”».

«C’est exponentiel», abonde la psychanalyste Céline Masson, membre du collectif la Petite sirène, composé de psychanalystes ou encore de juristes. Ces deux collectifs plaident pour la stricte interdiction des transitions médicales avant 18 ans et appellent à plus de «prudence» avant 25 ans. Si Céline Masson assure «ne pas être opposée à celles des adultes», elle juge qu’«une partie des jeunes sont sous l’emprise des discours idéologiques LGBT et de certains influenceurs».

«Ce n’est pas parce que c’est exponentiel que c’est le fruit d’une idéologie, rétorque Clément Moreau, clinicien et membre de l’association Espace Santé Trans. Les causes de cette expression plus précoce et vaste des personnes trans sont plutôt liées à l’avancée des droits et à la progression de la visibilité.»

«Ces collectifs agitent une panique morale»

Mais si le nombre de changements de genre a bien augmenté en France, selon des chiffres de l’Assurance maladie (2), cela ne semble pas être le cas des détransitions. Sur les 600 patients suivis par la réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) qui regroupe l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, l’hôpital Robert-Debré et le Ciapa (Centre intersectoriel d’accueil pour adolescents), «seul un cas de retransition a été observé», atteste la pédopsychiatre Agnès Condat. «Ces collectifs agitent une espèce de panique morale, s’agace Clément Moreau. Au-delà du nombre, il faut en regarder les raisons.»

Une étude américaine menée sur près de 28 000 adultes s’est intéressée à ce sujet. Parmi les personnes ayant effectué une détransition, 82,5 % d’entre elles disent qu’au moins un facteur externe, comme la pression sociale ou familiale, en est à l’origine. Seuls 15,9 % d’entre eux évoquent en revanche un facteur interne comme des raisons médico-psychologiques ou un doute sur l’identité de genre, sans forcément regretter leur démarche.

C’est peu ou prou ce qu’a vécu Samaël, rencontré·e dans un café de Rouen. Chemise colorée, short vert et boucles d’oreilles rondes, l’étudiant·e de 22 ans a compris qu’iel «n’était pas une femme» à l’adolescence, en découvrant le féminisme et en «déconstruisant son rapport au genre». A 17 ans, Samaël entame donc une transition FtM (femme à homme) visant plutôt à «tendre vers l’androgynie et la non-binarité». Iel change de prénom et demande à ses proches d’utiliser des pronoms masculins. Mais plusieurs événements viennent freiner son parcours, à commencer par la réaction de sa famille. «Ma transidentité a été complètement ignorée, comme si je n’avais jamais rien dit.»

Poids de la pression familiale

La question d’une transition médicale pose aussi problème. Samaël songe à prendre un traitement hormonal, mais craint les effets de la testostérone. «On me proposait seulement une transition binaire pour ressembler à un homme cisgenre, ce qui ne me convenait absolument pas.» En plus du déni de sa famille et des difficultés médicales, Samaël a fait face à des violences sexuelles qui ont «complètement bousculé [s]on rapport au genre». «Je ne voulais surtout pas ressembler à un homme pour ne pas ressembler à mon agresseur.»

L’étudiant·e s’est alors retrouvé·e dans un processus de détransition insidieux. «Petit à petit, j’ai arrêté de reprendre mes parents quand ils m’appelaient par mon dead name [prénom assigné à la naissance, ndlr], puis j’ai moi-même arrêté de me genrer au masculin. C’est un peu comme un retour au placard.» Samaël aimerait retransitionner, mais plusieurs choses l’en dissuadent. «Il y a d’abord la lourdeur des démarches administratives, pour changer de prénom par exemple. Mais, surtout, je n’ai trouvé aucun modèle en dehors de la binarité auquel me référer.»

Camille (3), 26 ans et éducateur·rice spécialisé·e en région parisienne, a aussi ressenti le poids de la pression familiale. Il y a quatre ans, iel avait obtenu les documents nécessaires pour entamer une transition médicale, mais a «tout arrêté à cause de sa famille». Ses parents, qui vivent en Grèce, avaient très mal accepté son coming out lesbien à l’adolescence et lui avaient fait subir une thérapie de conversion. «Je n’exclus pas de retransitionner, mais c’est encore trop compliqué.»

Comme Camille, ils sont nombreux à continuer de se considérer comme trans ou non-binaires. C’est le cas de Nao, qui ne voit pas du tout cela comme un «retour en arrière». «Je n’ai jamais été un mec cisgenre, insiste-t-il. Il fallait que je passe par là pour construire ma propre masculinité.»

«Consentement libre et éclairé»

Gwen (3) partage ce point de vue. L’étudiant·e montpelliérain·e de 20 ans a fait une transition sociale FtM en 2018, avant de détransitionner quelques années plus tard : «Ce parcours m’a permis de comprendre que j’étais en fait non-binaire et lesbienne.» «Certaines personnes ne supportent pas l’idée qu’il existe des corps qui sortent de la norme, regrette Gwen. Si j’avais fait une torsoplastie, et que je m’identifiais comme une femme, cela ne me poserait pas plus de problème que ça.» Une façon de dire que ce processus n’est jamais binaire, que les corps trans sont multiples et qu’ils s’affirment en dehors des frontières du genre.

C’est en tout cas la position de la majorité des cliniciens qui suivent des enfants et des adolescents trans ou en questionnement. «A la Pitié-Salpêtrière, nous expliquons aux jeunes qu’il n’existe pas une seule manière de transitionner», certifie Agnès Condat. Et de compléter : «Nous respectons in fine la décision des jeunes, mais cela intervient après une information complète des parents et du jeune et une évaluation de l’aptitude de ce dernier à donner un consentement libre et éclairé en fonction de son développement.»

Dans ce contexte, et pour harmoniser les pratiques sur le territoire, la Haute Autorité de santé (HAS) devrait formuler des recommandations en milieu d’année prochaine, sur la base d’un rapport remis en janvier 2022 au ministère de la Santé. Le but : garantir un cadre légal de prise en charge des personnes trans et sécuriser la pratique des professionnels. «On est quotidiennement insultés et discriminés, soupire Agnès Condat. Quand on écrit qu’on fait de «l’expérimentation médicale» sur les enfants, c’est difficile à vivre pour nous et surtout pour les enfants et adolescents que nous suivons, ainsi que leurs familles», alors que «toutes les décisions sont réfléchies en réunions de concertation pluridisciplinaires». Les nouvelles recommandations «devraient permettre de travailler plus sereinement», indique Agnès Condat.

(1) The 2015 U.S. Transgender Survey de James, S. E., Herman, J. L., Rankin, S., ­Keisling, M., Mottet, L., & Anafi, M. (2016).
(2) Selon le rapport relatif à la santé et aux parcours de soins des personnes trans, remis à Olivier Véran en janvier 2022, 9000 personnes étaient bénéficiaires de l’ALD (affection longue durée) au titre d’un diagnostic de transidentité ou dysphorie de genre en 2020, dont 3 300 admises dans l’année (soit 10 fois plus d’admissions qu’en 2013).
(3) Les prénoms ont été modifiés.


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