jeudi 14 juillet 2022

Au Groenland, la scandaleuse « campagne du stérilet »

Par   Publié le 14 juillet 2022

A la fin des années 1960, le Danemark a fait poser un stérilet à de nombreuses Groenlandaises, y compris mineures, sans leur consentement. Les victimes réclament aujourd’hui réparation. Le gouvernement vient d’accepter d’ouvrir une enquête.

Naja Lyberth (en février 2019) a subi la pose d’un stérilet à 14 ans, sans que ses parents en soient avertis.

Naja Lyberth avait 14 ans. C’était en 1976. Elle vivait à Maniitsoq, une petite île à l’ouest du Groenland. Le lendemain d’une visite médicale à l’école, l’adolescente et ses camarades de classe ont été envoyées à l’hôpital : on allait leur poser un stérilet. Ses parents n’en ont pas été informés. Pour la jeune fille, refuser n’était pas une option. A 60 ans, cette psychologue à Nuuk, la capitale de la province autonome danoise, se souvient encore de la douleur déchirante, quand le stérilet a pénétré dans son utérus. La souffrance reviendrait tous les mois, au moment de ses règles.

Lors de l’intervention, Naja Lyberth n’avait jamais eu de relations sexuelles. « L’Etat a volé ma virginité », confiait-elle, en juin 2021, au magazine féminin groenlandais Arnanut. Dans l’article, une autre femme témoigne. Combien sont-elles à avoir subi la même épreuve ? Le journal livre un chiffre vertigineux : entre 1966 et 1970, 4 500 dispositifs intra-utérins (DIU) ont été posés sur des femmes et des adolescentes groenlandaises. Or, à cette époque, elles étaient 9 000 en âge d’avoir des enfants, dans tout l’archipel.

Découvrant l’article, les journalistes Anne Pilegaard Petersen et Celine Klint, à Copenhague, décident d’enquêter, étonnées par le peu d’informations autour de ce sujet. Comme Naja Lyberth, elles s’interrogent : pourquoi autant de Groenlandaises, dont certaines très jeunes se sont vu imposer un stérilet sans le consentement de leurs parents ? Qui en avait décidé ainsi ? Et avec quel agenda ? Dans un podcast mis en ligne début mai sur le site du groupe d’audiovisuel public DR, Anne Pilegaard Petersen et Celine Klint lèvent le voile sur un des chapitres oubliés de l’histoire coloniale du Danemark : la « campagne des stérilets ».

Modernisation à marche forcée

Depuis que Naja a témoigné, de très nombreuses autres victimes sont sorties du silence. Certaines n’ont jamais pu avoir d’enfants, après diverses infections causées – elles en sont convaincues – par le DIU. D’autres, ignorant qu’on leur avait posé un stérilet, l’ont découvert des années plus tard. Ont-elles refoulé le souvenir de la visite à l’hôpital et de l’insertion, dans leurs entrailles, de ce moyen de contraception ? Toujours est-il que des médecins ont longtemps continué à en découvrir la présence dans l’utérus de leurs patientes. Ces dernières allaient consulter car elles ne parvenaient pas à tomber enceintes.

« Les femmes dans ce cas de figure n’étaient pas nombreuses, mais suffisamment néanmoins pour que tous les gynécologues ayant exercé ici en aient fait l’expérience », a récemment raconté Aviaja Siegstad, praticienne à l’hôpital de la Reine Ingrid à Nuuk, à la chaîne groenlandaise KNR. Comme ses collègues, elle supposait que quelques gynéco­logues étaient responsables, à titre individuel.

« Tous, nous nous disons que nous aurions pu ne jamais voir le jour si le DIU avait été imposé à nos mères. » Aki-Matilda Høegh-Dam, députée groenlandaise au Parlement danois

Mais Anne Pilegaard Petersen et Celine Klint découvrent une autre réalité : le DIU a été utilisé dans le cadre de la « modernisation » du Groenland, menée à marche forcée par le Danemark à partir des années 1960. L’archipel n’a alors plus le statut de colonie depuis 1953, mais il n’obtiendra son autonomie qu’à partir de 1979. La natalité y est alors la plus élevée du monde. En 1964, 1 674 naissances ont été enregistrées au Groenland, pour une population de 37 600 habitants. Une explosion démographique qui représente un coût pour le Danemark.

La généralisation de la contraception est considérée comme la solution à tous les problèmes. En 1970, le nombre de naissances a presque baissé de moitié. « En faisant chuter le taux de natalité, le Danemark [n’avait plus] besoin de dépenser autant d’argent pour la modernisation du Groenland, par exemple pour la construction d’écoles, résume Anne Pilegaard Petersen. C’était présenté comme quelque chose de positif, qui allait aussi libérer les Groenlandaises. »

Accusation de génocide

Aujourd’hui encore, le dernier ministre du Groenland, Tom Høyem (de 1982 à 1987), regrette que les médias danois se concentrent sur « des cas individuels tristes, traumatisants et oublient l’évolution sociale historique ».Négligeant de préciser qu’à l’époque, il existait d’autres moyens de contraception, moins invasifs, et qu’ailleurs au Danemark, le consentement des femmes était obligatoire.

Dans la province, les révélations concernant cette « campagne du stérilet » ont provoqué une onde de choc. A Nuuk, le gouvernement local propose aux femmes qui le souhaitent une prise en charge psychologique gratuite. La députée groenlandaise au Parlement danois ­Aki-Matilda Høegh-Dam dénonce un « génocide », considérant qu’avec cette politique, Copenhague « a privé le Groenland de la moitié de sa population ». « Tous, nous nous disons que nous aurions pu ne jamais voir le jour, si le DIU avait été imposé à nos mères », ajoute-t-elle.

Début juin, le gouvernement danois a accepté d’ouvrir une enquête pour faire la lumière sur ce nouvel épisode des relations du royaume scandinave avec son ancienne colonie. Le 9 mars, la première ministre danoise Mette Frederiksen reconnaissait une autre souffrance causée par l’ex-puissance coloniale, en présentant des excuses officielles aux six (sur 22) Groenlandais encore en vie, séparés de force de leur famille en 1951, quand ils étaient enfants, pour être amenés au Danemark, afin de former une élite pour la province. Quarante-six ans après s’être retrouvée sur la table du gynécologue, Naja Lyberth dit avoir enfin pu entreprendre la « décolonisation » de son corps.


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