jeudi 28 juillet 2022

Pour «éradiquer» le crack à Paris, faut-il choisir entre santé et sécurité ?


 


par Pierre-Yves Geoffard, Professeur à l’Ecole d’économie de Paris, directeur d’études à l’EHESS

publié le 27 juillet 2022

Le ministre de l’Intérieur a demandé au nouveau préfet de police, Laurent Nuñez, de résoudre le double «problème sanitaire et sécuritaire» posé par cette drogue. Pour régler ces deux aspects en même temps, il n’y a qu’une solution, estime l’économiste Pierre-Yves Geoffard : les salles de consommation à moindre risque. 

Gérald Darmanin a donc fixé au nouveau préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, lors de sa prise de fonction le 21 juillet, l’objectif «d’éradiquer le phénomène [du crack à Paris…] pour que d’ici à un an, le grave problème sanitaire et sécuritaire que représente le crack soit réglé». On pourrait se féliciter que le crack ne soit pas abordé uniquement sous l’angle de la sécurité, et que les enjeux sanitaires soient également évoqués. Pourtant, outre le fait que le ministre de l’Intérieur n’ait pas vraiment montré jusqu’ici d’appétence, ni de compétence, pour la santé publique, une telle feuille de route nécessiterait une précision quant à la priorité visée. Car il est difficile de tenir ensemble et à égalité ces deux objectifs.

Pour beaucoup, le crack renvoie à l’image du «junkie», consommateur piégé par sa dépendance, désocialisé, ne vivant que par et pour son produit. Pourtant, si la consommation de crack reste bien en grande mesure concentrée sur des usagers pauvres, on ne peut l’y réduire. Comme pour l’alcool ou les autres drogues, les usages sont multiples et très variés. Le crack, préparation à base de cocaïne chauffée avec du bicarbonate de soude ou de l’ammoniac, est d’ailleurs également connu sous le nom de «cocaïne basée».

C’est sous cet intitulé moins terrifiant que sa consommation s’est développée, notamment dans les milieux festifs, en particulier, celui des free-parties et des raves. Le produit est le même, à ceci près que le crack est presque toujours vendu déjà préparé, prêt à fumer, alors que la cocaïne basée est souvent «cuisinée» par les usagers eux-mêmes. Il n’en reste pas moins que c’est un produit peu cher et puissamment addictif, deux caractéristiques qui rendent son «éradication», pour les mêmes raisons, aussi impossible que celle de l’alcool.

La seule voie annoncée est répressive

Si la priorité est à la sécurité, il s’agit avant tout de lutter contre le trafic de rue et contre la consommation au grand jour, car ces deux activités engendrent de fortes nuisances sur le voisinage. L’insécurité est également nourrie par la production et la distribution, qui restent aux mains de réseaux criminels. Répondre à ces enjeux en envisageant une régulation dans un cadre légal n’étant pas dans l’air du temps, la seule voie annoncée est répressive, notamment par des interventions policières renforcées sur les lieux du trafic. On sait pourtant que ces actions ne font que déplacer le problème. Comme le rappelle le dernier rapport de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) sur le crack à Paris, lors de la fermeture en 2014 du point de vente très actif de la cité Reverdy, le trafic s’est disséminé dans tout l’Est-Parisien, et dans de nombreuses lignes de métro (1).

Si la priorité est sanitaire, il faut parvenir à permettre aux usagers de bénéficier des soins adaptés. «Aller vers» ces personnes n’est pas aisé, et le déplacement récurrent des points de deal n’aide pas à maintenir une relation de soin déjà difficile. Que la consommation de crack soit un délit contribue également à éloigner ce public des structures de soins. Le Portugal, où la consommation de toutes les drogues est dépénalisée depuis 2001, pourrait inspirer nos politiques : considérer un usager de drogues non plus comme un criminel, mais comme une personne ayant avant tout besoin de soins, permet bien d’améliorer l’accès aux soins et de réduire les risques liés au produit. Mais pour cela il faudrait une loi, dont on imagine mal qu’elle serait soutenue par l’actuel gouvernement ou votée par le Parlement, sans parler du Sénat. Faire le choix de la répression, ce n’est pas privilégier la santé.

Des «haltes soin addiction» pour les usagers

Il reste une mesure qui permettrait d’agir dans les deux dimensions : la création de salles de consommation à moindre risque, promues par le précédent gouvernement sous le nom de «haltes soin addiction». Ces salles permettent non seulement aux usagers de consommer proprement leur produit, mais elles leur offrent également un accès à des services de soin, qu’ils soient liés ou non à leur conduite addictive, voire à des services sociaux. Lorsqu’elles sont ouvertes dans un endroit gangrené par le trafic et la consommation de rue, elles réduisent très significativement les troubles de voisinage.

De telles structures ont fait leur preuve dans d’autres pays, et il a été montré qu’elles permettaient de réduire les pratiques à risques, d’améliorer la santé des usagers, et de diminuer les troubles à l’ordre public. L’analyse des deux expériences françaises, à Paris et à Strasbourg, menée récemment par l’Inserm, conclut aux mêmes résultats, et montre qu’elles sont très efficaces : l’accent mis sur la prévention permet d’améliorer la santé des usagers, et d’éviter ainsi des soins futurs dont le coût est évalué à onze millions d’euros sur dix ans.

Quoi que fasse le nouveau préfet de police, le crack ne sera pas «éradiqué» dans un an, mais Laurent Nuñez peut contribuer à en réduire les problèmes «sanitaires et sécuritaires» s’il s’engage résolument, en articulation avec les élus locaux, les professionnels de santé, les riverains, et les usagers, dans le développement de ces structures.

(1) «Usages et ventes de crack à Paris. Un état des lieux 2012-2017», de Grégory Pfau et Agnès Cadet-TaÏrou, OFDT, mars 2018.


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