jeudi 28 juillet 2022

Essai Patrick Weil, bon divan Mister President

par Virginie Bloch-Lainé  publié le 27 juillet 2022

En 1919, l’Américain Woodrow Wilson opérait un revirement crucial lors de la rédaction du traité de Versailles, versatilité qui lui vaudra un ouvrage cosigné par Sigmund Freud et le diplomate William Bullitt. «Le Président est-il devenu fou ?» revient sur cette histoire. 

Il fut souvent question, ces derniers mois, de l’article 5 de l’Otan qui assure aux membres du traité une assistance mutuelle. En 1919, un article similaire faillit figurer dans le traité de Versailles. Le président américain Woodrow Wilson «avait signé un pacte d’assistance militaire avec la France en cas d’agression allemande. S’il était entré en vigueur, il aurait provoqué l’immédiate intervention militaire américaine en mai 1940 face à la Wehrmacht». La face du monde aurait été changée si Wilson n’avait pas cédé aux pressions de la majorité républicaine du Sénat (qui refusait cette promesse d’engagement international) ni renoncé au dernier moment de ratifier le traité au nom des Etats-Unis. Le livre très documenté de l’historien Patrick Weil, Le Président est-il devenu fou ?, met en lumière, entre autres, cet «effondrement» d’un homme de pouvoir. Ce titre accrocheur fait songer à un autre président américain mais c’est seulement de Woodrow Wilson (1856-1924) qu’il s’agit ici. Il fut président pour deux mandats, de 1913 à 1921. A ses côtés figurent deux autres acteurs inattendus (mais tout est inattendu dans ce livre) : William Bullitt (1891-1967) et Sigmund Freud.

Diplomate au narcissisme bien portant

Conseiller diplomatique de Wilson au moment des négociations de Versailles, Bullitt est accablé par le revirement de Wilson. Il annonce dès 1919 sa démission de son poste dans une lettre publique qui fait du bruit. A 28 ans, il se retire de la politique ; pas totalement, puisqu’il décide de consacrer un livre à la personnalité du président, devinant que l’avenir européen sera sombre et que le manque de combativité de Wilson pèsera dans les catastrophes futures. Diplomate au narcissisme bien portant, Bullitt a une grande intelligence de l’Histoire. En juillet 1940, conseiller de Roosevelt (il n’a pas abandonné longtemps la politique), il comprend tout de suite la nature du régime de Vichy. En attendant, ne faisant pas les choses à moitié, Bullitt part à Vienne entamer une analyse avec Freud, et le convainc de décortiquer, avec lui, la psyché de Woodrow Wilson.

En 1966, paraît, cosigné par Bullitt et Freud, le Président T.W. Wilson : portrait psychologique. Le texte était achevé dès 1932 mais Bullitt en repoussait sans cesse la parution. A peine publié, l’ouvrage fait les manchettes du New York Times et du Washington Post. Pour la première fois, la psychanalyse est appliquée à un homme politique. En 2014, à New York, Patrick Weil trouve dans une librairie le Président T.W. Wilson : portrait psychologique en version anglaise. Il en avait lu la version française et découvre dans celle-ci des informations supplémentaires : Bullitt a expurgé l’édition de 1966 mais les passages censurés existent, répartis dans différents fonds d’archives. Avant Weil, personne n’avait eu la curiosité de les chercher. Le Président est-il devenu fou ? est un livre passionnant qui raconte tout cela : les coulisses du traité de Versailles, les positions de Clemenceau et du Royaume-Uni, la panique de Wilson au dernier moment, les mille vies de Bullitt et de Wilson, les allers et retours du texte entre Freud et Bullitt et la teneur des passages censurés.

«Mon esprit est à sens unique»

Freud avait prévenu Bullitt : il s’agirait non d’une analyse de Wilson, celle-ci ne pouvant se faire à distance et sans la volonté de l’analysant, mais d’un «portrait psychologique». Bullitt récolte les témoignages de proches du président, notamment ceux de son médecin personnel et du Colonel House, un conseiller auquel Wilson se confiait intimement. Il lui aurait dit : «Chaque jour me confirme dans l’idée que mon esprit est à sens unique», ce qui n’est pas si grave. Plus handicapant : Wilson adorait son père (lequel était indifférent) et se montrait incapable de tenir tête aux hommes en lesquels il reconnaissait un substitut paternel. Lorsque le livre sort, se pose la question de savoir si Freud en était vraiment co-auteur. Erik Erikson, figure de la psychanalyse américaine, «sursautait devant l’emploi mécanique du vocabulaire analytique qui ressemblait si peu à Freud».

Avant Erikson, Anna Freud avait lu le manuscrit et demandé des modifications que Bullitt avait refusées. Que disaient les pages caviardées ? Que Wilson était un homosexuel passif. L’un des points les plus intéressants du livre de Weil n’est pas cette révélation, mais les passages relatifs aux réparations imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles. C’est le Royaume-Uni qui porte la responsabilité de leur poids, et non la France, comme l’a fait croire à dessein Keynes dans les Conséquences économiques de la paixpublié en 1919. La morale de cette histoire est que le monde est un peu fou, jusqu’au père jésuite Hunter Guthrie qui, apprenant que Bullitt est mourant, lui demande par écrit de se convertir au catholicisme : «Bill, vous êtes la personne la plus intéressante que j’ai eu la bonne fortune de rencontrer en cette vie. Et naturellement, je veux passer l’éternité en votre compagnie […]. Je pense que vous êtes vraiment l’un des grands hommes de l’histoire. Je remonte jusqu’à Platon et Pic de la Mirandole

Patrick Weil, Le Président est-il devenu fou ?, Grasset, 480 pp.


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