lundi 4 juillet 2022

Brève histoire du péché de sodomie

par Florian Besson, historien médiéviste, membre du collectif Actuel Moyen Age et Catherine Rideau-Kikuchi, historienne médiéviste, membre du collectif Actuel Moyen Age  publié le 3 juillet 2022 

Après l’IVG, la droite conservatrice et chrétienne américaine veut à nouveau pénaliser les relations sexuelles entre hommes. Qu’en dit vraiment l’Eglise depuis le Moyen Age ?

Dans une interview, le procureur général du Texas vient de déclarer qu’il serait favorable à une loi rétablissant l’interdiction de la sodomie. Une décision «moyenâgeuse», comme on le dit à chaque recul de droits ? Ce n’est pas si simple.

De fait, dès le début de la période médiévale, la sodomie est officiellement condamnée par des théologiens chrétiens. Le terme de «sodomie», dérivé de la ville de Sodome, punie par le dieu de l’Ancien Testament pour les «crimes contre nature» de ses habitants, a alors un sens très différent du nôtre – et c’est l’une des difficultés quand on étudie ce sujet. Les auteurs médiévaux s’en servent en effet pour désigner un ensemble d’actes sexuels considérés comme répréhensibles moralement et religieusement, notamment parce qu’ils ne permettent pas directement la procréation, qui est pour eux le seul but légitime d’un rapport sexuel. Au fil des textes et des auteurs, ce mot peut donc désigner au Moyen Age la masturbation, la «bestialité» (le fait d’avoir des relations sexuelles avec un animal) ou encore le sexe oral. Dans certains cas, il n’est même pas question de sexualité et le terme renvoie alors à toute forme de déviance vis-à-vis de l’ordre moral ou politique : trahir son seigneur, manquer trop souvent la messe ou porter des habits d’homme quand on est une femme peut suffire à se voir reprocher des actes de «sodomie». Cette porosité du vocabulaire, qui s’est maintenue pendant longtemps, invite à la prudence dès qu’on étudie ces questions pour l’époque médiévale.

Dans le sens médiéval ou contemporain, reste que la sodomie est bel et bien condamnée au Moyen Age. Il s’agit, pour les chrétiens, d’un péché, c’est-à-dire d’un acte contraire à la volonté divine, et les ecclésiastiques le mettent en scène comme tel. L’un des chapiteaux de la nef de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay (Yonne), sculpté vers 1060, représente ainsi l’enlèvement de Ganymède par Zeus : le visage du jeune homme est déformé d’effroi, tandis que l’aigle l’arrache brutalement du sol, ce qui a pu être interprété comme l’annonce de la punition qui attendra les sodomites dans l’au-delà.

Mais, en dépit de cette condamnation d’ensemble, les hommes ayant des pratiques homosexuelles sont dans un premier temps relativement peu inquiétés. Au début du XIe siècle, Burchard, évêque de Worms, rédige ainsi un pénitentiel, autrement dit un traité permettant aux confesseurs d’identifier facilement les pénitences correspondant aux différents péchés. Si la sodomie, au sens explicite de relation anale, est effectivement punie, elle l’est assez légèrement : quarante jours de jeûne au pain et à l’eau – mais douze ans si le coupable est un homme marié, preuve que les clercs combattent alors l’adultère bien plus que l’homosexualité masculine. Il faut dire que l’Eglise catholique a alors d’autres priorités : elle cherche avant tout à imposer la monogamie, via le mariage, et ce changement dans les pratiques et les mentalités occupe l’essentiel de ses efforts. Dans ce contexte, des hommes ayant des amants accèdent à des fonctions importantes : en 1099, l’évêque d’Orléans est ainsi l’amant affiché de l’archevêque de Tours. L’historien James Boswell a même pu déceler dans certains textes, notamment issus du courant de l’amour courtois, une forme de mise en valeur d’une «sous-culture homosexuelle» : la formule est aujourd’hui un peu datée, et les médiévistes préfèrent parler d’une forme d’homoaffectivité masculine dans les chansons de geste et les romans.

Les choses évoluent assez lentement. En 1120, le concile de Naplouse, dans le royaume latin de Jérusalem, est le premier à prescrire que les sodomites doivent être brûlés vifs. Derrière la sévérité de cette loi, peut-être en partie inspirée de certaines lois byzantines, on retrouve bien la souplesse de la pratique : en réalité, un sodomite peut échapper au bûcher s’il se repent ; s’il récidive, il peut à nouveau se repentir et n’être alors qu’exilé du royaume. Bref, on voit bien que la loi punit vigoureusement le crime, tout en ménageant d’importantes portes de sortie.

Par définition réservé à l’intime, et donc particulièrement difficile à infirmer – comment prouver que l’on ne pratique pas la sodomie ? –, le mot s’avère rapidement une étiquette très pratique dès lors que l’on veut dire du mal d’un adversaire politique. Au début du XIVe siècle, le roi de France Philippe le Bel s’en sert par exemple pour délégitimer les Templiers : arrêtés et jugés partout dans le royaume, les moines-soldats sont accusés d’être des sodomites – mais aussi des hérétiques, voire des adorateurs du diable, la porosité entre ces différentes catégories étant l’une des caractéristiques fortes du vocabulaire juridico-théologique de cette époque.

C’est surtout à la fin du Moyen Age que les prédicateurs se font de plus en plus virulents. Le célèbre Bernardin de Sienne en fait ainsi «le pire des péchés». Dans la foulée, les pouvoirs publics s’en mêlent et condamnent à mort de nombreux homosexuels. Le 24 septembre 1482, le chevalier de Hohenbourg, noble alsacien, est par exemple brûlé vif avec son valet pour «sodomie et immoralité» par les bourgeois de la ville de Zurich. Cela ne veut pas dire, évidemment, que les relations homosexuelles cessent d’exister : mais les poursuites sont plus systématiques, les punitions plus nombreuses, la désapprobation plus générale, au point même de s’étendre à toutes les amitiés entre hommes qui ont tendance à devenir suspectes. Dans ce contexte, plusieurs rois émettent des lois réprimant fortement la sodomie, toujours définie d’une manière très large : c’est notamment le cas du roi Henri VIII, avec le Buggery Act de 1533, resté en vigueur jusqu’en 1828, les dernières exécutions capitales ayant eu lieu en 1835. Pour ces rois, la criminalisation de ces pratiques participe d’un renforcement de leur autorité sur leurs sujets : à bien des égards, la répression de l’homosexualité masculine, si elle s’enracine bel et bien dans un terreau médiéval, fleurit dans le contexte de la naissance des Etats modernes dans l’Europe du XVIe siècle. C’est avec ce bagage juridique et culturel en tête que les pères fondateurs ont débarqué dans les futurs Etats-Unis, y installant une longue répression légale de l’homosexualité masculine, qui semble sur le point d’être ressuscitée aujourd’hui. Cela ne serait pas un «retour vers le Moyen Age» : les décisions de notre époque, fussent-elles sombres et terribles, nous appartiennent et ne gagnent rien à n’être pensées que comme des fantômes appartenant au passé.


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