samedi 18 juin 2022

Reportage Du cinéma en prison pour «faire bouger les lignes»

par Eve Szeftel  publié le 16 juin 2022 

Début juin, la maison d’arrêt du Val-d’Oise a invité le journaliste et écrivain Nadir Dendoune à présenter un film consacré à sa mère, femme au foyer d’origine kabyle. Une respiration culturelle qui contribue à la réinsertion.

La projection terminée, il y eut comme un moment de suspens. Trop d’émotion, il leur fallait quelques secondes pour reprendre leurs esprits. Puis la vingtaine de détenus s’est levée et a fait un triomphe à la dame de 86 ans dont ils venaient de partager l’intimité une heure durant. L’un d’eux cachait quelque chose dans son dos. Au nom du groupe, il s’est avancé pour offrir à Messaouda Dendoune un bouquet de roses en papier, confectionné par leurs soins. La vieille dame a rougi, peu habituée à faire l’objet de tant d’attentions.

Ils s’appellent Ruben, Habib, Alikali ou Francis ; ont entre 18 et 50 ans et sont prévenus, dans l’attente de leur procès, ou condamnés. On ne sait pas pourquoi, et ici, dans la bibliothèque du centre scolaire de la maison d’arrêt du Val-d’Oise (Mavo), en grande banlieue parisienne, ce qui compte c’est ce qu’ils sont, pas ce qu’ils ont fait, leur futur, et pas leur passé, leur personne plutôt que leur numéro d’écrou. «Quand je parle de mon travail, certaines personnes en ont une représentation qui ne correspond pas à la réalité. Non, ce ne sont pas des monstres : ils ont pu commettre des actes monstrueux, mais ils ne se réduisent pas à leur acte», témoigne Carole Madec, qui dirige depuis trois ans l’unité locale d’enseignement (ULE) de la prison d’Osny.

En mars, cette enseignante qui déborde d’énergie avait organisé une «Nuit de la lecture» pour les détenus inscrits à l’atelier d’écriture. Le journaliste Nadir Dendoune était venu les écouter lire leurs textes. Des passages de son livre, Nos rêves de pauvres,chroniques drôles et émouvantes de la vie quotidienne d’une famille immigrée, avaient également été mis en voix. Le scénariste du film l’Ascension, connu pour avoir grimpé l’Everest sans expérience de la montagne, est revenu pour leur montrer Des figues en avril, portrait intimiste de sa mère sorti en 2018, et qui a fait depuis le tour de France.

«Ça y est, ils sont tous partis»

En ce 1er juin, le temps est à l’orage et la chaleur étouffante dans la prison surpeuplée (800 prisonniers pour 500 places, soit un taux d’occupation de 160 %, contre près de 140 % en moyenne dans les maisons d’arrêt au niveau national). Les détenus arrivent au compte-gouttes. Certains manquent à l’appel. La maison d’arrêt, répartie sur trois bâtiments, est immense et les gardiens, débordés, n’ont pas toujours le temps d’escorter les captifs jusqu’au lieu de leur activité. Enfin, la projection démarre. Sans les barreaux aux fenêtres et des cris, au loin, qui proviennent du terrain de sport, l’illusion d’être au cinéma serait parfaite. Pendant cinquante-huit minutes, ils ne quittent pas des yeux Messaouda Dendoune, filmée dans le huis clos de son appartement de la cité Maurice-Thorez, à l’Ile-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) : ses gestes lents quand elle prépare le café, se peigne ou passe la serpillière, ses réflexions pleines de drôlerie sur la vie, l’argent, l’amour, ses accès de nostalgie, aussi, quand s’élève A Moh A Moh du chanteur kabyle Slimane Azem, poignant chant d’exil qui évoque la douleur du déracinement.

Avant, elle lavait le sol tous les jours, maintenant plus qu’une fois par semaine. «Il n’y a plus d’enfants, ça y est, ils sont tous partis», dit celle qui a élevé sept filles et deux garçons. Elle a dû se résoudre à placer son mari, atteint de la maladie d’Alzheimer, dans un Ephad. Il y est décédé en 2019. «C’est le mektoub», le destin, soupire l’octogénaire. En la voyant préparer les beignets, les détenus d’origine maghrébine s’échangent des sourires complices. Et quand son fils lui demande si elle n’a pas forcé un peu sur l’huile, éclat de rire général devant son air courroucé. Le récit de ses expéditions chez Tati, elle qui était trop pauvre pour acheter de la «marque» à ses enfants, arrache aussi des sourires à certains : l’enseigne populaire à carreaux Vichy, c’est la madeleine de Proust des enfants de familles modestes.

Après la projection, on rallume les néons, retour abrupt à la réalité carcérale. «Vous savez quelle a été la réaction de ma mère quand elle a vu le film ? Elle avait honte parce que sa cuisine n’était pas bien rangée !» plaisante Nadir Dendoune. Assise face au public, la maternelle, droite et digne dans sa belle robe en satin blanc, une tenue traditionnelle amazighe qu’elle a tenu à porter pour l’occasion, opine : «Mon lavabo était bouché !» Petit à petit, la parole se fait plus intime. «J’ai vu ma mère dans son intégralité, le henné dans les cheveux, la carte famille nombreuse, le mal du pays…» avoue Sam. «Ça a parlé à tout le monde», résume «Pokit», catogan et bouc bien taillé, qui est issu, lui, d’une famille antillaise.

«Un film universel»

Une sentence prononcée par la Kabyle, née en 1936, en a intrigué certains : «On n’arrive pas à la hauteur de l’Algérie et l’Algérie n’est pas à notre hauteur.» L’ambivalence qu’elle exprime par rapport à son pays d’origine, comme par rapport à l’ancienne puissance coloniale devenue aussi, bon an mal an, son pays, semble faire écho à leur propre questionnement, à leur propre histoire familiale. «L’Algérie est un pays de corrompus. Là-bas, on n’est pas en confiance, c’est instable», explique Messaouda Dendoune. Pour autant, son mari et elle n’ont jamais demandé la nationalité française, bien qu’ils aient fait leur vie en en France : Mohand Dendoune, visage des «chibanis» dont Libération avait fait le portrait en 2009, est arrivé en 1950, son épouse en 1960. «Pour moi, être français, c’est pas d’avoir une carte, c’est de vivre ici», intervient Nadir. Un murmure d’approbation parcourt l’assistance.

«Ce qui m’a marqué le plus dans le film, ce sont vos soixante-sept ans de mariage» : Adam, lui, n’en revient pas que l’amour puisse durer autant. Il demande qu’on applaudisse la veuve. «Il y a une recette ?»interroge Alikali. Il n’est pas le seul à chercher une réponse. «Quel conseil pouvez-vous nous donner ?» demande Sam, qu’une angoisse existentielle étreint soudain. L’octogénaire les pousse à faire preuve de «courage» et de «patience». Après la projection, un buffet modeste, à base de chips, de cacahuètes et d’Oasis, a été dressé dans un coin de la bibliothèque. Messaouda n’est pas venue les mains vides : elle a apporté un gros paquet de bonbons Krema. En quelques secondes, les «Regalad» aux fruits sont engloutis. «On n’en mange jamais, ici, on peut pas en cantiner [en acheter]», se justifie Francis. «C’est un film universel comme on dit. Ma mère, c’est un peu la vôtre aussi», avait dit le benjamin des Dendoune en introduisant la projection. Il ne croyait pas si bien dire : avec ce geste, elle est devenue la mère de tous.

Puis, on entend un «allez, messieurs». C’est l’heure de regagner les cellules. «Ils vivent des choses intenses puis retournent en cellule. C’est pas toujours évident. Qu’est-ce qui se passe ensuite dans leur tête ? C’est pour ça que les temps d’échange sont importants»,témoigne Imène Dahmani, coordinatrice culturelle du service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) du Val-d’Oise. Juste après la rencontre, un des détenus, bouleversé, a confié qu’il n’était pas bien, que cela le faisait trop «cogiter». Carole Madec et elle lui ont remonté le moral. Le Spip, dont la mission principale est la prévention de la récidive, est chargé d’aider le détenu à préparer sa sortie. La culture fait partie des vecteurs de resocialisation privilégiés.

«Leur bulle d’air»

Deux jours après la projection, «Ti-Phou», qui préfère donner son surnom de cabane, a été libéré et placé sous bracelet électronique. Cette rencontre «nous a fait comprendre qu’il fallait prendre soin de nos parents avant qu’ils partent», raconte le jeune homme de 22 ans, joint par téléphone par Libération. Il en sait quelque chose. Dans le cadre de l’atelier d’écriture, il a écrit un poème pour exorciser la perte de son père, décédé peu de temps avant son incarcération, en 2019. «J’ai tellement mal vécu /Le jour où l’ambulancier a dit /Que de battre ton cœur s’était arrêté.» Motif de fierté pour celui qui n’avait jamais écrit une ligne, son texte, l’Empreinte que tu as laissée, a été en finale d’un concours d’écriture organisé en partenariat avec l’Education nationale et l’administration pénitentiaire.

Pour les reclus, enfermés vingt-deux heures sur vingt-quatre dans leur cellule partagée de 9 mètres carrés, «le secteur scolaire et le socioculturel, c’est leur bulle d’air, témoigne Carole Madec. Et ils me disent qu’il n’y a qu’ici qu’ils se sentent respectés». La majorité vient pour une plage horaire de trois heures par semaine. Ceux qui préparent leur Diplôme d’accès aux études universitaires (Daeu), eux, ont douze heures de cours hebdomadaires. «Sur l’année scolaire, on scolarise entre 450 et 500 détenus de la prison», précise l’enseignante.

Si la programmation culturelle aide à mieux supporter la détention, les places sont chères, et se méritent. «Derrière certains projets encourageants se cache en réalité un manque criant de moyens matériels et humains qui vient reléguer l’action culturelle en détention au dernier rang des priorités de l’administration, loin derrière les mesures de sécurité et de contrôle, peut-on lire dans le Guide du prisonnier 2020, fait par l’Observatoire international des prisons (OIP). En règle générale, les activités mises en place en détention (enseignement, sport, formation, travail, etc.) sont trop peu nombreuses et touchent trop peu de monde.» Selon l’OIP, en 2014, les détenus bénéficiaient en France d’une heure d’activité par jour, contre quatre à cinq heures en Suède.

«Remises de peine»

Dans chaque aile de la Mavo, une affiche informe des activités ou manifestations, souvent en lien avec des événements nationaux comme la Fête de la musique ou le Printemps des poètes, dans l’idée d’une continuité entre l’extérieur et l’intérieur. Pour s’inscrire, les détenus doivent écrire au Spip. Ensuite, l’administration pénitentiaire passe au crible les profils. Ceux qui sont écroués dans le quartier d’évaluation de la radicalisation (QER), ces unités très surveillées créées après l’attentat commis en 2016, ici même à Osny, n’y ont pas accès. Mais cela concerne moins de dix personnes. Ceux qui ont écopé d’un «compte rendu d’incident» dans les trois derniers mois non plus. C’était le cas de Ti-Phou, qui a attendu dix-huit mois − et de «[s’être] calmé» − avant de pouvoir intégrer l’atelier d’écriture. «Tous les jours, je les appelais», se souvient le jeune homme. A l’inverse, l’assiduité et l’investissement peuvent être récompensés par «des remises de peine de quelques jours», explique la coordinatrice Imène Dahmani. Vu le flux constant de départs et d’arrivées en maison d’arrêt, il est difficile d’estimer précisément le nombre de participants. Selon elle, environ 10 % de la population carcérale d’Osny a accès aux activités culturelles.

C’est peu, mais cela en vaut la peine, à en croire Carole Madec : «Le centre de détention doit servir à faire bouger les lignes, sinon c’est du temps perdu.» Pour elle, la projection du film de Nadir Dendoune fait partie de «ces moments déclics qui peuvent déclencher une prise de conscience, et aident les détenus à se restaurer». Imène Dahmani, elle, dit que son travail consiste à leur «faire essayer des choses, pour qu’ils retrouvent confiance en eux. A rouvrir des petites portes, dans leur tête d’abord». Même s’il est fou de joie d’avoir retrouvé sa liberté et sa famille, ‘Ti-Phou dit de son séjour en prison qu’il aura été «un mal pour un bien» «Ça m’a aidé à me connaître un peu mieux.» Passer son permis, trouver un job de cuisinier, écrire du rap : il déborde de projets.

En quittant la prison, Nadir Dendoune aussi était ému. «Ma mère était venue me voir à Fleury en 1989. J’étais mineur à l’époque. J’avais été placé en détention provisoire pour une histoire de bagarre. Ma mère avait beaucoup pleuré. De revenir avec elle aujourd’hui, et de cette manière, c’était très fort.»


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