samedi 25 juin 2022

Régression «Aux Etats-Unis, seule une interdiction totale de l’avortement pourra satisfaire les anti-IVG»

par Julien Gester, correspondant à New York   publié le 24 juin 2022 

Mary Ziegler, spécialiste du droit à l’IVG, relate combien la décision de la Cour suprême est l’aboutissement d’une lente mutation du champ politique américain, favorable à la droite la plus réactionnaire. Elle estime toutefois que le combat pour et contre l’avortement est très loin d’être terminé, et ce pour chacun des deux camps.

En revenant sur le fameux arrêt Roe v. Wade, qui établissait depuis 1973 le droit constitutionnel des femmes à l’avortement, la Cour suprême des Etats-Unis, aujourd’hui dominée par une majorité de juges conservateurs, vient de prononcer une régression d’un demi-siècle, certainement la plus terrible de l’histoire légale américaine. Improbable il y a encore quelques années – mais attendue avec fatalisme depuis des semaines, suite à la divulgation en mai d’une version de travail de l’opinion de la Cour –, cette décision ouvre la voie à une interdiction immédiate et quasi-totale de l’IVG dans la moitié des Etats américains. C’est là l’aboutissement d’une campagne menée depuis des décennies par une nébuleuse de forces réactionnaires, issues de diverses extrémités de la droite américaine et liguées entre elles. Donald Trump s’en est avéré le bras armé le plus efficace, repeuplant expressément la Cour suprême à cet effet au cours de son mandat présidentiel.

Après plusieurs ouvrages de référence déjà signés sur ce sujet, le récent livre de l’historienne et juriste Mary Ziegler (Dollars for Life,Yale University Press, non traduit) relate les prémices de cette histoire. Et plus précisément comment la dérégulation des flux d’argent en direction de la politique permit aux lobbys dits «pro-life» de remodeler l’agenda républicain, et de refaire ainsi de l’IVG l’enjeu central et identitaire pour les conservateurs américains qu’elle avait d’abord cessé d’être au lendemain de Roe v. Wade. Egalement professeure à l’université de Californie et souvent saluée aux Etats-Unis comme la meilleure spécialiste de l’histoire moderne de l’avortement, Mary Ziegler a répondu aux questions de Libération.

Comment les Etats-Unis en sont-ils arrivés là ?

Il y a indéniablement eu un effort au long cours mené par la droite américaine pour contrôler la Cour suprême du pays, dicter qui en ferait partie, notamment en conduisant une part significative d’électeurs ordinaires des Etats-Unis, qui ne sont pourtant pas juristes, qui ne se soucient pas particulièrement du droit, de la Constitution ou des tribunaux, à voter en fonction de cela. Ça n’existait pas auparavant mais lors de la campagne de 2020, on a assisté à des meetings où l’on trouvait cool de scander des slogans relatifs au remplacement de la défunte juge Ruth Bader Ginsburg. C’était en quelque sorte le point culminant de cette tendance de fond, à long terme, consistant à repolitiser la question de l’avortement, et à faire de la Cour suprême à la fois un enjeu électoral et le levier d’une politique qu’il eut été impossible d’imposer à ce pays par le biais du processus démocratique.

Quelles entités et quelles stratégies ont mené à ce résultat ?

Cela a pris des décennies et nécessité une sorte de pacte scellé entre trois entités distinctes – le mouvement anti-avortement, la mouvance juridique conservatrice incarnée par la Federalist Society et le Parti républicain – qui ont trouvé une façon d’œuvrer ensemble à transformer la plus haute juridiction du pays. Pour parvenir à leurs fins, ils ont bénéficié de lentes mutations du champ politique américain, en particulier la polarisation et la régionalisation à laquelle on assiste, avec le creusement des clivages, cette antipathie croissante à la fois entre les gens de droite et de gauche, mais aussi entre les Etats. De cela découlent de plus en plus d’Etats où les élections, de moins en moins compétitives, ne sont plus très disputées entre démocrates et républicains, si bien que peuvent y prospérer des lois extrêmement radicales – notamment sur l’avortement.

Et puis, au-delà de ces raisons structurelles profondes, dont il n’était pas acquis qu’elles aboutissent, il y a une petite part de hasard, de coïncidences : si [la juge progressiste] Ruth Bader Ginsberg n’était pas morte à quelques semaines de la fin du mandat de Trump – mais quelques semaines plus tard, ou quelques années plus tôt –, ouvrant la voie à son remplacement [par la juge ultraconservatrice Amy Coney Barrett], conformément à la promesse de campagne trumpienne de tout faire pour renverser Roe, nous n’en serions effectivement pas là aujourd’hui.

Ce mouvement que vous décrivez, à quel point est-il populaire et ancré dans l’opinion ?

L’annulation par la Cour suprême de Roe v. Wade n’est pas l’affirmation de ce que le public américain désire. C’est très clair dans les études d’opinion, et ce depuis longtemps : en fonction des sondages, entre 55 % et plus de 70 % des Américains ne veulent pas que l’on revienne sur Roe. Seuls 20 % pensent que l’avortement devrait être criminalisé dans toutes ou certaines circonstances, alors que c’est précisément la situation qui nous attend dans plus de la moitié des Etats. Il y a donc une déconnexion assez évidente, et ce n’est pas comme si cette idée avait soudain transporté l’électorat américain comme a pu le faire l’irruption de Donald Trump.

C’est plutôt l’histoire de comment une minorité sophistiquée, constituée de gens aisés, éduqués, des avocats et des juristes notamment, a pris le contrôle des leviers du pouvoir dans la démocratie américaine, via une stratégie complexe largement passée par le financement de campagnes (notamment en vue de changer les règles des financements de campagne) et le pacte noué avec le Parti républicain. Les décisions de cette Cour suprême sont vouées à être impopulaires, car elle n’est pas du tout représentative du public. De là, la question peut se poser : faut-il se contenter de cet état de fait ou tenter d’y changer quelque chose, en augmentant le nombre de juges pour changer l’équilibre des forces, quitte à transformer la Cour en un Congrès bis, ou en instaurant une durée limite de mandat des juges [aujourd’hui nommés à vie, ndlr] – ce qui requerrait cependant un amendement de la Constitution ?

Qui sont ces 20 % qui demeurent radicalement anti-avortement ?

Tous ne sortent évidemment pas du même moule, mais il y a une forte dimension partisane : les personnes qui se revendiquent «pro-life» tendent à être très conservatrices sur d’autres questions. La plupart sont des catholiques ou des protestants issus de la mouvance évangélique blanche. On y retrouve beaucoup de nationalistes chrétiens, de gens acquis à l’idée que les Etats-Unis sont une nation intrinsèquement chrétienne, dont la religion prescrirait une hiérarchie des «races», ou encore des rôles précis assignés aux hommes et aux femmes. Il s’agit d’un groupe assez majoritairement blanc, bien que la communauté hispanique reste très divisée sur l’avortement. A noter qu’il y a eu une évolution historiquement très intéressante de la communauté noire sur cette question.

En quoi ?

Elle est aujourd’hui essentiellement favorable à la légalité de l’avortement. Mais si l’on revient quelques décennies en arrière, c’était un groupe assez hostile à sa légalisation. Quelqu’un comme [le pasteur et figure des droits civiques] Jesse Jackson a pu décrire l’avortement comme une forme de «génocide noir», promu selon ses dires de l’époque pour réduire le pouvoir de la communauté noire. Il a changé d’avis depuis, comme beaucoup de Noirs américains qui étaient naguère très clivés sur le sujet, et l’ont accepté à mesure qu’il n’apparaissait plus comme une mesure racialiste de contrôle des naissances et tandis que le débat prenait une tournure de plus en plus partisane : les droits reproductifs sont devenus un étendard pour le camp démocrate, auquel s’identifient désormais la majorité des Noirs.

Bien sûr, il demeure presque partout aux Etats-Unis une forte stigmatisation, ou encore de disparités d’opinions sur l’acte d’avorter et ses contours exacts dans la législation. Tous les défenseurs de Roe ne le considèrent par exemple pas forcément comme moral, et beaucoup se satisferaient volontiers d’un cadre proche de ce qui existe en Europe, avec une limite fixée autour des douze semaines de grossesse. Mais par-delà ces nuances, il est indéniable qu’il y a eu une évolution très importante de l’opinion en faveur de la légalité de l’avortement et pour s’opposer à sa criminalisation.

Faut-il lier le triomphe de cette campagne au long cours de la minorité conservatrice à l’exacerbation ces dernières années des clivages partisans ?

Absolument. Je suis simplement réticente à en parler en termes de triomphe, du moins au sens définitif. Bien sûr, c’est pour l’heure une victoire du camp pro-life, mais les Américains tendent à surestimer la permanence des décisions de la Cour suprême. Voyez comme les gens de gauche croyaient que Roe v. Wade clôturait la question, ce qui n’était évidemment pas le cas.

Cela ne peut pas s’arrêter là, selon vous ?

Bien sûr que non. Et pas même pour la droite. Mes recherches m’ont conduite encore ce matin à tomber sur cet argumentaire datant des années 60, qui demeure tout à fait actif aujourd’hui, selon lequel tout embryon est une personne au même titre que vous et moi, si bien que tout avortement, même légal, serait un meurtre comparable à l’assassinat du président Kennedy. Dès lors que vous soutenez cette idée, tout avortement devient une violation des droits humains et votre but n’est pas de laisser chaque Etat légiférer pour en faire à sa guise un droit ou un crime – comme ce sera le cas suite à l’annulation de Roe –, mais d’éliminer tout avortement, partout. Seule une interdiction totale aux Etats-Unis sera à même de satisfaire [le camp anti-avortement].

D’autant que les Etats progressistes ne vont pas se contenter d’autoriser l’avortement, mais aussi tenter de faciliter la possibilité pour des femmes d’autres Etats de venir en bénéficier. Ce qui est intolérable pour les Etats conservateurs, qui s’efforceront d’empêcher les déplacements de patientes, de médecins et l’envoi de pilules abortives par la poste. On se dirige donc vers d’intenses conflits juridiques et déchirements entre Etats : c’est dur à croire mais l’avenir s’annonce encore plus violent et chaotique qu’aujourd’hui. Et bien sûr, si la gauche américaine a compris quelque chose à ce qui s’est passé ces cinquante dernières années, elle fera tout pour parvenir, à terme, à renverser à nouveau la position de la Cour suprême.

A l’inverse, la mouvance «pro-life» ne va-t-elle pas tenter d’obtenir des juges qu’ils reconnaissent un «droit à la vie» du fœtus ?

C’est tout à fait possible, et la Cour est vouée à demeurer au centre des batailles à venir, en étant saisie par les deux camps. Il faut d’ailleurs souligner qu’une part significative de l’argumentaire rédigé par le juge Alito pour soutenir la décision de renverser Roe découle directement de la rhétorique historique du mouvement pro-life. Par ailleurs, les juges conservateurs de la Cour défendent une lecture originaliste de la Constitution, rivée aux intentions et croyances supposées d’une poignée d’hommes blancs du XIXe siècle, à l’époque de la rédaction du XIVe amendement. Or, si l’on argue comme le font ces juges que la Constitution ne mentionne nul «droit à l’avortement» mais bien un «droit à la vie», alors, pour peu que l’on prête aux auteurs du XIVe amendement la conviction que la notion de «personne» s’applique avant comme après la naissance, cette Cour pourrait bien décréter que tout avortement est contraire à l’esprit de la Constitution.

Redoutez-vous, comme l’ont formulé activistes et leaders démocrates, que la fin de Roe annonce d’autres régressions des droits ?

Je n’en ai pas la certitude, et cela ne va pas forcément se produire dans l’année à venir, mais c’est tout de même le plus probable. D’abord pour des questions de cohérence dans la vision du droit constitutionnel à l’œuvre : s’il s’agit d’interpréter la Constitution selon une grille vieille de plusieurs siècles, le droit à l’intimité sur lequel repose le choix de partenaires de même sexe ne tient pas, pas plus que celui au mariage pour les couples homosexuels ou l’accès à la contraception. Si la logique qui renverse Roe aujourd’hui est appliquée jusqu’au bout, tous ces droits pourraient tomber.

D’autant qu’il y a une hostilité connue de plusieurs juges à ces acquis : Samuel Alito et Clarence Thomas ont très explicitement formulé, encore tout récemment, qu’ils considéraient l’arrêt favorable au mariage des couples de même sexe comme une erreur, qui devrait être rectifiée. L’appétit existe donc au sein de la Cour actuelle, tout comme dans plusieurs Etats conservateurs. Enfin, dans le cas des droits contraceptifs, leur définition juridique n’est pas si clairement distincte de celle de l’avortement dans de nombreux Etats, et ces derniers pourraient tout à fait bannir la pilule simplement en l’incluant dans leurs lois anti-avortement déjà existantes, sans même saisir la Cour.

Rien n’est sûr ni simple à prévoir, et tout cela peut paraître insensé. Mais il faut mesurer combien ce qui peut apparaître politiquement réaliste ou possible à un moment donné est susceptible d’évoluer dramatiquement en peu de temps : si vous aviez posé la question en 2015 de l’éventualité que Roe soit anéanti par la Cour suprême dans la décennie à venir, beaucoup de juristes et d’experts vous auraient alors dit que c’était tout à fait impensable.


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