jeudi 30 juin 2022

Manon Garcia : « Le droit à l’avortement ne fait pas obstacle à la façon dont la misogynie s’exprime dans la culture française »

 




TRIBUNE

Manon Garcia Philosophe

Publié le 28 juin 2022

Si la décision de la Cour suprême des Etats-Unis de remettre en cause le droit à l’avortement est gravissime, la philosophe Manon Garcia invite, dans une tribune au « Monde », les pouvoirs publics à lutter contre la culture du viol en France, et à assurer une réelle accessibilité à l’IVG.

La Cour suprême des Etats-Unis a décidé, vendredi 24 juin, de mettre fin à l’autorisation fédérale de recourir à l’avortement. Cette décision est une catastrophe pour les femmes et pour toute personne qui possède un utérus, et qui pourrait avoir besoin d’une interruption volontaire de grossesse (IVG) dans ce pays, car elle ouvre la porte à la pénalisation de l’avortement dans la moitié des Etats (selon l’institut Guttmacher, vingt-six Etats pourraient l’interdire).

Elle est aussi catastrophique pour la démocratie américaine. Noah Feldman, professeur de droit constitutionnel à l’université Harvard, la qualifie même de « suicide institutionnel » de la part de la Cour suprême, tant elle remet en cause sa légitimité : au lieu de garantir les droits des individus contre d’éventuelles intrusions étatiques, elle s’occupe désormais de priver les personnes de droit. Il ne fait pas beaucoup de doute, de ce côté de l’Atlantique, que cette décision est une extrême mauvaise nouvelle à tout point de vue.

Pourtant, l’unanimité apparente des condamnations de cette décision en France ne doit pas masquer une réalité plus complexe que l’image simpliste d’un pays féministe, contre des Etats-Unis qui s’enfonceraient dans un conservatisme religieux et sexiste.

Tout d’abord, même s’il est vraisemblable que les députés voteront dans les prochains jours l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution, l’accès à l’IVG en France, est loin d’être garanti de manière égale selon les territoires et les classes sociales. Et la sous-dotation de l’hôpital public rend cet accès de plus en plus difficile.

En outre, devant la défense du droit à l’avortement sur Twitter par Damien Abad – mis en cause pour viol par plusieurs femmes et nommé ministre par Elisabeth Borne –, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur une possible instrumentalisation de cette décision américaine par le gouvernement. Serait-ce, en partie, une occasion de faire oublier les accusations de violences sexuelles contre trois membres du gouvernement, M. Abad, Gérald Darmanin et Chrysoula Zacharopoulou ? Il est sans doute moins coûteux d’inscrire l’avortement dans la Constitution que d’investir massivement dans l’hôpital public, ou de constituer un gouvernement exemplaire sur les violences sexuelles.

Outre ces considérations politiques, le fait que le droit à l’avortement semble faire l’objet de très peu de débats en France, alors qu’aux Etats-Unis les conservateurs antichoix ont réussi à en faire la question déterminant le clivage gauche-droite, semble inviter à l’optimisme. Il serait tentant d’y voir le signe que la France respecterait bien davantage le droit des femmes à disposer de leur corps et à choisir pour elles-mêmes, que nombre de conquêtes féministes seraient désormais des acquis.

Différences culturelles

Si le droit à l’avortement en France est indéniablement un acquis crucial de la lutte des féministes pour l’autonomie des femmes, cela ne signifie pas pour autant que le droit des Françaises à disposer de leur corps fasse pour autant l’unanimité. Il est probable que la différence entre la France et les Etats-Unis sur la question de l’avortement s’explique au moins, en partie, par des différences culturelles qui font que la misogynie s’exprime différemment entre les deux pays. Le droit à l’avortement ne fait pas fondamentalement obstacle à la façon dont la misogynie s’exprime dans la culture française, alors qu’il va à l’encontre des attentes misogynes les plus répandues aux Etats-Unis.

En effet, lorsqu’on analyse philosophiquement le droit à l’avortement, on peut choisir de voir, dans une décision d’avorter, principalement le refus d’être mère, ou principalement la possibilité d’une déconnexion de la sexualité et de la parentalité, donc éventuellement un moyen de permettre aux hommes de jouir du corps des femmes sans conséquences. Simone de Beauvoir en son temps montrait déjà que les représentations sexistes de la féminité sont tiraillées entre le mythe de la femme comme mère nourricière affectueuse, et la femme comme amante, comme objet de désir. Les différentes cultures accordent un poids plus ou moins important à ces représentations, et il est clair que chez les évangéliques conservateurs américains, la vision de la femme comme mère pure triomphe sur la représentation de la femme comme corps à posséder sexuellement.

Plus largement, la place plus grande accordée à la religion et une certaine réserve sur la sexualité font qu’aux Etats-Unis la féminité et la maternité sont beaucoup plus intimement liées qu’en France, où les rapports entre les individus sont beaucoup plus volontiers sexualisés. Un exemple frappant de ce contraste se trouve dans les recommandations faites aux femmes venant d’accoucher : alors qu’aux Etats-Unis les médecins sont formels, tout rapport pénétratif dans les six semaines après un accouchement est déconseillé, les femmes françaises sont invitées – par le pédopsychiatre star Marcel Rufo, dans Elever son enfant [avec Christine Schilte, Hachette Pratique, 2015], par exemple – à accueillir les supposés besoins de leur mari aussi vite que possible, sans quoi elles risqueraient qu’il aille voir ailleurs et qu’il jalouse l’enfant.

Consentement sexuel verbalisé

Pour le dire autrement, au lieu de se contenter de l’idée simpliste selon laquelle les Américains seraient des réactionnaires ridicules d’obscurantisme face à une civilisation française qui porterait haut l’égalité des sexes et l’autonomie féminine, il convient de complexifier l’analyse pour déceler différentes formes de misogynie. La philosophe australienne Kate Manne affirme que la domination masculine confère aux hommes un « sense of entitlement », que l’on pourrait traduire par « sentiment que toute chose nous est légitimement due », en particulier dans leur relation aux femmes.

Les hommes sont socialisés à penser que les femmes doivent laver leurs chaussettes, porter et élever leurs enfants, leur rendre tout un tas de services, et être à leur disposition sexuelle. Si l’on se représente qu’une femme est avant tout une mère qui a vocation à porter les enfants de l’homme sans avoir son mot à dire, le droit des femmes à avorter, donc à choisir éventuellement de ne pas porter un enfant, est insupportable. Mais si l’on attend d’abord des femmes d’être disponibles aux désirs sexuels des hommes, la contraception et l’avortement permettent à ces hommes de ne pas risquer les devoirs, au moins financiers, de la paternité.

Les Etats-Unis acceptent sans trop de difficulté la nécessité pour le consentement sexuel d’être verbalisé, au risque que l’accès sexuel des hommes au corps des femmes et des autres hommes soit diminué, tandis que cette idée rencontre bien plus de résistances en France. A l’inverse, le droit des femmes à choisir d’être ou non mères, est bien plus insupportable aux réactionnaires étasuniens qu’aux Français.

Plutôt que de se gargariser de notre supposée supériorité sur les Américains, peut-être pourrions-nous concentrer nos efforts sur la lutte pour une réelle accessibilité de l’avortement en France et contre la culture du viol, qui remet chaque jour en question le droit des femmes de choisir pour elles-mêmes.

Manon Garcia est professeure de philosophie à l’université Yale (Connecticut). Elle a écrit « La Conversation des sexes. Philosophie du consentement » (Flammarion, 2021).


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