jeudi 30 juin 2022

Force des caractères Ervé, sans-domicile-fixe: mémoires de guigne

par Ramsès Kefi  publié le 26 juin 2022

Dureté des foyers dans l’enfance, vie de galère à la rue plus tard, rencontres… «Libération» s’est entretenu avec le SDF de 50 ans, qui a publié en avril «Ecritures carnassières», un premier livre dans lequel il arpente son passé. 

Quand les smartphones n’étaient pas encore de ce monde, Ervé regardait l’heure sur les horodateurs. «Ah, il est 4 h 30.» Plus que deux heures trente avant l’ouverture du café. «Oh putain.» Il dit que cette attente dans l’obscurité, sans toquante au poignet, se rapproche le plus de ce qu’on appelle la solitude. «Le seul bruit que tu entends, ce sont tes pas.» Une petite lumière s’allume ici ou là. «Ah, quelqu’un se lève… Il doit travailler dans les bureaux.» Il observe tout. «Ah, il est 5 h 30.» Paris dort, Ervé marche. C’était régulier : tuer deux heures et demie dans la nuit, en attendant le premier kawa, un sac sur le dos pesant la moitié d’un homme. «C’est un temps long, qui se dilate.» Quand il l’enquille enfin, ce n’est pas pour se réveiller. Mais pour consoler sa fatigue.

Ervé a sorti Ecritures carnassières en avril, son premier livre, dont son passé est le personnage principal. Un recueil nerveux de souvenirs et une vadrouille dans les tiroirs de sa mémoire. Y sont rangés, sans être pliés ni repassés, ses récits de Ddass où il fut placé tout gosse dans le nord de la France jusqu’à son arrivée à Paris au mitan des années 90. Les passages sont rudes quand ils abordent la pédophilie, un enfant au sexe malmené (victime de sévices parentaux) à la douche et cette vieille dame qui, en foyer, lui reniflait l’anus. Ils se tranquillisent quand Ervé raconte ses «petites fugues» d’antan à l’étang, un concert de Léo Ferré avec son éducateur et son histoire d’amour, plus tard, avec une bénévole – «Elle». Depuis trente ans, l’homme à la barbe longue est SDF. «Dans la rue je n’avais que ça à foutre, fabriquer des tiroirs dans ma tête pour ranger les souvenirs.»

Ervé, dit «Crapo», a été un personnage de Libération, pensionnaire de quelques pages. Le journal l’a suivi, un temps, au moment de la présidentielle de 2017, pour discuter de politique. Et du reste. A l’époque, il est du côté du canal Saint-Martin, dans le Xe arrondissement de Paris. Le lien n’a jamais été coupé. En 2019, il craignait de rejoindre le club des 49 – l’espérance de vie d’un être humain dans la rue. Il s’en approchait tout doucement – quelques mois à peine l’en séparaient. On l’a croisé à la toute fin du printemps dans l’arrière-salle d’un café, à Paris, à deux cents pas de la Sorbonne. Il doit se trouver un autre club : il a désormais 50 ans. Ervé avait posé un préalable à l’entretien : si la personne qui l’interroge n’a pas lu son bouquin, annulons tout, sans regret aucun. Son éditrice, à côté de lui, rappelle que c’est du boulot sérieux, que la maison (Maurice Nadaud) est sérieuse, «voire considérée élitiste». Elle l’a repéré sur Twitter, où il a glissé des extraits de ses carnets. Il insiste : «Ce sont des souvenirs, des bribes de souvenirs. Je me les répète deux ou trois fois dans ma tête, et je les mets dans un tiroir.»

«Tu touches à ma voiture, clochard ?»

La rue lui a un jour volé vingt ans d’écriture. Dans un sac, il avait des photos de ses filles, des bracelets qu’elles lui ont confectionnés, son premier livre acheté et jauni par le temps (Une saison en enferde Rimbaud) et des carnets noircis de textes. Envolés. Un jour, il est dépouillé. «Rimbaud, je l’avais acheté avec mon argent de poche. C’était mon précieux.» La misère n’a pas un trait de beau. Un soir qu’il se couchait entre deux voitures pour s’endormir, Ervé se fait salement dérouiller. Il pleut, il est affamé, c’est l’hiver. «Tu touches à ma voiture, clochard ?» C’était en face d’une église.

Avec «Elle», dont il est séparé, l’histoire a l’air de pouvoir se prolonger jusqu’à l’au-delà. Au commencement, il avait remarqué qu’elle aimait le chocolat au lait. Alors, il lui a offert du chocolat au lait. Ecritures Carnassières est certes une sacoche de souvenirs, mais il est surtout une lettre d’amour pour «Elle». Dans l’arrière-salle du café, il a pris trente secondes pour être précis. «On s’est entre-aperçus en 2007 avec “Elle”, on a commencé à se connaître en 2008.» Puis l’amour, puis deux gamines. Puis la séparation et le fil d’une texture inconnue qui les relie. «Elle» s’inquiète encore pour lui malgré la rupture, il revient, il repart. Quand il n’est pas fracassé, il file voir ses deux petites. Quand il est fracassé, ou en manque d’elles, il pleure, beaucoup. Il surnomme ses gamines «ses deux poumons». Il rit : «Avec “Elle”, on baisait une fois tous les deux ans et elle est tombée deux fois enceinte. C’est vrai, puisque je l’écris.»

Crapo garde désormais tous ses textes. A cause de tous les autres perdus et d’une religion qu’il s’est faite. «Si un texte touche au moins une personne qui le lit, ça me va. Je n’efface pas.» Son bouquin est fort de sa non-gourmandise. L’auteur ne s’étale pas. 140 pages à manger sans couverts, gueule et groin dans la gamelle. Plus, c’était l’écœurement ; moins, c’était la fringale. Elles suffisent amplement pour mastiquer et digérer la tristesse de son parcours, dont des pans ressemblent comme deux gouttes d’eau à ce que d’aucuns appelleraient la poisse. Il ne connaît pas son père, et sa mère n’est pas dans le coup. Pas du tout. Il vivra trop loin de ses deux frères. A la vérité, il est tout seul.

Ervé est malade. Il est alcoolique – et le confesse. Le mot «bière» prononcé lui inspire d’en commander une autre. «J’ai 50 ans, dont 40 bourré, ou presque.» A 13 ou 14 ans, son éducateur n’avait aucun problème avec ça. Il le ramenait au bar, Ervé se calait sur un tabouret et ils enquillaient les mousses pour papoter. «C’était une autre époque, les années 80. Aujourd’hui, je regarde ça avec du recul. On n’avait pas le droit de revenir au foyer avec les yeux rouges après avoir fumé un pétard, mais on pouvait picoler.» Crapo allait au collège avec deux bouteilles de bière dans le sac. Une fois descendues, il pouvait étudier et supporter le regard des autres. Sinon, ça l’ennuyait. Dans ses tiroirs à souvenirs, il jure qu’il y a des odeurs. Comme celle de la vase. Il l’assure : «J’ai 50 ans et j’ai l’impression de surplomber le gamin que j’étais, de le regarder quand j’écris.»

Paris est une ruche à rencontres improbables

Ervé a été embrassé sur la bouche par Emmanuelle Béart. Un smack, pendant une mobilisation. Paris est violent dans les recoins, mais Paris est une ruche à rencontres improbables. Ervé rejoue un dialogue avec Mathieu Kassovitz, qui passait un jour du côté du canal Saint-Martin :

«Ça va mec ? – J’ai la haine. – Je te paie un coup ? – Ouais, merci.»

Il lui a payé un coup et laissé un petit billet. Kif-kif avec feu Mano Solo. Ervé pointe l’index en l’air. «Je lui ai dit “j’aime bien ton père”.» Cabu. Ils ont joué de la guitare jusqu’à trois heures du matin. Pétards, musique, bières. Mano Solo est mort à 46 ans.

Ervé est à l’abri, en région parisienne, sans préciser où. Depuis novembre, il dort dans un atelier prêté par un ami, où il écrit tranquillement. Un type lui avait récemment offert une guitare, qu’un copain restaurateur garde dans sa cave, avec ses bouquins – une quarantaine. «Ma priorité est l’écriture, plus la guitare.» Il est dans la rédaction du second livre. Le titre est déjà choisi : Morsures de nuit. Il coupe : «Il y aura des passages de jour.» Encore des bribes de souvenirs. La suite des autres, ou des fragments manquants. Des copains dans la rue, quelques-uns se sont aussi lancés dans l’écriture. «Ben c’est bien, écrivez !» Certains lui ont tendu des post-it, avec trois phrases grattées dessus. «Je leur dis “ce n’est pas de l’écriture, prenez un carnet”.» Il conseille de s’entourer d’un comité de lecture. Trois, quatre personnes. Pas pour la critique. Juste pour savoir si le texte se renifle bien.

«Personne ne veut critiquer mon livre négativement, bordel de merde ?»

—  Ervé

Ervé a été abîmé par la rue. Trente ans dedans ou presque, avec des toits ponctuels, de la bagarre, des épisodes de drogue, des plombs qui pètent et des répits relatifs. Petits boulots ici, petits boulots là-bas, un toit ici, une escapade là-bas. «Si je suis SDF à Paris, je peux l’être en Bretagne.» Avant, il n’avait rien contre le mot «clochard». Là, il utilisera une fois le mot «vagabonder». Avant, il préférait«personne SDF». Ce qu’on perçoit de cabossé, comme ça, au premier coup d’œil : les dents, la voix, la maladie, la fatigue de la raconter à des gens qui n’ont pas vécu sa misère de naissance. Et de facto, la fatigue de sa fatigue. La rue a changé. En 2019, quand il craignait de s’arrêter à 49 ans, il l’avait perçue plus violente, avec des codes dissous par de nouveaux visages. Il avait peur, pour la première fois. A ce moment, la mort s’y était mise aussi : elle se frottait à lui un peu trop serrée. Problèmes cardiovasculaires. Son cœur s’est déjà arrêté de battre.

Sur l’alcool, son poison et son élixir, il remarque qu’il est peut-être dans le ton, maintenant qu’il est du métier : «Il y a toujours une buvette dans les salons du livre.» Et «j’ai une céphalée permanente»,que la bière soulage comme elle peut. Sa promo est belle. Télé, radio, papier. Il exige de l’ordre dans la présentation : «Ervé a écrit un livre et, accessoirement, il est SDF. Ce n’est pas un SDF qui écrit le livre, ça n’a aucun intérêt.» On sait ce que cela sous-entendrait : la pitié. Dans la rue, il entend des «clap, clap, clap». Les applaudissements. «Personne ne veut critiquer mon livre négativement, bordel de merde ?» Le nœud est ailleurs : des bouquins reposant sur du walou reçoivent de merveilleuses critiques. Ervé a fait lire son bouquin à «Elle» pour avoir son autorisation et sa bénédiction. Il y a des détails sur leur rencontre, sur ses larmes, sur leur premier baiser, sur leurs virées là où il avait envie de l’emmener. «Elle m’a dit, “ouais, ça s’est vraiment passé comme ça, j’avais oublié, mais c’est exactement comme ça”. Elle m’a donné toute latitude pour raconter.» Bénis soient les tiroirs.


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