vendredi 24 juin 2022

L’assassinat d’une psychologue qui s’apprêtait à faire un signalement pour attouchements sexuels devant la justice

Par    Publié le 23 juin 2022

Albert Blanc, 77 ans, a été jugé devant les assises de Haute-Savoie pour l’assassinat de Morgane Nauwelaers, 33 ans, la psychologue de sa fille, d’un coup de carabine dans le visage, dans son cabinet, à Annecy. Il a été condamné à trente ans de réclusion criminelle.

Des fleurs ont été déposées, le 27 août 2020, à Annecy, devant le cabinet de la psychologue Morgane Nauwelaers, où elle a été tuée, la veille.

Albert Blanc entend mal. Alors, depuis mardi 21 juin, dans la salle de la cour d’assises de Haute-Savoie, l’accusé détenu de 77 ans s’assoit dans le prétoire et change régulièrement sa chaise de place pour écouter son procès.

Il est jugé pour assassinat. Le 26 août 2020, il a tué la psychologue de sa fille, dans son cabinet à Annecy, d’un coup de carabine dans le visage, tiré à bout portant. Morgane Nauwelaers avait 33 ans. Elle partageait sa salle d’attente avec son mari, Louis, psychologue clinicien libéral, comme elle. Louis était juste à côté, il a tout entendu, il a tout vu.

Là, il faut respirer un grand coup avant de plonger dans la nuit. Louis raconte. « Notre enfant a 14 mois. Je l’ai veillé toute la nuit parce qu’il faisait ses dents. J’arrive au cabinet, Morgane me dit qu’elle est en train de faire un signalement judiciaire. Elle prend le temps de lever la tête de son ordinateur, elle me remercie pour notre fils et me dit : “Courage, je t’aime.” Ce sont ses derniers mots. Je vais en consultation. A un moment, mon patient me demande d’aller aux toilettes. Il laisse la porte du cabinet ouverte, je me lève pour la refermer, je vois un homme dans la salle d’attente, il se lève et se rassoit à ma vue. Je lui demande s’il a rendez-vous. Il me dit oui et il me montre la porte du bureau de Morgane. Cinq minutes après, le coup de feu retentit. Je comprends tout de suite que c’est un tir d’arme à feu. Ma première pensée, c’est que c’est un patient qui s’est suicidé. Je bondis de mon fauteuil et je vois Morgane…[Louis agrippe la barre, ferme les yeux, reprend son récit.] J’entends un râle. J’agis par automatisme, une décharge d’adrénaline pure. Je cours dans les escaliers. Je vois l’homme descendre avec son fusil à la main, je hurle de toutes mes forces, je lui prends son fusil et je lui assène plusieurs coups sur la tête, il saigne, il s’enfuit, je hurle, je crie de l’arrêter, qu’il a tué ma femme. Je remonte rejoindre Morgane. »

Louis s’interrompt. Le trentenaire barbu aux yeux sombres se retourne vers son père, sa mère, son frère, assis au premier rang, vers les frères et les sœurs de Morgane, vers ses amis, tous ces regards tendus, à la fois dévastés et encourageants, pour s’excuser autant que pour y puiser la force de poursuivre. « C’est la première fois que je vais raconter vraiment devant mes proches ce que j’ai vu. Je crois que c’est le moment que j’arrête de me censurer… »

« Toute la partie basse de son visage est explosée. Je la mets en PLS[position latérale de sécurité], je libère sa trachée, je lui ordonne de respirer, je lui interdis de mourir. Et en même temps, il y a une partie de moi qui comprend que c’est létal. Il y a un trou énorme. Il ne reste plus rien. A part le trou de sa trachée qui essaie de respirer. » Les jurés baissent la tête, l’une d’entre eux enfouit ses larmes dans ses longs cheveux. Louis dit que, depuis, il survit en recomposant le beau visage aux traits fins et le grand sourire aux dents blanches de Morgane.

Lourd secret de famille

L’« information préoccupante » que rédigeait Morgane Nauwelaers, ce mercredi 26 août 2020, concernait Albert Blanc. La psychologue signalait des attouchements sexuels commis par le grand-père sur sa petite-fille. Et aussi, près de quarante ans plus tôt, sur sa propre fille, Malaurie. Morgane Nauwelaers avait beaucoup réfléchi avant de se décider. Malaurie, la patiente qui lui avait confié ce lourd secret de famille, la suppliait de ne rien dire. Elle la harcelait sur son portable. Elle lui avait même passé sa fille. La gamine, en sanglots, criait qu’elle n’était pas prête, qu’elle ne voulait pas faire de mal à son « papy » et qu’elle avait peur que son père demande le divorce s’il apprenait ce qui s’était passé.

Auprès de Louis, Morgane s’était ouverte de son cas de conscience. « Elle me confie qu’elle est inquiète pour sa patiente, pour la fille de sa patiente, pour sa famille, pour la rupture de l’alliance thérapeutique », raconte-t-il. Il lui dit qu’elle n’a pas le choix.

Morgane revoit Malaurie. Elle tente une nouvelle fois de la convaincre de faire elle-même une démarche auprès des autorités judiciaires. En vain. La psychologue la prévient alors qu’elle va procéder au signalement, dans les jours qui suivent. Dans son carnet de consultation, après l’entretien, elle note : « Signalement. 2 démarches : Comprendre la fille, protéger la petite-fille ; Soigner le père, le confronter à ses actes. » A côté, elle a esquissé un croquis de sa patiente. Elle lui a dessiné une bouche cousue. On est lundi 24 août.

Quelques jours plus tôt, Albert Blanc, chef d’entreprise à la retraite, qui vit confortablement sur les hauteurs de Chambéry, est allé à Annecy. Il a repéré le cabinet de Morgane Nauwelaers, est monté jusqu’à la porte, à l’étage. Dans un parking, il a dévissé et volé les plaques d’immatriculation d’une voiture. Sur Internet, il avait fait des recherches. « Morgane Nauwelaers », « pédophilie »,« signalement », « jugement rendu pour inceste ». Puis il a scié le canon de son vieux fusil de chasse inutilisé pour qu’il rentre dans une housse de camping et il a réservé une voiture dans une agence de location. Le matin du mercredi 26 août, il a glissé deux cartouches dans le fusil et deux autres dans la poche de son jean. Il a pris soin de laisser son téléphone à Chambéry, a récupéré la voiture de location, changé les plaques en arrivant à Annecy, est entré dans l’immeuble, s’est assis dans la salle d’attente, a attendu que Morgane Nauwelaers sorte de son cabinet. Et il a tiré.

« Je me suis senti acculé »

« C’était pour régler un problème. C’était pas pour tuer. Cette femme, je ne la connaissais pas. Je ne voyais pas une personne. Je ne voyais que la menace qu’elle représentait. J’étais dans un sentiment d’urgence. Tout s’effondrait. Les réunions de famille, tout ça… Pour nous, ça devait être placé aux oubliettes, dans les secrets de famille. J’avais dit à ma petite-fille : “On oublie et on n’en reparle plus.” Avec ma fille, c’était différent. J’allais lui raconter une histoire dans son lit, et, une fois, je lui ai caressé le sexe. Elle s’est raidie. Ça s’est arrêté là. J’ai eu tort de ne pas en discuter avec elle. Je sais que j’ai enfreint la loi, comme un jour, on grille un feu. Mais tant qu’on reste en famille, c’est entre nous, c’est intime. Dès qu’on va en justice, c’est public, ça prend une autre dimension… Je me suis senti acculé. Sur la pédophilie, on mélange tout. Des Fourniret qui font du mal aux enfants et des gens comme moi. Bien sûr, c’est condamné par la loi. Mais ça dépend des époques. En ce moment, on fait beaucoup de cas de la parole des femmes et des enfants. Moi, quand j’étais gosse, un pêcheur m’a demandé plusieurs fois de lui montrer mon robinet. Ça m’a pas traumatisé. Ma sœur avait dix ans de plus que moi, on dormait dans la même chambre. Elle me disait : “Viens, on va faire entrer la petite auto dans le garage.” Alors, je faisais entrer la petite auto dans le garage. Ça m’a pas traumatisé. »

Au psychiatre qui l’a examiné, Albert Blanc a dit qu’il avait fait une« connerie » en tuant Morgane Nauwelaers, mais qu’elle s’était « entêtée » avec cette histoire de signalementDevant la cour et les jurés, il ajoute : « Moi, je voyais qu’une chose : c’est qu’elle avait reçu ma fille pour la soigner et que ma fille sortait dans un état lamentable… Une fille qui aime son père ne peut pas le dénoncer. J’avais un sentiment d’injustice. C’était ça que je ressentais à l’époque. On le pensait tous. On se trompait… J’aime ma famille… J’ai tout foutu en l’air ! » Le vieil homme craque et s’effondre en larmes.

Malaurie s’avance face à la cour et aux jurés. Elle est grande, fine, élégante. « Fin septembre 2019, je suis allée consulter, parce que j’étais proche du burn-out. En 2017, ma fille m’avait confié que mon père avait fait des attouchements sur elle. Je lui avais demandé des explications. Il s’était excusé et avait dit qu’il ne recommencerait plus. Et il n’a plus recommencé. Pour moi, ce signalement, c’était une catastrophe. Mon fils allait être au courant. Mon mari aussi. J’avais peur que ma famille explose. Bon, j’ai pas fait ce qu’il fallait… »

Malaurie ne rendait compte qu’à son père de ses consultations.

« Comment réagissait-il ?, demande le président de la cour, François-Xavier Manteaux.

— Ben, il était embêté…

— Embêté ? Embêté de quoi ?

— Des conséquences…

— Pour qui ?

Silence.

— Pourquoi avertir votre père de ce signalement ?

— Ça me paraissait normal de l’informer… »

Elle trouvait aussi « naturel » de donner à son père le nom de sa psychologue et de lui indiquer le lieu où elle exerçait. En sortant du cabinet de Morgane Nauwelaers, lundi 24 août, elle l’a prévenu que, cette fois, le signalement était imminent.

« Cette information est celle qui conduit à la mort de Morgane Nauwelaers…

Silence.

— Avez-vous conscience d’avoir été vous-même victime d’un père incestueux ?, interroge l’avocate générale, Line Bonnet-Mathis.

Silence.

— Vous avez été anorexique à l’adolescence. Vous avez rencontré des difficultés à l’âge adulte. Avez-vous fait le lien avec ce qui s’est passé avec votre père ?

— Je n’ai jamais fait le lien. Aujourd’hui, je comprends… Je comprends mieux que… que…

Silence.

— Mais à l’époque, c’était suffisant pour moi qu’il s’excuse…

— Avez-vous un suivi psychologique aujourd’hui ?

— Non. »

Arlette, l’épouse d’Albert Blanc, a la même silhouette délicate que sa fille. « Je ne peux que condamner », dit-elle. Elle dit aussi qu’elle a demandé le divorce, « pour que ma petite-fille sache de quel côté je suis ». Mais elle va toujours voir son mari en prison. Elle dit encore qu’elle n’a jamais rien su, rien vu, et qu’elle n’a appris qu’à la mi-août 2020, de la bouche de Malaurie, les « caresses sur les fesses »du grand-père sur sa petite-fille.

« De toute façon, je ne voulais pas avoir de détails, c’était trop dur…

— Et avec votre mari, vous en avez parlé ?

— Non. J’ai toujours pensé qu’on en parlerait après le procès… »

Mais l’élégante épouse vacille quand on donne lecture des messages qu’elle a échangés avec son mari en ce fameux mois d’août. Albert Blanc était resté seul à Chambéry, Arlette avait emmené sa fille et ses deux petits-enfants en vacances, Malaurie suppliait alors chaque jour sa psychologue de ne pas faire de signalement. « Pas de changement, elle est super bornée », écrit Arlette à Albert.

« “Elle”, c’est qui ? », demande le président.

Silence. Terrible silence.

Mercredi soir, à la suspension d’audience, un homme, la tête baissée, tourne en rond au pied des marches du palais de justice, seul. Il hésite, fait quelques pas, s’arrête, puis marche vers le groupe qui entoure Louis. Le fils d’Albert Blanc s’approche du mari de Morgane et lui touche la main.

Jeudi 23 juin, Albert Blanc a été condamné à trente ans de réclusion criminelle, conformément aux réquisitions de l’avocate générale. Cette dernière a également demandé que le fils de la psychologue soit reconnu pupille de la nation. Une procédure sera déterminée devant une autre instance.


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