lundi 20 juin 2022

« C’est ça, un système hospitalier qui craque » : la vie sans urgences de nuit depuis sept mois à Draguignan

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Publié le 19 juin 2022

REPORTAGE L’hôpital de la Dracénie a dû réduire ses horaires d’ouverture faute de médecins. Après 20 h 30, les patients doivent aller au prochain hôpital, à 32 kilomètres de là, ou attendre le lendemain.

Minuit a sonné lorsque le jeune homme s’assoit péniblement dans le bureau d’accueil des urgences de Draguignan (Var). Il a fait un faux mouvement en sortant de sa voiture, sept heures plus tôt. L’articulation du genou a craqué, il a pensé que ce ne serait rien mais le gonflement et la douleur l’ont détrompé. Justine Bridoux, l’infirmière d’accueil et d’orientation, confirme : « Ça ressemble au minimum à une entorse. » Il faudrait passer une radio, voire une IRM. Un bref entretien avec le médecin pour validation, puis : « Le souci, c’est qu’on est fermé, on ne peut pas vous prendre en charge. »

L’écriteau à l’entrée l’annonçait en lettres rouges, le patient n’est pas surpris. Mais il vient d’une petite commune du sud des Alpes-de-Haute-Provence, le département limitrophe, et a déjà fait une heure de route, car il a trouvé porte close aux urgences de Manosque. « Je peux faire quoi ? », tente-t-il auprès de l’infirmière. Attendre le lendemain matin, ou aller jusqu’au prochain hôpital, Fréjus-Saint-Raphaël, à 32 kilomètres de là. Il choisit Fréjus, en espérant que « ce ne soit pas complet ».

Le service des urgences du centre hospitalier de la Dracénie, fermé la nuit depuis sept mois faut de médecins, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

« Plus d’une heure et demie de route pour trouver des urgences ouvertes… C’est ça, un système hospitalier qui craque », commente Jean-Daniel Anguiviel, infirmier aux urgences, en regardant le patient claudiquant se diriger vers la sortie. La scène est devenue familière pour les deux infirmiers. En ce mercredi de début juin, voilà sept mois que les urgences de l’hôpital de la Dracénie sont fermées entre 20 h 30 et 8 h 30.

Depuis le 29 octobre 2021, il n’y a plus qu’un médecin de garde la nuit – contre trois le reste du temps – pour prendre en charge seulement les urgences vitales. Tous les autres patients doivent rentrer chez eux, ou aller ailleurs : à Fréjus, le plus souvent, mais aussi à Brignoles, à 60 kilomètres, à Grasse, à 77 kilomètres, voire à Toulon, à 86 kilomètres.

Océane et Kevin font partie des dernières personnes acceptées aux urgences, en cette fin d’après-midi, et attendent leur prise en charge à l’hôpital de la Dracénie, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

C’est le manque de médecins qui a placé cet hôpital dans une situation critique. A l’automne 2021, après deux ans de pandémie de Covid-19 qui ont essoré les soignants et un été où les urgences du Var ont été particulièrement sollicitées, une vague de départs a fait tomber le nombre de postes occupés à six. Depuis, le nombre de médecins n’est jamais remonté à plus de huit ou neuf, alors que le service, qui enregistre 45 000 passages par an, en requiert vingt-deux.

Trajets rallongés

« On ne pouvait plus faire notre travail, déplore le docteur Ariel Uzkuras, 51 ans dont vingt-six aux urgences de la Dracénie. On enchaînait les gardes, ce n’était plus possible de rester ouverts non-stop sans nous épuiser et mettre en danger les patients. » Il a beau répéter qu’il n’y a « plus d’autre choix »,il reste abasourdi. Fermer les urgences, ce service permanent, gratuit, ouvert à tous, symbole d’un service public de santé qui vise à garantir à chacun un accès aux soins sur tout le territoire, il n’aurait « jamais pensé vivre ça ».

Dans le bureau des soignants, où sont discutés les cas, étudiés les résultats d’examen et passés les appels pour trouver des lits dans les étages, personne n’est surpris par cette crise. « Ça fait des années qu’on dit que l’hôpital manque de moyens pour un flux de patients en constante augmentation, et que les soignants sont épuisés, dénonce avec amertume l’une des médecins, qui a souhaité conserver l’anonymat. Il y a eu des grèves aux urgences, on s’est mobilisés… Qui nous a écoutés ? »

Ariel Uzkuras, médecin à l’hôpital de la Dracénie depuis vingt-six ans, ici, au service des urgences, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

« Les difficultés de Draguignan sont un précurseur de ce que l’on observe désormais sur tout le territoire national », note Henri Carbuccia, délégué départemental du Var à l’agence régionale de santé (ARS) de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Et l’exemple dracénois donne un aperçu de l’onde de choc générée par un service d’urgences qui flanche.

Draguignan fermé, les patients se sont reportés sur les hôpitaux voisins. A Fréjus, le nombre de passages aux urgences a augmenté de 30 % depuis le mois de novembre 2021, selon le directeur de l’hôpital, Frédéric Limouzy. En plus des patients amenés par les services de secours, l’hôpital voit arriver des habitants qui « ne cherchent parfois même plus à savoir si Draguignan est ouvert : nuit ou jour, ils viennent directement chez nous », affirme M. Limouzy. Il ne connaît pas la même pénurie d’urgentistes que Draguignan, mais ne cache pas que cette hausse des entrées accroît les difficultés de son établissement, lui aussi sous tension.

Mélanie Gérard, infirmière chargée de la prise en charge des urgences, pose un premier diagnostic sur un patient avant de l’orienter vers un médecin, aux urgences de la Dracénie, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

En première ligne pour transporter les patients plus loin, les pompiers et les ambulances ont vu leur temps d’intervention doubler, voire tripler. « Une heure et demie est devenue un minimum », résume Dominique Lain, président du service départemental d’incendie et de secours du Var (SDIS 83). Aux trajets rallongés s’ajoute le temps d’attente avant de faire admettre les patients transportés dans les autres hôpitaux, saturés.

Le SDIS a dû renforcer ses effectifs pour répondre aux sollicitations tout en gérant le risque – élevé – d’incendies, mais peine aussi à recruter. « On atteint les limites organisationnelles, humaines et financières de ce qu’on peut faire », s’inquiète M. Lain, qui souligne les coûts importants liés à la surconsommation d’essence et à l’usure du matériel.

« Etat de stress »

L’effet domino affecte jusqu’à Toulon, siège du SAMU 83. Les équipes du docteur Marc Fournier, chargées de la régulation des appels au 15 sur le Var, doivent composer avec ces nouvelles contraintes pour répartir, chaque nuit, une vingtaine de patients que Draguignan ne peut plus accueillir. « Nous savons qu’un patient peut désormais passer deux heures trente ou trois heures dans l’ambulance, illustre le docteur Fournier. Pour prendre nos décisions, nous devons être très attentifs au risque d’aggravation de son cas durant ce laps de temps afin que son diagnostic ne devienne pas critique avant d’arriver à l’hôpital. »

Caroline Michel, infirmière du SMUR, et Mélanie Gérard, infirmière d’accueil et d’orientation, examinent une patiente, aux urgences de la Dracénie, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

L’ARS évoque quelques situations « un peu limites », mais ne fait état d’aucun drame causé par cette fermeture nocturne depuis sept mois. Pour la population, elle reste néanmoins une préoccupation majeure. Le fonctionnement dégradé a instillé une crainte que la lumière allumée en continu aux urgences faisait taire jusqu’ici : celle de ne pas trouver d’aide « s’il arrive quelque chose ».

« La population a vécu cette fermeture comme un traumatisme », confirme le maire de Draguignan et président de la communauté de communes, Richard StrambioIl évoque un « état de stress » parmi les quelque 110 000 habitants de l’agglomération dracénoise, dont certains vivent déjà à plus de trente minutes de l’hôpital. « Dans un territoire semi-rural comme le nôtre, l’hôpital public est une solution de premier recours pour les patients, une réponse à la désertification médicale, analyse Caroline Chassin, directrice de l’hôpital de la Dracénie. Les urgences qui ferment, c’est une nouvelle digue qui cède. »

Franck Vario, médecin généraliste et coordinateur aux urgences de la Dracénie, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

Le réseau de santé dracénois a pourtant essayé, à son échelle, de répondre au déséquilibre entre les besoins de la population et les moyens des urgences. La médecine de ville de vingt-cinq communes du territoire s’organise depuis trois ans dans le cadre d’une communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) pour faciliter l’accès aux médecins traitants. Mais « nous n’avons recensé que 25 médecins généralistes sur Draguignan pour 40 000 habitants, et 60 pour environ 100 000 habitants de la Dracénie [l’agglomération] », souligne le docteur Franck Vario, vice-président de la CPTS, qui reçoit « tous les jours » des appels de patients cherchant un nouveau médecin. « Nous avons plusieurs semaines de délai pour des rendez-vous, on déborde et ça nous empêche de faire le filtre sur l’hôpital », constate-t-il.

« Pas une question d’argent »

De fait, ce soir-là, aux urgences de la Dracénie, on rencontre à la fois une personne âgée avec les symptômes d’un AVC, plusieurs fractures, une tentative de suicide par ingestion de médicaments, des plaies béantes… mais aussi des enfants fiévreux, des maux de ventre, et même un coup de soleil vieux de trois jours.

Des consultations de médecine générale sont assurées jusqu’à minuit dans l’enceinte de l’hôpital pour alléger les urgentistes de ces cas arrivés là par détresse, méconnaissance ou facilité, plus que par nécessité médicale. Au moment de la fermeture, ce soir de juin, ils sont encore une dizaine à attendre pour voir le médecin de ce « circuit parallèle ». En dépit de cette aide et de l’interruption des admissions à 20 h 30, les urgentistes travailleront jusqu’à minuit passé pour traiter tous les cas plus graves arrivés en début de soirée et leur trouver des lits d’hospitalisation.

Les pompiers amènent une des dernières patientes de la journée, une femme de 99 ans qui a fait une chute, aux urgences de la Dracénie, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

Pour résorber la pénurie de personnel, la directrice de l’établissement passe, elle, des heures au téléphone et en entretien – en vain. « Ces postes sont financés, ce n’est pas une question d’argent, insiste Caroline Chassin. Les médecins ne veulent plus venir pour des questions de qualité de vie au travail. »

Jean-Marc Minguet, 66 ans, ancien chef du service des urgences et directeur de la commission médicale d’établissement de Draguignan, détaille : « Quand vous devez prendre en charge neuf patients à vous seul, vous avez l’impression d’être maltraitant. Quand vous enchaînez les gardes de vingt-quatre heures aux urgences et les heures supplémentaires pour faire tenir un service en manque de moyens, que vous travaillez la nuit, le week-end, vous êtes physiquement et moralement usés. Les soignants ont accepté ça pendant des années, aujourd’hui ils ne veulent plus, surtout pour une faible rémunération. »

« Il faut tout repenser »

Même le recrutement des intérimaires est devenu une gageure, notamment en raison d’une concurrence sur les tarifs de garde – normalement plafonnés dans le public mais libres dans le privé – dans laquelle les établissements qui respectent le plafond sont perdants.

Signe de la fragilité du système, les plannings de la Dracénie ne tiennent que grâce au temps de travail additionnel consenti par les soignants et la coopération renforcée entre établissements du Var pour maintenir un service public auquel ils tiennent. L’ARS a mis en œuvre, dès sa création par le ministère de la santé, une « prime de solidarité territoriale » pour rémunérer les médecins d’autres hôpitaux du département venus en renfort à Draguignan en dehors de leurs obligations de service. Arnaud Cassignol est l’un d’eux. Urgentiste à Toulon, il assure deux gardes de vingt-quatre heures chaque mois à la Dracénie, au prix d’un planning qui affiche plus de deux cent quarante heures de travail pour le mois de juillet.

Une patiente reçue en début d’après-midi pour une forte fièvre, aux urgences de la Dracénie, à Draguignan (Var), le 8 juin 2022.

Lorsqu’il entend la ministre de la santé, Brigitte Bourguignon, annoncer le doublement de la rémunération des heures supplémentaires, il hausse les épaules. Il ne dit pas non à l’argent, mais il ne voit que des rustines dans toutes les mesures annoncées depuis des années : « Ce n’est pas ça qui va former plus de médecins, ouvrir plus de lits pour désengorger les urgences, ni faire baisser le nombre de passages. Et, physiquement, on ne peut pas travailler toutes les nuits ! »

L’équilibre précaire sur lequel la Dracénie et le Var se sont réorganisés menace de céder cet été. Lorsque des médecins prendront les vacances auxquelles ils ont droit, que les touristes afflueront dans le Var, et que tous les services d’urgences seront saturés, d’autres hôpitaux vont-ils craquer ?

L’hôpital d’Hyères, sur la côte, a déjà lancé l’alerte : presque la moitié de ses postes sont vacants. Celui de Saint-Tropez est en tension depuis des mois et Brignoles a besoin de 20 % à 25 % de médecins supplémentaires. A Draguignan, les médecins travaillent chaque jour à remplir un planning qui, pour l’heure, n’est pas complet, même en journée.

L’ARS, en coordination avec les hôpitaux du département, assure que tous les acteurs font leur « maximum », mais Henri Carbuccia admet ne pas pouvoir garantir « un été sans heurts »« La situation n’a jamais été aussi tendue, reconnaît le délégué départemental du Var. Il nous faut au moins faire en sorte que deux services ne ferment pas en même temps. »

Le docteur Minguet est catégorique, et tous les acteurs de santé rencontrés le rejoignent : « On arrive au bout, il faut tout repenser sinon ça va vraiment exploser. » Beaucoup, à Draguignan, ne conjuguent déjà plus la chute du système hospitalier au futur.


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