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De l’âge de pierre nous parviennent essentiellement des objets brisés.Effet corrosif du temps ? Pas seulement, répond aujourd’hui une équipe de chercheurs de l’université d’Helsinki, qui s’est intéressée à des fragments d’anneaux vieux de 6 000 ans découverts en Finlande. Aux yeux des archéologues, ces morceaux d’anneaux étaient en réalité des « ornements d’amitié » volontairement brisés dont les individus s’offraient une partie les uns aux autres, « comme symbole d’une connexion établie ». Un peu comme nos colliers d’amitié contemporains, en forme de demi-cœur ? Éclairage avec Marcel Hénaff, Walter Benjamin et Derrida.
- Les hommes de l’âge de pierre possédaient donc un rituel d’alliance tout à fait semblable à ce que les Grecs nommeront plus tard symbolon (σύμβολον). Celui-ci consistait, au sein de la logique de l’hospitalité, à briser un objet en deux (souvent une amphore), dont chacun des hôtes conservait une moitié. Le symbolon est, littéralement, un symbole. La pièce brisée renvoie à tout autre chose qu’elle même : à la persistance du rapport d’amitié tissé avec autrui au-delà du moment de leur rencontre, quelle que soit la distance et le temps qui désormais les séparent. Elle devient signe d’une relation absolument singulière, car aucun autre objet ne peut se substituer à la partie aléatoirement brisée.
- Comme le résume le sociologue Marcel Hénaff dans Le Don des philosophes (Seuil, 2012), le symbolon est une « preuve pour l’avenir de l’accord conclu ». Il est un « geste initiateur de la reconnaissance réciproque entre humains, geste spécifique parmi les êtres vivants en ce qu’il est médiatisé par un objet du monde, ou plus exactement, par une chose tierce, mais pas n’importe laquelle : une chose venant de soi, valant pour le Soi, part de son être propre et témoin de l’engagement pris. […] Pas d’alliance sans arche d’alliance. » L’alliance n’est jamais donnée, elle doit être réalisée.
- L’alliance du symbolon – qui s’adresse d’abord à l’étranger – n’implique cependant aucune identification de l’un à l’autre, aucune réunion au sein d’une même communauté. Elle s’enracine au contraire dans une dissémination irréductible, celle de la pluralité des hommes, d’une déliaison en amont de laquelle il est impossible de remonter. Le symbolon conjugue le lien et la rupture. Les fragments resteront fragments, ils ne reformeront jamais le tout brisé. C’est ce que dira Walter Benjamindans La Tâche du traducteur (1923) : « Les débris d’une amphore, pour qu’on puisse restituer le tout, doivent être contigus dans les plus petits détails, mais non identiques les uns aux autres. » Jamais il ne s’agira de « se rendre semblable au sens de l’original ». Dans le symbolon, « les débris deviennent reconnaissables comme fragments d’une même amphore », mais cette même amphore est au-delà de l’unité, du tout de l’original, à jamais perdu.
- Le tout du symbole excède la clôture de l’amphore sur elle-même. Le tout qu’il compose est, au contraire, ouvert. C’est ce que dira encore Derrida dans L’Oreille de l’autre (1982), où il forge le concept-valise de « métamphore » : « En essayant de remplir ce contrat impossible qui est celui de la reconstitution, non pas de l’original mais de cet ensemble plus grand, […] il s’agit de reconstituer un tout à partir des fragments qui se sont séparés au moment de l’engagement, chacune des parties gardant un morceau de symbolon entre les mains. Il s’agit de reconstituer un symbolon, une alliance symbolique entre les langues, mais de telle sorte que le tout du symbolon soit plus grand que l’original lui-même. » Le symbolon ne relève pas d’une logique de manque ou de complémentarité : il atteste d’un partage du monde et du sens, qui est certainement, pour Derrida, la promesse de l’amitié.
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