vendredi 22 avril 2022

Jean-Claude Fondras : “La médecine n’a pas fait disparaître la dimension tragique de la vie”

Jean-Claude Fondras, propos recueillis par Thomas Personne publié le  

Parce qu’ils ne séparent pas le soin de l’âme de celui du corps, les philosophes n’ont eu de cesse, depuis l’Antiquité, de prodiguer conseils et remèdes menant à la « grande santé ». Avec le médecin et philosophe Jean-Claude Fondras, nous avons tiré de leurs spéculations des recommandations concrètes. Prêt pour une consultation philosophique ?

« La philosophie a longtemps entretenu un rapport ambivalent avec la médecine, attirée par une discipline qui a accès aux secrets de la santé et méfiante vis-à-vis d’un art de guérir qui se cantonne aux soucis du corps. Nombre de philosophes ont été très malades et reconnaissent dans la santé un bien fondamental. Mais la médecine ne leur paraît pas à la hauteur de l’enjeu et les médecins ne savent pas toujours ce qu’ils font. Car qu’est-ce que la santé ? Est-ce la simple absence de trouble organique ou le sentiment intérieur de bien-être ? Et la maladie ? Est-ce le fait d’être atteint d’un mal objectif, quel que soit l’état d’esprit du sujet ? Ou l’occasion de surmonter les accidents de la vie ? Ces questions découlent d’une tension entre le corps et l’âme, entre le symptôme et sa représentation que les philosophes n’ont pas cessé de mobiliser, du moins tout le temps où les pouvoirs de la médecine étaient réduits.

« Ton corps est valétudinaire, ton âme ne l’est point »

Sénèque

Les philosophes proposent des exercices spirituels destinés à conquérir la bonne distance vis-à-vis des maux du corps, mais également des conseils diététiques, des mesures d’hygiène, des exercices d’endurance ou des appels à voyager sous des climats bénéfiques. Trois axes caractérisent cette thérapeutique : le primat de l’esprit sur le corps, la distinction entre la maladie et l’état maladif, l’aspiration à être médecin de soi-même. Être sain signifie alors avoir la puissance de ne pas souffrir de tous les accidents fortuits de la vie. Être maladif, en souffrir excessivement. La tonalité dominante est stoïcienne : il faut apprendre à être endurant en distinguant, à la suite d’Épictète, ce qui ne dépend pas de nous – la maladie comme cause extérieure – et ce qui dépend de nous – la représentation de la maladie. L’état maladif est un état morbide favorisant la maladie ou se surajoutant à elle : “ton corps est valétudinaire, affirme Sénèque, ton âme ne l’est point”. Cette posture change avec l’avènement d’une médecine véritablement curative. Tant que les médecins et les apothicaires improvisaient des remèdes de grand-mère contre ses pierres au rein, Montaigne avait quelques raisons de s’en moquer. Dès lors que les antidouleurs font leur apparition, que la chimie et la chirurgie permettent de faire disparaître les calculs, les conseils pour se détacher du corps palissent. Aujourd’hui, Descartes ne mourrait plus d’une bronchite et les troubles psychiques de Nietzsche seraient stabilisés par les médicaments.

Est-ce à dire que les prescriptions des philosophes sont devenues inutiles ? Rien n’est moins sûr. La médecine actuelle m’apparaît clivée entre deux tendances contraires. D’un côté, elle cherche une scientificité accrue au travers des statistiques et des Big Data. On est à l’âge des “algorithmes de décisions”. S’il n’y prend garde, le médecin pourrait devenir l’exécutant d’un dispositif. Même si cela ne marche pas pour les malades polypathologiques, c’est latendance du moment, en phase avec la révolution informatique. Pour compenser cette tendance qui dépossède partiellement le médecin et le malade de leur responsabilité, on recourt à toute une série d’approches “subjectives” censées assurer l’autonomie du patient. Le dernier avatar dans ce domaine, c’est la “médecine narrative” : on fait raconter au patient son histoire pour mieux comprendre comment il vit sa maladie. En réalité, il s’agit surtout d’assurer une plus grande “observance” – un terme étonnant qui vient de l’univers religieux et qui désigne la capacité du patient à suivre les remèdes prescrits. On parle aussi de la “compliance” du patient – un terme qui désigne en mécanique la capacité d’un métal à se laisser distordre. Il y a les bons malades, qui font ce qu’on leur dit, et les mauvais malades, qui sont réticents. Il faut trouver le moyen de s’assurer de leur bon vouloir. Autre tendance à la mode : les “humanités médicales”. On fait lire au médecin les auteurs classiques et les récits d’écrivains malades. Il est vrai que La Mort d’Ivan Ilitchde Tolstoï est un livre formidable pour faire comprendre à un jeune médecin ce que signifie l’annonce d’une fin de vie. Mais en aura-t-il pour autant plus de tact ?

« Aujourd’hui, on vit longtemps avec des maladies qui autrefois nous faisaient mourir ; la médecine fabrique de la chronicité »

L’ensemble de ces approches néohumanistes fait système avec la nouvelle médecine statistique. Si l’on implique toujours plus le patient dans la décision médicale, ce n’est pas seulement pour renforcer son autonomie, c’est aussi dans une visée normative. Pour résister à cette tendance, le “travail sur soi” qu’a longtemps proposé la philosophie retrouve une actualité. Loin d’avoir disparu, la distinction entre ce qui dépend de moi et ce qui ne dépend pas de moi se déplace. Aujourd’hui, on vit longtemps avec des maladies qui autrefois nous faisaient mourir ; la médecine fabrique de la chronicité. Dans d’autres pathologies, en particulier chez certaines tumeurs malignes, les traitements entrepris ne font gagner, en moyenne, que quelques semaines de vie. Ne rien faire est devenu difficile, mais la question de l’acharnement thérapeutique se pose. La médecine n’a pas fait disparaître la dimension tragique de la vie. Montaigne et Nietzsche redeviennent des guides : comme nous, ils se sont peu à peu éloignés du stoïcisme de combat des classiques – qui prétendent être heureux dans un torrent de douleur –, et ils ont appris à se méfier de tous ceux qui prétendent avoir des recettes pour guérir. Mais ils maintiennent l’idée d’une santé philosophique entendue comme la capacité à maintenir, selon un mot de Canguilhem, une certaine “allure de la vie”. »


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