samedi 23 avril 2022

En Russie, le vieil homme qui peignait la paix

Par Publié le 22 avril 2022


PORTRAIT Vladimir Ovtchinnikov, 84 ans, s’oppose à sa façon à « l’opération militaire spéciale » en Ukraine, en dénonçant sur les murs de sa ville, au sud de Moscou, « une faute morale ».

Oubliées les douleurs au dos, les artères vacillantes, le vieil homme sautille vers le mur comme mû par un ressort. Son mur, sa fresque, dont on distingue encore, sous les couches de peinture fraîche, les grandes lignes : une silhouette enfantine tenant une poupée, des bombes qui s’abattent, et un message qui hurle « Arrêtez !!! »

L'artiste peintre Vladimir Ovtchinnikov chez lui, à Borovsk (Russie), le 19 avril 2022.

De ses poches, il sort un fusain et, lettre après lettre, retrace le message, sous le regard des badauds de la place Lénine de Borovsk, charmante bourgade de la région de Kalouga, au sud de Moscou. Rebelle mais pas idiot : tant pis pour le reste de l’œuvre, les bombes et la silhouette enfantine, le vieil homme se contente de cette simple injonction – « Arrêtez » –, qui vient s’ajouter à une colombe peinte quelques jours plus tôt.

Avant de partir, il adjoint un dernier élément : un « Z », le nouveau symbole de la Russie conquérante, qui se débine devant l’oiseau emblème de la paix. Du bureau de recrutement militaire situé en surplomb, l’ensemble est parfaitement visible.

Vladimir Ovtchinnikov devant le monument aux morts de la seconde guerre mondiale, lors de laquelle 230 habitants de Borovsk sont morts. Il y avait peint une fresque à la mémoire des 390 morts de la répression stalinienne, depuis effacée. A Borovsk (Russie), le 19 avril 2022.
Le centre-ville de Borovsk (Russie), le 19 avril 2022.
Le peintre Vladimir Ovtchinnikov discute avec un groupe de touristes visitant Borovsk (Russie), notamment pour voir ses œuvres, le 19 avril 2022.

Dans la fresque d’origine, l’enfant était habillé de jaune et de bleu, les couleurs du drapeau ukrainien. Il ne faut pas être trop perspicace pour deviner que les bombes, elles, étaient russes. C’est d’ailleurs uniquement pour la forme que le juge a demandé à Vladimir Ovtchinnikov, 84 ans, de s’expliquer.

Fait rare dans ces dossiers devenus routiniers en Russie, l’accusé a pu dire ce qu’il pensait : que « l’opération spéciale »lancée par Vladimir Poutine en Ukraine est illégale, qu’elle constitue « une faute morale » et qu’il est temps de s’arrêter parce qu’elle a échoué. Verdict, rendu le 8 avril :« dénigrement des forces armées russes ». Amende de 35 000 roubles (390 euros), bien plus que la retraite mensuelle du vieil homme.

« Aucune raison d’avoir peur »

En s’écartant, il frotte avec satisfaction ses doigts noircis. N’en a-t-il pas marre, à son âge, de jouer aux gendarmes et aux voleurs ? Non, Vladimir Ovtchinnikov n’en a pas marre. Depuis le 24 février, il bout, incapable de penser à autre chose qu’à cette « opération spéciale », incapable de travailler sur autre chose – les tableaux représentant amoureusement sa femme qu’il peint habituellement chez lui ou les joyeuses fresques de rue qui ont fait de lui le « citoyen le plus célèbre »de Borovsk. Son âge, au contraire, est un privilège : « Je n’ai aucune raison d’avoir peur. »

Le dessin qui a valu condamnation pour discréditation des forces armées, à Borovsk (Russie), le 19 avril 2022.

Depuis le jugement, Ovtchinnikov ne peint que des colombes. Certaines sont effacées par les services communaux, de même que toute création évoquant une thématique militaire. Les censeurs ont laissé intacte l’œuvre Nostalgie, nichée dans une fenêtre condamnée par un panneau de bois, représentant une Ukrainienne et une Russe se tenant par la main.

Borovsk compte une centaine de ses œuvres murales, disséminées entre le fringant centre-ville et les bâtiments à demi en ruines de la périphérie. Sur les traces du peintre, on cherche, on guette un message caché concernant le conflit. Et puis on oublie, transporté par la douceur qui se dégage des travaux précédents du vieil homme – scènes historiques ou de la vie quotidienne, représentations champêtres, personnages renommés, reproduction de tableaux célèbres… Tout près de la « scène de crime » de la place Lénine, un triptyque sur la libération de la ville en 1942, commandé par les autorités à une époque où il n’était pas encore un « national-traître », expression utilisée par Vladimir Poutine, que l’artiste reprend avec une ironie amère.

Durant sa carrière d’ingénieur dans la construction, Ovtchinnikov a arpenté l’Union soviétique. Puis, la retraite venue, en 1996, il s’est installé dans la maison laissée par son père et a fait comme tant d’autres retraités de par le monde : il s’est mis à la peinture.

Borovsk fournit un cadre idéal. Avec ses 10 000 habitants, la ville respire la quiétude, cernée de collines, traversée par une rivière paisible, truffée d’églises anciennes et de maisons de bois de marchands du XIXe siècle. Sa proximité avec Moscou, à une centaine de kilomètres, lui a permis de se développer sans hâte, échappant à la désertification et à la décrépitude qui constituent l’ordinaire des petites villes russes.

Le procureur local devant un graffiti de l'artiste Vladimir Ovtchinnikov qui appelle à la fraternité entre les peuples russes et ukrainiens.
L'artiste  Vladimir Ovtchinnikov devant l’un de ses fresques. 19 avril 2022. Borovsk, Russie.

Le peintre a découvert l’art mural dans les années 2000, avec les œuvres d’artistes occidentaux montrées à la télévision. Plus tard, les médias locaux feront d’ailleurs de lui « le Banksy de Borovsk ». C’est aussi à cette époque que remonte sa plongée en politique, sur un thème qui restera celui de sa vie : le goulag et les répressions staliniennes.

Vladimir Ovtchinnikov est né à Douchanbé – aujourd’hui la capitale du Tadjikistan – en 1938, quatre mois après que son père, chauffeur dans l’armée, a été condamné à dix ans de camp pour « suspicion d’appartenance à un groupe trotsko-monarchiste ». Il purgera sa peine en Bouriatie et à la Kolyma, dans l’Extrême-Orient russe, conservant un lien épistolaire avec son fils avant de s’installer à Borovsk, située à la distance, réglementaire pour les anciens condamnés, de 100 km de Moscou.

Ovtchinnikov a commencé maladroitement : en 2005, à l’arrière du massif monument de béton érigé en mémoire de la guerre de 1941-1945, il peint sa première œuvre politique. De simples chiffres, qui visent à rappeler l’ampleur de ce qui est tu – les 390 habitants de Borovsk exécutés ou morts au goulag, à mettre en rapport avec les 230 morts à la guerre. « C’est seulement après que je me suis plongé dans les archives, se souvient le peintre, pour pouvoir mettre des noms et des visages sur ces statistiques. »

Ces visages, il les peint inlassablement sur les murs de Borovsk, en même temps qu’il remue ciel et terre pour qu’y soit construit un mémorial. Déjà, ces œuvres polémiques déplaisent. Aussitôt peintes, aussitôt recouvertes, sauf une qui se contente de citer un texte officiel : « La Russie ne sera pas un Etat de droit tant qu’elle n’honorera pas la mémoire des victimes des répressions politiques. »

Travail solitaire

En même temps que les honneurs et les expositions, le grand-père aux yeux bleu azur et au bouc d’intellectuel découvre l’hostilité. En 2014, déjà, il peint un drapeau ukrainien sur un monument à Lénine. En 2016, la mairie fait courir le bruit qu’il est « financé » par l’opposant Alexeï Navalny.

Cette histoire d’insoumission, celle d’un homme qui refuse de se taire, est aussi une histoire de solitude. Certes, on arrête Vladimir Ovtchinnikov dans la rue, on lui sourit, on l’honore. Il y a son âge – respectable partout dans le monde, vénérable en Russie –, son travail unanimement apprécié, qui contribue à faire de Borovsk un endroit à part, prisé des touristes. Mais rares sont ceux qui partagent ses opinions, et encore moins qui sont prêts à les défendre ouvertement.

A la pharmacie, Vera Khassanova couve amoureusement des yeux le vieil homme. N’a-t-il pas peint ses deux filles, pharmaciennes aussi, sur le mur de l’échoppe, écoutant le concert d’une violoniste représentée sur la façade d’en face ? Pour le reste, Mme Khassanova est une fervente partisane de « l’opération spéciale » : non seulement la Russie combat « des nazis », mais en plus, c’est elle qui a été agressée.

Vladimir Ovtchinnikov devant une de ses fresques représentant trois époques de la ville, à Borovsk (Russie), le 19 avril 2022.

A Borovsk, on peut entendre toutes les nuances du soutien, revendiqué ou tacite, au pouvoir. Il y a Vera N., vendeuse de journaux, qui se contente de trouver la situation « trop horrible » et s’interroge : « Pourquoi tous ces présidents, ukrainien mais aussi bulgare ou roumain, se sont retournés contre nous ? » Devant son stand, le peintre a représenté un triptyque de la place centrale à travers les siècles. L’époque soviétique est grise, les gens font la queue pour le pain. « Un paradis », rétorque Vera.

Il y a aussi Anna, peintre du dimanche venue de Moscou pour les paysages bucoliques de Borovsk, qui préfère « s’abstenir », estimant « qu’on n’a pas assez d’informations ». Le seul à dire ouvertement son soutien à Ovtchinnikov veut rester anonyme : « Quiconque a une famille est contre cette folie ; mais quiconque a une famille a peur de le dire. »

Vladimir Ovtchinnikov peste contre « la peur et la propagande » qui dictent les humeurs, quand la sienne est plutôt à la « honte ». Mais ce n’est pas ce qu’il veut retenir. Quand il a annoncé sa condamnation sur Facebook, environ 160 personnes, de Borovsk et d’ailleurs, lui ont spontanément envoyé de l’argent pour payer l’amende. Plus qu’il n’en faut, mais le complément sera utilisé pour éditer un album – l’essentiel pour lui n’est pas là.

Vladimir Ovtchinnikov chez lui, à Borovsk (Russie), le 19 avril 2022.
A Borovsk (Russie), le 19 avril 2022.

Peut-être parce qu’il sait que les peintures murales peuvent toujours être recouvertes ou mangées par le temps, le vieux conserve précieusement cette liste de donateurs anonymes et leurs messages d’encouragement : « A l’heure où les actions du pouvoir russe discréditent notre peuple et notre Etat, dit-il dans une pirouette évoquant sa propre condamnation, c’est un document majeur pour les historiens du futur. »


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