jeudi 28 avril 2022

Dits et non-dits dans l'histoire psychiatrique



M

on intervention sera en deux parties :

  • ce que j’ai appris sur les médicaments psychotropes ;
  • comment je l’ai appris.

Ce que j’ai appris

Le sujet qui m’intéresse depuis plus de vingt ans, parce que j’ai travaillé longtemps dans l’industrie pharmaceutique, c’est celui des médicaments, en particulier les psychotropes, dans la suite de leur invention inaugurée en 1952 par la chlorpromazine. Je voudrais vous parler des rencontres qui ont accompagné ce travail. Qu’est-ce que l’on pourrait dire d’intéressant sur les médicaments psychotropes à des psychothérapeutes, à des psychanalystes, qui ne les utilisent pas mais qui sont désormais « environnés » par eux ?

Ce qui s’est passé en 1952 a-t-il été un événement, au sens fort du terme ? On a longtemps hésité autour de cette question. Quand on lit les travaux de la plupart des psychanalystes qui écrivent au milieu des années 1950, et en particulier Lacan, on a l’impression qu’il ne s’est absolument rien passé. C’est ce qu’il réaffirme dans son « Petit discours aux psychiatres » en 1967 [1]. Ce qui arrive aujourd’hui avec le dépistage précoce des futurs délinquants ou avec le déficit de l’attention est vécu, en revanche, par les psychanalystes comme un événement. Mais ne le prennent-ils pas en considération trop tard ? Ne serait-ce pas d’avoir raté l’événement de 1952 qui explique la mauvaise tournure dans laquelle sont pris aujourd’hui les psychothérapeutes ? Ce qu’ils prennent pour un événement ne serait-il pas seulement une retombée du vrai événement – celui de 1952 – passé quasiment inaperçu ?

La version la plus naïve a cru que les psychotropes – neuroleptiques puis antidépresseurs – étaient un moyen pour que les psychothérapies soient « facilitées » ou même deviennent possibles, dans le cas des psychoses. Comme s’il s’agissait des mêmes psychothérapies avant et après, sans ou avec médicaments. Je crois qu’il y a là une formidable mystification qui consiste à tenir les médicaments psychotropes pour quantités négligeables.

Un texte de Georges Lantéri-Laura me semble permettre de répondre à la question. Non pas qu’il se soit intéressé lui-même à cette question de l’arrivée des neuroleptiques mais à cause de la méthode qu’il nous propose. Lantéri-Laura se demande pourquoi la notion de chronicité, quasiment absente de la psychiatrie depuis Pinel et Esquirol, surgit de manière impétueuse à partir de 1880 jusqu’à occuper 80 % des manuels de psychiatrie. Elle s’impose justement au moment où la décision prise en 1838 de construire un hôpital psychiatrique dans chaque département est devenue une réalité (en 1873, l’Inspection générale dénombre cent quatre établissements correspondant à l’esprit de la loi de 1838). On a construit de grands hôpitaux à la campagne pour que leurs résidents puissent cultiver les terres. Ces hôpitaux sont de véritables entreprises agricoles. Leur idéal est de vivre en économie fermée afin de coûter le moins cher possible à la collectivité. Les conseils généraux estiment que l’établissement psychiatrique doit vivre de l’exploitation de ses produits, s’autosuffire. Les patients font vivre les patients. Les rapports avec l’extérieur ressortissent le plus souvent au troc. La taille des asiles et le nombre de patients dépendent du calcul du coût de revient. Selon Lantéri-Laura, ce modèle rappelle les grandes plantations du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession : culture extensive, productivité faible, main-d’œuvre peu qualifiée, mais quasi inépuisable et de coût presque nul. Lantéri-Laura conclut :

« Or, une telle entreprise ne peut fonctionner que si la main-d’œuvre ne devient jamais rare, donc si les malades restent assez longtemps, d’autant plus qu’ils ont acquis un minimum de technicité et qu’au-dessous d’une certaine durée de séjour, elle n’est pas rentable pour l’établissement […]. La longue durée moyenne de séjour se manifeste alors comme une donnée particulière à cette branche de la médecine, mais d’elle-même, aussi naturelle que les complications bronchiques de la rougeole ou néphrétiques de la scarlatine, alors qu’elle résulte d’abord des conditions propres à l’observation. Pour être plus exacts, reconnaissons que l’on prend alors les conditions de possibilité de la vie économique des établissements pour des données particulières à la pathologie mentale. La majorité des patients se trouvent observés dans une institution qui ne peut durer que s’ils restent longtemps hospitalisés [2]. »

Mais que va-t-il se passer quand ce modèle microéconomique devient contradictoire avec le nouvel environnement capitaliste, à partir de la fin des années 1930 ?

Cette question nous amène à nous intéresser aux lobotomies. Elles occupent bien peu de place dans toutes les histoires de la psychiatrie. Elles en occupent davantage dans les témoignages des psys qui se sont retrouvés en formation dans les hôpitaux psychiatriques dans les années 1960 et qui rapportent l’existence de ces patients qui avaient été lobotomisés après la guerre de manière parfois très répétitive. Je pense en particulier à ce qu’a écrit Jacques Hochman dans La consolation[3]. Alors que l’on voulait garder les patients chroniques, il s’agira désormais, toujours pour des raisons de coûts, de trouver les moyens de les faire sortir de l’hôpital. C’est le seul objectif des lobotomies : rendre gérables les patients ingérables et les renvoyer dans leur famille. Le succès des lobotomies est mesuré à cette capacité à renvoyer les patients chez eux (on ne disposait pas alors de ces batteries de tests psychologiques qui existent aujourd’hui). La lobotomie est un grand succès de la médecine humanitaire (qu’elle inaugure, dans tous les cas) puisque l’objectif est de vider les hôpitaux psychiatriques ! On sait que ces succès ont été très transitoires. La plupart des patients ainsi traités n’ont pas tardé à faire retour à l’hôpital psychiatrique. Mais on avait déjà trouvé un autre moyen de renvoyer les patients chez eux (ou dans la rue) : les neuroleptiques. Il faut prendre au sérieux la proposition de l’historien américain Pressman selon laquelle les lobotomies telles qu’elles se sont imposées après la Seconde Guerre mondiale participent de la révolution thérapeutique. Elles changent le regard des psychiatres. C’est avec elles que la nouvelle psychiatrie s’impose même, si ses nouveaux idéaux seront bien mieux réalisés avec les psychotropes. Les neuroleptiques arrivent trop tôt pour que l’on se soit préoccupé de faire un vrai bilan de cet épisode peu glorieux. On préférera l’oublier.

On pourrait résumer les choses ainsi : les neuroleptiques réalisent-ils l’idéal des psychothérapies en permettant enfin de dialoguer avec les schizophrènes (version officielle), ou réalisent-ils l’idéal des lobotomies en permettant de débarrasser l’hôpital de ces patients ? Dit autrement, sont-ils le triomphe d’une nouvelle manière de regarder les patients, indépendamment du diagnostic, mais en fonction du critère gérable/ingérable ? Au regard de la première version il n’y avait pas de souci à se faire : les psychothérapies (dans lesquelles on mélange deux choses absolument contradictoires : une version issue de Pinel, où il s’agit de s’allier à la partie saine du psychisme pour triompher de la partie malade – ce qui, sous le pouvoir des médicaments, va évoluer vers une technique psychothérapeutique que les Américains appellent le counseling – et une version freudienne, qui s’adresse à un patient toujours régi par autre chose que son moi), ces psychothérapies avaient le dernier mot, restaient la référence sublime de tout l’effort psychiatrique. Au regard de la seconde version, il fallait alors essayer de comprendre ce qui nous arrivait de nouveau, en quoi il y avait événement.

L’événement 1952 et les machines

C’est avec le temps que l’on a pu prendre conscience de l’importance de l’événement que constitue 1952. Ce n’est pas tant l’invention d’un médicament que l’invention du premier médicament d’une longue série. La chlorpromazine est immédiatement l’objet de tentatives de copies. Comment ? En créant des modèles animaux (des rats, des souris, des chiens). Tous les laboratoires pharmaceutiques essaient de trouver des molécules qui provoquent sur ces animaux les mêmes réactions comportementales (et aujourd’hui biochimiques) que la chlorpromazine. Il ne s’agira jamais d’essayer d’avoir des rats schizophrènes. Des rats normaux sont ce qui convient le mieux pour mettre au point des successeurs à la chlorpromazine. On pourrait ici reprendre la notion d’« unités ratières » que Lacan propose dans le Séminaire Encore[4].

C’est à cet endroit que l’on peut parler de machine. 1952 installe au milieu de la scène psy une machine qui va produire ses effets. Et aujourd’hui, cela continue. Qu’est ce que cette machine a produit ? D’un côté, une « petite biologie » qui est constituée par l’ensemble des techniques de laboratoire sur des animaux entiers, des organes, des cellules en culture, permettant de mettre au point sans relâche de nouveaux successeurs. De l’autre côté, la machine a créé une « petite psychologie », une sorte de « corps mental » très peu dynamique qui se substitue au psychisme et dont on peut dire que le dsm fait la synthèse et la cartographie. La grande différence entre le psychisme des psychanalystes et la petite psychologie engendrée par la machine est l’endroit où les flux sont coupés. La machine fabrique en permanence une coupure entre état normal et état pathologique (avec l’objectif qui lui est consubstantiel de la repousser progressivement aux dépens du normal et au profit du pathologique ; elle tient toujours à affirmer : « c’est une maladie comme les autres ») ; alors que la psychanalyse établit une continuité entre état normal et névroses. En revanche, la machine fait disparaître la coupure entre névroses et psychoses (puisque certains psychotropes passent de la psychose à la névrose à doses plus faibles) que la psychanalyse active.

Cette machine n’est pas statique ; elle ne se contente pas de produire des successeurs aux premiers psychotropes inventés fortuitement, à l’identique. Il s’agit de mettre au point des molécules qui font « à peu près » la même chose que ceux qu’ils imitent. Cet « à peu près » est très important : il est à l’origine de molécules aux effets toujours différents qui vont progressivement envahir tout le champ des troubles mentaux et des troubles du comportement jusqu’aux enfants « ingérables ». Ainsi, tout l’effort des chercheurs de l’industrie pharmaceutique a constitué à mettre au point des formes « légères » des premiers neuroleptiques, antidépresseurs, hypnotiques. Si vous disposez de médicaments plus légers, ayant moins d’effets secondaires, vous pouvez justifier leur prescription à des patients atteints de troubles plus légers…, qui ont l’avantage d’être plus nombreux. C’est ce qui s’est passé avec les antidépresseurs et la dépression. Vous pouvez créer une psychiatrie du médecin généraliste. Le mouvement a été initié avec le sulpiride d’un côté (un neuroleptique promu dans les troubles psychosomatiques) et les benzodiazépines de l’autre. Une nouvelle étape est franchie aujourd’hui avec la prescription de ritaline aux enfants « ingérables ». Ainsi, si vous prenez la « dopamine », vous pouvez trouver un certain nombre de théories qui lient son action à des systèmes d’activation et de plaisir. Mais la « dopamine » est tout autre chose dans le réseau des chercheurs de l’industrie pharmaceutique : c’est seulement un marqueur, découvert fortuitement, qui permet de mettre au point de nouveaux neuroleptiques en faisant des tests d’affinité.

On sait que, de manière générale, les psychotropes marchent vraiment très mal. Quand les patients ne les aiment pas du tout, ils arrêtent souvent de les prendre au grand désespoir des médecins ; et quand les patients prennent certaines classes thérapeutiques parce qu’ils les aiment – comme dans le cas de la ritaline consommée par les étudiants révisant leurs examens – c’est souvent pour des raisons qui ne plaisent pas non plus aux médecins ! Mais si les psychotropes marchent mal, qu’est-ce qui fait que ça continue à fonctionner, que la machine continue, à la manière d’un bulldozer, à ravager tous les champs de la psychopathologie ? C’est que cette grosse machine donne naissance à de petites machines dont il faut examiner le fonctionnement.

L’aveugle et le paralytique

On peut dire qu’avant de marcher sur les patients, un psychotrope doit marcher sur les psychiatres. Sans qu’ils aient besoin d’en prendre. Il suffit qu’il change leur regard. C’est même là un nœud tout à fait essentiel : ça marche d’autant plus sur les psychiatres que ça marche mal sur les patients, puisque ça crée chez les premiers le désir d’en avoir toujours de nouveaux. Si on avait découvert des psychotropes parfaitement efficaces sur la schizophrénie (puisque c’est par là qu’on a commencé), il n’y aurait pas eu ce phylum composé de toutes ces molécules successives qui nous ont envahis. Vous voyez pourquoi Lantéri-Laura est important dans cette histoire. À partir du moment où les médecins disposent d’antidépresseurs qu’ils peuvent prescrire, ils voient les patients déprimés qui leur étaient invisibles auparavant. Avec la ritaline, ils voient, ils distinguent, des enfants atteints de déficit de l’attention, etc.

Chaque psychotrope (ou classe de psychotropes) forme un couple avec un diagnostic taillé sur mesure. Chaque production de la « petite biologie » s’allie à une production de la « petite psychologie ». Cela forme une petite machine qui se met à recruter des patients de manière toujours plus large. On commence toujours avec des cas graves – ce que les spécialistes du marketing appellent une niche – puis on élargit. C’est un peu l’alliance de l’aveugle (la molécule) et du paralytique (le trouble ainsi défini). En dehors de ce collage, les psychotropes sont des molécules dont on connaît très mal le fonctionnement et les effets ; les troubles ainsi définis tiennent tout aussi mal la route. Les rapports de l’Inserm qui ont tenté de séparer la petite psychologie de la petite biologie et essayé de constituer de manière indépendante les troubles mentaux et comportementaux des enfants et des adolescents se sont fracassés sur cet obstacle infranchissable, obligés de faire référence à une génétique qui a le seul inconvénient de ne pas exister, d’être seulement une promesse.

Comment j’ai appris

Cette histoire de psychotropes qui transforment les milieux qu’ils traversent (même ceux qui ne les prennent pas) pourra vous faire penser au Séminaire sur La lettre volée de Jacques Lacan : la lettre transforme tous ceux qui s’en emparent sans qu’ils aient besoin de la lire [5].

Et pourtant ce que je tente de faire n’a rien à voir avec Lacan, même si je me permets de dire cela en étant un « naïf de Lacan ». Lacan parle beaucoup de machines dans ses premiers séminaires, mais j’ai le sentiment que ce sont plus des mécaniques que des machines (« La machine, c’est la structure comme détachée de l’activité du sujet [6]. »)

Les machines dont je vous parle ressemblent plus à celles de Félix Guattari et Gilles Deleuze :

« Il faut distinguer les machines de la mécanique. La mécanique est relativement fermée sur elle-même : elle n’entretient avec l’extérieur que des relations relativement codifiées. Les machines considérées dans leurs évolutions historiques, constituent au contraire un phylum comparable à celui des espèces vivantes. Elles s’engendrent les unes les autres, se sélectionnent, s’éliminent, en faisant apparaître de nouvelles lignes de potentialités. Les machines au sens large (c’est-à-dire non seulement les machines techniques, mais aussi les machines théoriques, sociales, esthétiques, etc.) ne fonctionnent jamais isolément mais par agrégation ou par agencement. Une machine technique, par exemple, dans une usine, est en interaction avec une machine sociale, une machine de formation, une machine de recherche, une machine commerciale, etc. [7] »

On pourrait dire que j’emploie dans cet exposé le mot « machines » dans un sens pragmatiste. La démarche pragmatiste est à l’opposé de celle de la psychanalyse. Ainsi, dans sa polémique avec Henri Ey sur la causalité psychique, Lacan écrit : « On pensera peut-être que je passe outre ce tabou philosophique qui frappe la notion du vrai dans l’épistémologie scientifique, depuis que s’y sont diffusées les thèses spéculatives dites pragmatistes [8]. »

Peut-être la séparation du symbolique opérée par Lacan est-elle un obstacle à la compréhension de l’action d’une machine fabricatrice. J’ai entendu depuis que je m’intéresse aux psychotropes tant de remarques sur, par exemple, l’effet symbolique des médicaments, sur les représentations… qui avaient toutes pour effet de nous masquer l’ampleur des modifications que ces médicaments ordonnaient. On ne peut évidemment pas rendre Lacan responsable de toutes ces banalités qui se sont déversées sur nos têtes mais peut-être les ont-elles rendues possibles ou, tout au moins, ne les ont-elles pas rendues illégitimes de la part des psychanalystes ou des amis de la psychanalyse (ce sont souvent les pires).

C’est cette différence que je voudrais creuser pour la rendre plus saisissable. La logique des psychotropes telle que je viens de tenter de la reconstituer me semble se heurter à une autre logique, celle qui préside généralement à la présentation des psychothérapies et de la psychanalyse.

Les éléphants

Vous avez sans doute remarqué que le volume 1 des Séminaires de Lacan sur Les Écrits techniques de Freud est illustré avec une photo d’éléphants. Ce volume se conclut par cette phrase : « Jacques Lacan fait distribuer des figurines représentant des éléphants ». Les éléphants sont donc bien une question importante et ils vont lui permettre de faire comprendre toute son épistémologie. Que nous dit Lacan sur les éléphants ?

« Réfléchissez un petit instant dans le réel. C’est du fait que le mot éléphant existe dans leur langue, et que l’éléphant entre ainsi dans leur délibération, que les hommes ont pu prendre à l’endroit des éléphants, avant même d’y toucher, des résolutions beaucoup plus décisives pour ces pachydermes que n’importe quoi qui leur est arrivé dans leur histoire – la traversée d’un fleuve ou la stérilisation naturelle d’une forêt. Rien que le mot éléphant et la façon dont les hommes en usent, il arrive aux éléphants des choses, favorables ou défavorables, fastes ou néfastes – de toute façon, catastrophiques – avant même qu’on ait commencé à lever vers eux un arc ou un fusil [9]. »

« Du seul fait », « rien que le mot » : on est exactement là dans l’épistémologie à laquelle je crois qu’il faut s’arracher si on veut comprendre… les médicaments ou encore la cartographie actuelle du débat psy et, plus généralement, l’invention scientifique et technique. Je me souviens d’un psychanalyste lacanien qui expliquait que si on mettait le signifiant « interdit » sur le sucre, cela suffirait à créer des addicts ! On est là dans le « d’un seul coup » qui est étroitement lié au choix hégélien fait par Lacan. C’est de cela dont je voudrais maintenant parler en insistant sur ce qui s’oppose au « d’un seul coup » si propre à la dialectique : toutes les transitions, les intermédiaires, les respirations.

On pourrait opposer aux éléphants de Lacan… les babouins de Shirley Strum [10]. Shirley Strum étudie depuis plus de vingt ans les « sociétés de babouins » au Kenya. Elle raconte justement « une résolution » que les hommes ont prise à leur endroit : leur déménagement d’une région où leur existence était menacée par les activités humaines. Cela ne s’est pas fait d’un coup. Dans la postface au livre de Strum, Bruno Latour écrit :

« Expérience passionnante, pour un sociologue des sciences, de constater tout l’appareillage subtil de statistiques, d’éthogrammes, d’analyses de sang, de registres, nécessaires à la construction de ce savoir si neuf à l’époque et si différent de celui qu’on avait accumulé, jusqu’ici au laboratoire ou au zoo [11]. »

C’est toute cette longue chaîne d’intermédiaires, de statistiques, de tableaux, de laboratoires, où les opérations de traduction se succèdent les unes aux autres pour qu’in fine on puisse prendre la résolution de déporter un groupe de babouins et mobiliser les moyens financiers, techniques et humains indispensables à l’opération, c’est justement ce long travail de transformation qui intéresse Bruno Latour : comment un « fait » n’est jamais donné mais suppose une gigantesque mobilisation d’acteurs très différents. Ça ne se fait justement pas d’un coup ! Les intermédiaires sont ce qu’il y a de plus important. Les propositions avides de devenir des « faits » arrivent non pas purifiées, tombant du ciel, mais avec tous leurs alliés, tous leurs accompagnateurs qui leur permettent de tenir comme des « faits » à l’origine de décisions. Que sait-on des éléphants avec le simple signifiant éléphant, qui permettrait de prendre des décisions les concernant ? Rien qui permette d’agir. Il faut d’abord les faire exister et c’est horriblement long, coûteux et difficile. Bruno Latour illustrera ces longues chaînes de traduction dans une autre de ses études menées avec une équipe composée d’une botaniste, d’une géomorphologue et d’un pédologue au Brésil, pour savoir si la forêt amazonienne avance ou recule à Boa Vista [12]. Il va reconstituer les 26 étapes (échantillons prélevés, échantillons classés, photographiés, puis analysés, puis transformés en graphiques, etc.), qui permettent de passer de la première observation sur le terrain au rapport final des chercheurs. Il écrit :

« On remarquera qu’à toutes les étapes chaque élément tient à la matière par ses origines et à la forme par sa destination ; qu’il s’arrache à un ensemble trop concret avant de devenir, à son tour, trop concret dans l’étape suivante. Nous ne discernerons jamais de rupture entre les choses et les signes. Jamais nous ne nous trouvons non plus devant l’imposition de signes arbitraires et discrets à une matière informe et continue. Nous ne voyons jamais qu’une série continue d’éléments emboîtés, dont chacun joue le rôle de signe pour le précédent et de chose pour le suivant. »

On peut remarquer que l’on est là à des années lumière de ce que propose une formule de Lacan : « La symbolisation du réel tend à être équivalente à l’univers, et les sujets n’y sont que des relais, des supports [13]. »

La philosophe Isabelle Stengers a trouvé la formule précise pour expliciter le rapport qui justifie ces longues chaînes de transformations, d’intermédiaires : « C’est le sens même de l’événement que constitue l’invention expérimentale : invention du pouvoir de conférer aux choses le pouvoir de conférer à l’expérimentateur le pouvoir de parler en leur nom[14]. » Lacan demandait : « Pourquoi les planètes ne parlent-elles pas ? » ; il répondait : « Parce qu’elles n’ont pas de bouche ». Une fois que l’on a échappé à l’épistémologie rationaliste, on peut répondre : mais elles parlent ! Les chercheurs ont fabriqué la situation où ils deviennent leur bouche !

Mais les babouins de Shirley Strum nous amènent à un autre problème qui recoupe le précédent, celui du « grand partage ». La dialectique fuit par plusieurs côtés à la fois ! Isabelle Stengers s’est intéressée aux mêmes babouins, qui commencent à devenir franchement très intéressants si on ne croit pas que tout est réglé par un « grand partage » entre les humains et le symbolique d’un côté et les animaux de l’autre :

« Le site privilégié où se discute le partage entre l’homme et l’animal est, bien sûr, la primatologie. La primatologie classique adhérait à la thèse du grand partage puisqu’elle se donnait pour mission d’identifier les règles auxquelles obéit l’organisation spécifique d’un groupe de primates, chimpanzés ou babouins, par exemple. En ce sens, la société primate était le rêve du “sociologue” tel que je l’ai défini : un objet dont la stabilité est garantie par l’identité de l’espèce, à laquelle sont soumis aussi bien les individus que leurs relations. Or, certains primatologues contemporains proposent une “hérésie” bien intéressante. Les babouins sont des “surdoués sociaux”, a conclu Shirley Strum de son voyage parmi eux. Les babouins qu’elle a observés lui semblent, dans leur activité même, ne cesser de créer des réponses aux questions que le primatologue classique posait à leur sujet : quels sont les alliés, comment se faire des alliés, par qui en passer pour être accepté, de qui se méfier. Ils ne cesseraient de négocier et de renégocier leurs rôles, leurs relations mutuelles, leurs réseaux d’alliance, les épreuves qui identifient l’allié fiable ou le mettent en question, bref la structure de leur société. En d’autres termes, le primatologue doit abandonner la recherche des invariants auxquels obéissent les individus en tant que membres d’une société, pour suivre la construction du lien social en tant qu’il est, pour les primates-acteurs, problème et non donnée [15]. »

Il ne serait pas sans intérêt de constater que Lacan s’est lui-même beaucoup intéressé aux mondes animaux. Mais il a choisi des animaux assez stupides (ou rendus stupides par la manière même dont les spécialistes les observaient), incapables d’élaborer des stratégies, vivant dans une sorte d’immédiateté : que ce soit des pigeons femelles ovulant à la présentation de l’effigie en carton d’un de leur congénère ou des sauterelles. Il s’est un peu simplifié la tâche pour tout faire rentrer dans sa dialectique implacable du symbolique, de l’imaginaire et du réel, et simplifier ainsi le « grand partage » entre les mondes animaux et le monde humain.

On remarquera avec intérêt que dans ces années où Lacan construit son épistémologie, Gilles Deleuze écrit un petit livre intitulé Le Bergsonisme. On sait par ailleurs que Lacan n’a pas de mots assez durs contre Bergson. Il écrit même : « […] pour que nulle parmi elles ne puissent plus trouver dans l’œuvre de Bergson la dilatante synthèse qui a satisfait aux “besoins spirituels” d’une génération, ni rien qu’un assez curieux exercice de ventriloquie métaphysique [16]. »

Dans ce texte, Deleuze reprend et épouse de manière manifeste la critique de Hegel et de la dialectique faite par Bergson :

« Les pages où Bergson dénonce ce mouvement de la pensée abstraite font partie des plus belles de son œuvre : il a l’impression que, dans une telle méthode dialectique, on part de concepts beaucoup trop larges, comme des vêtements qui flottent. […] c’est l’incompatibilité du bergsonisme avec l’hégélianisme et même avec toute méthode dialectique qui se manifeste dans ses pages. […] La combinaison des opposés ne nous dit rien, formant un filet si lâche qu’elle laisse tout échapper [17]. »

Il ne s’agit pas ici de citer pour le simple plaisir des mises en contraste, mais pour montrer qu’il y a toujours eu une alternative à l’hégélianisme dans la philosophie française de l’après-guerre et une alternative de grande qualité, et pour essayer aussi de reconstituer des aventures d’idées, des filiations qui permettent de comprendre non seulement pourquoi on peut ne pas être lacanien, mais pourquoi il fallait ne pas l’être pour faire le modeste travail qui a été le mien (je vous ai dit que je vous parlerai de mon parcours). Alain Badiou n’a pas tort quand il parle « des deux traditions françaises – respectivement de Brunschvicg (idéalisme mathématisant) et de Bergson (mysticisme vitaliste), l’une passant par Cavaillès, Lautman, Desanti, Althusser, Lacan et moi-même, l’autre par Canguilhem, Foucault, Simondon et Deleuze… [18] »

C’est dans cette dernière filiation que je me suis inscrit. Elle m’a permis de prendre les psychotropes au sérieux alors que les psychanalystes n’ont malheureusement rien vu venir. La même démarche devrait permettre de réfléchir à la manière dont on s’oppose à une « machine » : non pas avec un débat théorique, mais en jetant des grains de sable dans ses rouages. Mais c’est là une autre question… ?

Notes

  • [1]
    Jacques Lacan, Petit discours aux psychiatres, 1967, inédit : « En fait c’est bien frappant, c’est bien frappant que depuis un certains nombre… un certain temps qui correspond à cette trentaine d’années dont je viens de vous parler, il n’y a pas eu dans le champ de la psychiatrie, le champ de ce rapport avec cet objet : le fou, pas eu la moindre, la moindre découverte ! Pas la plus petite modification du champ clinique, pas le moindre apport. »
  • [2]
    Georges Lantéri-Laura, La chronicité en psychiatrie, Les Empêcheurs de penser en rond, 1997, p. 65 et 68.
  • [3]
    Jacques Hochman, La consolation, Paris, Odile Jacob, 1994.
  • [4]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975.
  • [5]
    « On peut dire que quand les personnages s’emparent de cette lettre, quelque chose les prend et les entraîne, qui domine de beaucoup leurs particularités individuelles. Quels qu’ils soient, à chaque étape de la transformation symbolique de la lettre, ils seront définis uniquement par leur position envers ce sujet radical. » Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978, p. 268.
  • [6]
    Ibid., p. 70.
  • [7]
    Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007, p. 459-460.
  • [8]
    Jacques Lacan, Écrits I, Paris, Le Seuil, 1966, p. 152.
  • [9]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p. 278.
  • [10]
    Shirley Strum, Voyage chez les babouins, postface de Bruno Latour, Paris, Le Seuil (Points), 1995.
  • [11]
    Ibid., p. 335-336.
  • [12]
    Bruno Latour, « Le « pédofil » de Boa-Vista – montage photo-philosophique », dans Bruno Latour, La Clef de Berlin, Paris, La Découverte, 1993, p. 171-224.
  • [13]
    Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyseop. cit., p. 441.
  • [14]
    Isabelle Stengers, L’invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993.
  • [15]
    Ibid., p. 75.
  • [16]
    Jacques Lacan, Écrits Iop. cit., p. 162.
  • [17]
    Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, puf, 1966, p. 38-39. Deleuze fait référence au livre de Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, puf, 1941.
  • [18]
    Alain Badiou, Logiques des mondes. L’être et l’événement, 2, Paris, Le Seuil, 2006, p. 16.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2008

 

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