mardi 22 mars 2022

« Il va falloir qu’on cesse de se fouetter, là ! » : comment Orpea prépare la riposte face au rapport sur les dysfonctionnements dans ses Ehpad

Par   Publié le 21 mars 2022

Dans un article écrit pour « Le Monde », le journaliste Victor Castanet, à l’origine des révélations sur les maltraitances dans les Ehpad gérés par le groupe Orpea avec son livre « Les Fossoyeurs » (Fayard), dévoile la stratégie de défense de la direction, très virulente quand il s’agit d’évoquer les critiques dont elle fait l’objet.

Philippe Charrier (à gauche), le PDG d’Orpea, et Jean-Christophe Romersi (à droite), directeur général France d’Orpea, à Paris, le 1er février 2022.

Jeudi 17 mars, en plein cœur de Saint-Quentin (Aisne), une vingtaine de directeurs d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) attendent nerveusement, dans une salle d’activité d’une résidence Orpea, l’arrivée de Stéphane Cohen. Après les e-mails, les communiqués et les visioconférences, le directeur des opérations médico-sociales France du groupe commence une tournée nationale à la rencontre de ses 226 directeurs afin de déminer le terrain.

L’heure est grave : le rapport définitif de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’inspection générale des finances (IGF) sur ce groupe mis en cause, ces dernières semaines, pour sa gestion des établissements pour personnes âgées est sur le point d’être remis au gouvernement. Son contenu est encore confidentiel, mais les dirigeants d’Orpea ont eu accès à un prérapport afin de pouvoir présenter leur « défense ». Tout indique que les points soulevés sont explosifs, et le risque d’hémorragie interne important. D’où l’intervention de M. Cohen.

Aux alentours de 10 heures, ce quinquagénaire dynamique entre en piste. Il sait capter son auditoire et se montre combatif. Au fil de son propos, dont Le Monde a pu prendre connaissance, il répétera : « On ne va pas se laisser faire ! » et « Il va falloir qu’on cesse de se fouetter, là, de subir ! »

Avant d’évoquer le contenu du rapport, M. Cohen n’hésite pas à critiquer les institutions : le gouvernement, la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, les agences régionales de santé (ARS), l’IGF, l’IGAS. Tous coupables, à ses yeux, de manquer d’impartialité. Lui et son supérieur, le directeur général France d’Orpea, Jean-Christophe Romersi, ont notamment gardé un très mauvais souvenir de leur audition à l’Assemblée nationale« On s’est fait écharper, mais on ne pouvait rien faire, lance M. Cohen. On est dans un jeu à la fois politique et théâtralOn répondait mais personne ne nous écoutait. Chacun est dans son rôle. Les députés de La République en marche appartiennent à un gouvernement qui n’a rien fait pour le secteur. Ils ont là une victime expiatoire et se disent qu’il faut la charger. »

« Ce rapport, ça va laisser des traces »

S’agissant des contrôles effectués par les ARS, M. Cohen révèle à ses collaborateurs que douze résidences auraient reçu des injonctions – des sanctions prononcées à la suite de dysfonctionnements pouvant mettre en danger la vie des résidents – et annonce que des fermetures sont à prévoir. Mais, à l’entendre, ces mesures ne seraient pas justifiées et s’expliqueraient par les ambitions de certains directeurs d’ARS : « Il y a des régions où on sent que ça va mal se passer. Dans les DG [directeurs généraux] d’ARS, il y en a qui rêvent de monter au ministère. Il y a des élections bientôt. Des mandats vont être redistribués. Et clairement, il y a une région où on a un superfayot. Ce DG se dit : “Je vais me faire Orpea pour être bien vu.” »

Les équipes de l’IGAS et de l’IGF en prennent elles aussi pour leur grade. Stéphane Cohen juge l’enquête à charge et n’hésite pas à douter des compétences des inspecteurs : « Ils nous ont dit : “On ne comprend rien à votre suivi budgétaire.” Alors Jean-Christophe [Romersi], qui est un garçon plutôt brillant, leur a dit : “Vous avez un petit moment ? Je vous explique tout.” Ils ont dit : “Oui, on veut bien.” Et il leur a tout expliqué… Vous avez là des énarques, mais ils ne sont jamais allés dans un Ehpad ! Alors, il faut être très pédagogique avec eux, très didactique. »

A certaines de ses saillies, des directeurs présents dans la salle laissent éclater un rire. A d’autres, c’est le silence. M. Cohen marche sur des œufs. Il sait que les révélations des dernières semaines ont scandalisé une partie de ses collaborateurs, que des départs ont déjà eu lieu et que d’autres sont à prévoir. Alors, lorsqu’une directrice sort un portable de sa poche, sa réaction est immédiate : « Si je vous parle honnêtement, je veux que tout le monde soit très honnête et pose son téléphone. Je suis obligé de vous le dire : je me méfie ! » Stéphane Cohen prédit ensuite des jours difficiles : « Bon… ce rapport. On va se défendre au maximum, soyez-en sûrs ! Mais vous imaginez que ces 280 pages et des poussières, ça va laisser des traces. On sera poursuivis, quoi qu’il en soit. »

Nouvelle bombe

Le groupe avait reçu, mercredi 9 mars en fin de journée, le prérapport, assorti d’un délai de réponse de quarante-huit heures. Les membres de la direction générale, plusieurs services du siège et des avocats ont planché dessus jusqu’à 2 heures du matin, avant de s’y remettre le lendemain dès 7 heures. Mais, face à l’ampleur et à la gravité des faits constatés, Orpea n’a pas réussi à transmettre son dossier de défense à temps. Philippe Charrier, le nouveau PDG, a donc réclamé un délai supplémentaire à Bercy et l’a obtenu. L’Etat laissera finalement au groupe jusqu’au 21 mars pour répondre, soit près de deux semaines en tout. Ce prérapport a fait l’effet d’une nouvelle bombe au siège d’Orpea. Il liste, documents et témoignages à l’appui, de nombreux dysfonctionnements, classés en six parties.

Le premier chapitre est consacré à l’organisation et au fonctionnement des Ehpad. Les inspecteurs de l’Etat s’inquiètent d’une trop grande centralisation du groupe, du fait que les directeurs d’Ehpad n’ont pas assez de pouvoir, que la moindre embauche doit être validée par un directeur régional. Ils critiquent également le fait qu’on ne les laisse pas réaliser eux-mêmes leurs déclarations annuelles aux autorités de contrôle. Stéphane Cohen, confondant délégation de compétences et charge de travail, tourne ces accusations en ridicule : « On nous explique que vous ne faites pas grand-chose. Vous venez à 8 heures. Vous repartez à 21 heures. Et vous vous amusez beaucoup. Je vulgarise un peu… Mais on nous explique que, en plus de votre boulot, il faudrait que vous puissiez vous-même rédiger vos comptes d’emploi et communiquer avec les ARS. »

Le deuxième chapitre traite de l’accompagnement et de la prise en charge des personnes âgées. Au milieu d’autres sujets, les inspecteurs s’intéressent à la gestion des protections hygiéniques et aux budgets alimentation. Ils ont notamment eu accès à un tableau qui détaille les grammages que ne doivent pas dépasser les cuisiniers du groupe. Mais, là encore, le patron des Ehpad Orpea se défend : « Ils lisent ce tableau à charge. Ils ne comprennent pas qu’il a été réalisé pour les résidents qui vont très bien, et pas pour les personnes dénutries. Il faut juste leur apprendre à avoir la bonne lecture. »

« Tout le monde le fait »

Le troisième chapitre est sûrement l’un des plus sensibles. Il concerne l’utilisation de l’argent public. Les Ehpad Orpea reçoivent, chaque année, d’importantes dotations de la part des ARS et des conseils départementaux. Entre un et deux millions d’euros annuels par résidence, qui servent notamment à payer les salaires du personnel soignant : infirmiers, aides-soignants, psychologues, médecins, etc. Les inspecteurs reprochent au groupe un certain nombre de pratiques, dont celle dite des « faisant fonction », qui consiste à utiliser un auxiliaire de vie pour des tâches réservées aux aides-soignants. La pratique peut s’avérer dangereuse : ces auxiliaires de vie, habitués aux tâches ménagères, se retrouvent à réaliser des soins alors qu’ils ne sont pas diplômés. Si Stéphane Cohen reconnaît de telles pratiques, il estime que « tout le monde le fait » et qu’il en appellera aux géants du secteur pour mettre en place une défense aux côtés d’Orpea.

Un élément d’une tout autre gravité a été découvert par les inspecteurs : de nombreuses résidences Orpea feraient des excédents de dotations – contrairement à ce qu’affirmait Yves Le Masne, l’ancien PDG, limogé après les révélations, lors de son audition à l’Assemblée nationale. C’est-à-dire que le groupe n’utiliserait pas tout l’argent public qui a été alloué à ses résidences, en rognant sur des postes de soignants pourtant financés par l’Assurance-maladie et les départements. Les résidences reverseraient ainsi, chaque année, des millions d’euros au siège, sans que les autorités de contrôle, et même les directeurs d’établissement, en soient informées.

L’organisation du groupe est telle que tout passe par le siège, les directeurs n’ont pas le droit de communiquer avec les ARS et ne sont pas au courant des déclarations transmises par le groupe. Stéphane Cohen admet, pour la première fois lors de cette réunion, l’existence de ces excédents, mais affirme que le groupe tirerait profit d’une faille dans la loi : « On a vérifié avec nos avocats : aucun texte ne dit que les excédents doivent être repris. »

Les avocats se préparent

La quatrième partie s’intéresse à l’organisation des achats et aux relations avec les fournisseurs. L’IGF a pu démontrer que les fournisseurs d’Orpea, notamment ceux qui sont payés par le biais de dotations publiques (Hartmann, Bastide, etc.), reversent chaque année d’importantes sommes d’argent au siège du groupe. Malgré la gravité des accusations, Stéphane Cohen semble prendre le sujet avec décontraction : « Marges arrière, pas marges arrière, prestations de services… il y a débat ! Nous, on estime qu’on facture des prestations de services. Vous savez, les Bastide et compagnie, ils se sont fait connaître grâce à nous. Et ça, ça se refacture. »

La liste des dysfonctionnements constatés s’allonge à chaque page. Dans le cinquième chapitre, consacré à l’organisation et à la gestion des ressources humaines, le rapport s’inquiète du fonctionnement du syndicat maison Arc-en-ciel, qui semble particulièrement favorable à la direction générale. Dans le sixième et dernier chapitre, consacré à la qualité, les inspecteurs s’alarment du nombre excessif de procédures rédigées par la direction générale et de la complexité des « process ».

Ils critiquent aussi le système de primes aux directeurs d’Ehpad, qui pousserait ceux-ci à contenir en permanence leurs dépenses et à agir notamment sur la masse salariale. Enfin, les inspecteurs de l’IGAS et de l’IGF ont pu démontrer que des dizaines de résidences se sont retrouvées en surcapacité (plus de pensionnaires que la capacité réglementaire), ou encore que des régions ne déclarent quasiment aucun « événement indésirable grave », alors même qu’il est obligatoire de signaler aux ARS tous les événements qui perturbent le déroulement normal des soins.

L’accumulation de reproches est telle que certains directeurs semblent sonnés. Stéphane Cohen, lui, se dit confiant et annonce un plan d’attaque. Il affirme que leurs avocats se préparent à de potentiels procès, et prévient que des personnalités « très connues » s’apprêtent à les soutenir. Selon lui, Orpea demandera aussi le soutien du secteur et sortira d’ici peu la carte du fleuron français : « On est encore un très beau groupe. C’est ce qu’on va dire au Sénat [une audition y est prévue le 30 mars] : attention, messieurs dames. On est un des fleurons de l’industrie française. Peu d’entreprises ont 26 000 salariés en France. Si vous voulez vraiment tuer ce groupe, faites-le ! Mais après, ce sera à vous d’assumer. »


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