samedi 19 février 2022

Jamais seul dans son lit




par Paul B. Preciado, philosophe   publié le 11 février 2022

Pour Freud, on coucherait chaque nuit avec nos parents. Jung y ajoute nos ancêtres, notre espèce. Ferenczi voit le lit comme un espace hallucinatoire. Quant à la culture féministe et queer, elle en fait un espace politique de lutte et d’émancipation.

Nous ne nous couchons jamais seuls. Même dans un lit qui semble vide, il y a déjà trop de monde. Freud disait que c’est avec nos parents que nous couchons, même sans le savoir, chaque nuit, que ce soit sur un divan ou dans un lit. C’est sur cette hypothèse déroutante qu’il a construit toute sa philosophie et sa théorie thérapeutique. Freud pensait que c’étaient les enfants qui voulaient aller dans le lit des parents, et il a négligé le fait que, parfois, ce sont les parents qui font des descentes dans le lit de leurs enfants.

Lorsque j’étais enfant, certains dimanches matin, j’allais dans le lit de mes parents. Je me souviens maintenant d’une photo en noir et blanc d’un tableau de Fra Angelico qui présidait le mur de leur chambre. Comment ma mère a-t-elle pu penser en 1975 à décorer une chambre à coucher avec une photo en noir et blanc d’un tableau du XVe siècle ? N’a-t-elle rien trouvé de plus joyeux, pop ou relaxant ? Le tableau dépeint la scène où un ange, tel un infirmier avec des ailes provenant des services gynécologiques volants du royaume de Dieu, annonce à une jeune Marie qu’elle attend un enfant. Placée au-dessus du lit, cette image est comme une advertance prophylactique destiné aux femmes qui dit : celle qui baise accouche – parce que le père n’est pas sur l’image.

Regardant le visage de Marie, nous ne pouvons déduire aucun enthousiasme. Si je ne connaissais pas le récit biblique et que je voyais simplement cette image, je pourrais conclure, vu la proximité des personnages et l’intensité de la lumière et des regards, que l’ange séduit la jeune femme, alors qu’elle semble plutôt introspective, comme si le livre qu’elle tient sur ces genoux était son téléphone portable. Mais comme la photographie est en noir et blanc et le ton général sombre, on pourrait aussi penser que l’ange est un messager qui vient annoncer à la jeune femme la mort de son bien-aimé, car à l’arrière-plan on voit deux jeunes qui marchent en larmes, tandis qu’au premier plan Marie est seule. Cela pourrait être l’annonce d’une mort, mais il s’avère que c’était l’incarnation de Dieu. Quand je rentrais dans le lit de mes parents, j’avais le sentiment d’être la pièce manquante d’un puzzle, comme si dans ce lit, entre ma mère, mon père, Adam et Eve fuyant le paradis, la vierge enceinte, l’ange et le rayon de lumière divin, il y avait aussi un peu d’espace pour moi. C’est une façon de définir la vie : d’abord trouver une place dans le lit familial, puis sortir du lit familial ou, plus difficile encore, faire sortir les parents de nos lits.

Chaque lit est un musée de l’humanité

Et si le lit était plus rempli que ce que Freud avait imaginé ? Jung, un de ses disciples ou de ses adversaires, a vu encore plus de gens sur le même matelas : nous allons nous coucher, dit-il, avec tous nos ancêtres, même avec toute notre espèce. Nous dormons avec une chaîne sans fin d’hominidés, certains reliés à nous par filiation, certains inconnus, certains Sapiens, certains Australopithecus. Non seulement nous faisons leurs rêves, mais ceux qui nous réveillent la nuit sont leurs cauchemars. Chaque lit est un musée de l’humanité. Ferenczi, le plus maudit et peut-être le plus intéressant des disciples exclus de Freud, était un fervent adepte des théories phylogénétiques lamarckiennes de l’évolution : il a ajouté au lit jungien déjà très peuplé toutes les créatures vivantes, avant que les premiers mammifères ne vivent sur la terre ferme, quand toutes les formes de vie étaient aquatiques. Ferenczi voyait le lit comme un océan et l’humain comme un amphibien : le jour, nous marchons sur la terre et la nuit, nous retournons dans l’eau. Ferenzci a ajouté un élément important : un lit est un espace hallucinatoire… dans lequel le dormeur hallucine ce qu’il ressentait avant sa naissance à l’intérieur du placenta. Pour Ferenczi, le premier rêve du nouveau-né est une reproduction aussi proche que possible de l’état d’immobilité que le fœtus avait avant la naissance… Tous les rêves suivants, dit-il, sont «la satisfaction hallucinatoire du désir de ne pas être né». Le lit est ici l’ancêtre de tous les médias : un espace précurseur du théâtre, du livre, du cinéma et du jeu vidéo, de la communication virtuelle. Le lit est donc une tombe inversée : le retour à la vie avant la vie. Mais Jung et Ferenczi imaginaient encore l’inconscient comme le résultat d’une évolution linéaire qui a conduit des cellules eucaryotes à… l’homme européen, compris comme un corps masculin, hétérosexuel, moderne, blanc, colonial.

Ce que nous avons commencé à comprendre depuis les années 70 du soulèvement féministe, queer et anticolonial, avec Deleuze et Guattari, avec Angela Davis et Maya Angelou, avec Gayle Rubin et Gloria Anzaldúa, c’est que chaque lit est un champ de bataille, une tranchée, une plantation, une frontière. Un lit est un espace politique, avec un système économique, avec une histoire d’exclusion et d’extermination sexuelle, de genre et raciale, un lieu de lutte, mais aussi un espace d’émancipation. Et maintenant, retournez dans votre lit et rêvez de la révolution.

 

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