mercredi 26 janvier 2022

Qu'est-ce qu'on s'emmerde A gauche, tous peine-à-jouir ?

par Simon Blin et Cécile Daumas

publié le 28 janvier 2022
Consommation, alimentation, érotisme ou plaisirs festifs : écologistes ou féministes sont accusés de véhiculer un nouveau puritanisme. Face à une droite égoïste et décomplexée, la gauche n’en a pourtant pas fini avec l’émancipation joyeuse et collective.

Le poncif colle à la gauche comme un chewing-gum sur une semelle de basket : alors comme ça, ce n’est plus la grosse poilade ? Le préjugé lui mène la vie dure : tout occupée à sa chasse aux machos et aux racistes, à lutter contre la fin du monde, la fin du mois, la gauche ne serait plus que punition, souffrance et chasteté. La simple évocation par Fabien Roussel, candidat communiste à la présidentielle sous le slogan des «Jours heureux», d’«un bon vin, une bonne viande et un bon fromage» suffit à semer la zizanie dans le vaste camp du progrès social, où cohabitent les mangeurs de quinoa pédalant sur leur vélo élec’, les défenseurs de la cause animale tendance végan mais aussi les amateurs du saucisson-pinard qui roulent en voiture clope au bec.

Plaisirs alimentaires, plaisirs charnels, même combat ? «On se marrait entre hommes et femmes dans les années 70 !» déplore Emmanuel Todd dans Libération. A 70 ans, l’historien démographe et auteur de Où en sont-elles (Seuil, 2022), qui se qualifie d’«enfant culturel du dessinateur Reiser», confie son mal-être dans une époque où les hommes et les femmes ne seraient plus «copains». La faute à un féminisme post-#MeToo qui serait allé trop loin dans ses revendications, selon le penseur de gauche, incarnation du bouc émissaire bourgeois-hétéro-mâle-blanc fatigué de marcher sur des œufs. Longtemps taxée d’idéalistes, les bonnes âmes de gauche, enfants de 68, seraient-elles désormais trop conscientes, trop «éveillées», devant les problèmes du monde ?

Une aubaine pour le camp d’en face. Non seulement, gauche et plaisir ne feraient plus bon ménage, mais en plus le concept aurait été récupéré par la droite à rebours. Car même en matière de jouissance, tout était mieux avant. Dans le Procès de la chair(Grasset, 2022), le professeur de littérature française à l’université de Columbia (Etats-Unis) David Haziza s’en prend ainsi au «nouveau puritanisme» du «féminisme normatif et notarial» et à l’«utopie du véganisme». Le retournement du stigmate est total, puisque même la défense des libertés publiques durant la pandémie semble avoir basculé du côté du «boubour», contraction de «bourgeois bourrin», frère ennemi du «bourgeois bohème» et son hygiénisme covidiste. Le «boubour», ou cette posture rebelle réactionnaire théorisée par l’essayiste Nicolas Chemla dès 2016, sur fond de lassitude de devoir bien faire, bien penser, bien dire, et d’ennui d’une vie sous le contrôle de nouveaux préceptes féministes, écologistes et antiracistes pour millennials hypersensibles.

Une gauche qui a tendance à troquer l’hédonisme libertaire au profit d’un ascétisme progressiste

Consommation, alimentation, érotisme ou plaisirs festifs… Peut-on être de gauche et apprécier le superflu, la bonne marrade, rire aux dialogues de Michel Audiard, aimer la fête au risque de mettre en péril son «capital santé» et manger un gros bon steak-frites, aujourd’hui catalogué de droite ? Peut-on jouir, dans un monde injuste, sans être complice de l’injustice ? «Sommes-nous condamnés à des plaisirs bourgeois», se demande dès la première phrase de son dernier essai Quartier rouge. Le plaisir et la gauche (PUF) le philosophe (et chroniqueur à Libé) Michaël Fœssel. Selon le professeur à Polytechnique adepte des nuits berlinoises, la question se pose d’autant plus depuis que le mouvement des gilets jaunes a retrouvé une sociabilité heureuse autour des ronds-points et que les mesures de confinement ont rappelé l’importance politique des petites joies de l’existence.

Or, sur ces deux événements, la gauche française n’a selon lui pas su tenir un discours convaincant, entraînant et joyeux. Elle a rallié depuis longtemps et sans coup férir les diktats consuméristes et individualistes de l’économie libérale – qui elle-même a récupéré et par là même vidé de son sens le «jouir sans entrave» subversif de mai 68. Plus récemment, elle a tendance à troquer l’hédonisme libertaire au profit d’un ascétisme progressiste. Dans son livre, Fœssel lance un cri d’alerte : s’il n’existe pas de plaisirs en tant que tels de droite ou de gauche, la gauche doit réhabiliter politiquement le plaisir. Cela veut dire arrêter de déplorer, condamner individuellement, moralement mais plutôt se réunir dans un joyeux bordel. Souvent ramené à la société de consommation, le plaisir peut être, lorsqu’il est partagé et inattendu, une puissance de contestation de l’ordre établi et des inégalités sociales.

Le procès porté à la gauche est juste quoique rude : alors qu’elle est moins que zéro, elle devrait sortir de l’angoisse d’un avenir plombé par le réchauffement climatique, la droitisation du débat et la mainmise de Bolloré sur les médias et aujourd’hui le monde de l’édition, longtemps chasses gardées de la gauche. Que lui reste-t-il pour émerveiller les foules et se faire entendre alors qu’elle est manifestement en panne sèche d’idées programmatiques et de slogans galvanisateurs ? Eparpillement mortifère des candidats à la présidentielle, Parti socialiste réduit à 22 000 adhérents… Et cependant les formations de gauche ne sont pas vraiment mises à l’amende. C’est plutôt l’idéal émancipateur porté par certains militants, pourtant bien vivants et occupant collectivement le pavé (marches pour le climat, manifs féministes et LGBT, tiers lieux, ZAD…), qui est ciblé aujourd’hui. Du sexe à la table, la sobriété voire l’ascèse progressiste serait la traduction de ce déplaisir généralisédevenu norme commune.

La nécessité d’un travail définissant précisément les «termes qui suscitent des affects d’adhésion»

Drôle de retournement rhétorique. «Un certain nombre de mots d’ordre de la gauche des années 70 ont été récupérés par le camp conservateur, note le philosophe Mathieu Potte-Bonneville. Cela lui permet de présenter ses adversaires comme des néopuritains. On retrouve en permanence l’idée que le féminisme contemporain serait un héritier du puritanisme. C’est une inversion de la charge de la preuve.» En 2020, Valeurs actuelles renvoyait les féministes à celles qui «cassent l’ambiance» en soirée. Mais c’est justement parce que les femmes sont limitées dans l’exercice de leur liberté, qu’elles réfléchissent depuis longtemps à l’autonomie de leur corps, à la sexualité, au plaisir.

A l’ère #MeToo, la philosophe Manon Garcia élabore une nouvelle discussion entre les sexes«conversation érotique» où l’autonomie et le respect des partenaires seraient assurés, à partir de la notion de consentement, et pour sortir de relations marquées par la violence. «Si l’on veut reconnaître la complexité du désir, le fait que l’on puisse ne pas savoir exactement ce que l’on veut ou pas avant que le moment se présente, le désir que l’on peut avoir d’essayer certaines pratiques sans avoir la certitude qu’elles nous procurent le plaisir que l’on en espère, alors il faut créer les meilleures conditions possibles pour l’expérimentation érotique», écrit-elle dans son essai la Conversation des sexes (Flammarion, octobre 2021). Pour étayer sa thèse contre l’ascèse contemporaine, Michael Fœssel cite justement la féministe américaine Audre Lorde, égérie de la militance intersectionnelle. «Dans l’érotisme, écrit la poétesse, ce n’est pas seulement ce que nous faisons qui compte, c’est aussi l’acuité et la plénitude avec laquelle nous ressentons ce que nous faisons.» Audre Lorde croit en la puissance de l’érotisme, cela plaît à Fœssel.

Que la gauche ait délaissé le plaisir, des intellectuels en ont pris la pleine mesure. Début janvier sur France Inter, le sociologue Bruno Latour exhortait à sortir de la vision punitive de l’écologie. Réhabiliter le mot «prospérité», avançait-il. «Prospérer, c’est un terme admirable qui ne doit pas être réduit à un sens de développement absurde, comme on essaye de nous le vendre.»Comment espérer mobiliser politiquement si, ajoutait-il, un travail idéologique définissant précisément les «termes qui suscitent des affects d’adhésion» n’est pas accompli ? Sans avoir l’assurance d’un argument rationnel, «le plaisir constitue néanmoins une émotion sans laquelle un discours politique perd toute chance de rejoindre le réel.» poursuit Fœssel.

Libérer les corps fatigués par des conditions de travail et de vie harassantes

Plus largement, la question de la jouissance corporelle ne laisse pas indifférents les adversaires du capitalisme ou du sexisme. Pour l’idéal progressiste, révolutionnaire et même socialiste, l’abolition de la domination par les exploiteurs consiste aussi en la libération des corps fatigués, usés et malmenés par des conditions de travail et de vie harassantes. N’est-ce pas à cela que vise, entre autres choses, la réduction du temps de travail portée par des forces de gauche quand la droite libérale et conservatrice plaide pour la fin des 35 heures et le report de l’âge de la retraite ? Le salariat et la protection sociale assurent à chacun la sécurité fondamentale permettant de disposer de sa liberté sans sombrer dans la pauvreté et la privation de plaisir.

En mai 1936, la philosophe Simone Weil assiste avec sidération à l’occupation en chanson des usines par des ouvriers qui la veille encore n’étaient qu’obéissance et résignation. «Le succès de leur propre audace (faire taire les machines, imposer le respect aux chefs…) est joyeux parce qu’il suspend la peur dont est tissé l’essentiel de la vie des pauvres», écrit-elle. Pour l’intellectuelle engagée sur les chaînes de travail, l’avenir ne s’attend pas, il se fait. Une urgence du temps présent que Fœssel reprend à son compte : réhabiliter le plaisir en politique ici et maintenant.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire