samedi 6 novembre 2021

«Redécouvrir, derrière la réussite de Picasso, la précarité de l’étranger»

par Alexandra Schwartzbrod  publié le 5 novembre 2021 

Derrière le faste et les pinceaux, la galère administrative. A partir d’archives, l’historienne Annie Cohen-Solal retrace dans une exposition au musée de l’Histoire de l’immigration le parcours chaotique de l’artiste espagnol, qui, avant d’être célébré, a été rejeté par la France avec une constance impressionnante. Entretien.

Après l’avoir vu à longueur de magazines se pavaner en marinière devant les photographes, confortablement installé dans sa maison de Provence, on en était venu à croire que Picasso était parfaitement intégré et accepté en France, plus français qu’espagnol en quelque sorte. La réalité était tout autre. Picasso n’a jamais cessé d’être considéré par l’administration française comme un étranger. On le savait depuis le début des années 2000 quand Paris a récupéré des archives de la police qui s’étaient volatilisées à Berlin en 1940 puis à Moscou en 1945. Dès 2004, l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorleac en faisait état dans une tribune publiée par Libération, mais les explications de ce rejet et le détail des archives n’avaient pour l’heure jamais été dévoilés. C’est chose faite avec l’exposition «Picasso l’étranger», qui vient d’ouvrir à Paris au musée national de l’Histoire de l’immigration.

Organisée et nourrie par l’historienne Annie Cohen-Solal, cette exposition révèle tous les documents racontant le rejet de ses demandes de naturalisation. Il ne s’agit pas de plaindre Picasso, sur lequel il y aurait par ailleurs beaucoup à dire quant à ses relations problématiques avec les femmes, mais plutôt de replacer ce parcours chaotique d’un étranger en France dans le contexte politique actuel qui voit le migrant comme un danger. A ce titre, cette exposition est incroyablement précieuse. Nous l’avons parcourue au côté d’Annie Cohen-Solal.

Comment en êtes-vous venue à consacrer six ans de votre vie à retracer le parcours de Picasso ?

Le 15 décembre 2014, au matin de l’inauguration du musée de l’Histoire de l’immigration, j’écoutais sur France Culture Benjamin Stora (son président d’orientation) et je l’entends dire qu’il compte présenter en ce lieu des trajectoires d’étrangers célèbres comme Picasso, dont la France a récupéré le dossier de police en 2001. Cela a été un déclic. Le soir même, lors de l’inauguration, je croise Laurent Le Bon, nouveau directeur du musée Picasso qui ne connaissait pas Benjamin Stora. J’ai organisé une rencontre entre les deux hommes et il s’est passé quelque chose. J’avais croisé Picasso déjà, quand je travaillais sur les peintres américains. Et je connaissais Françoise Gilot, qui a partagé sa vie pendant dix ans. Immédiatement, avec Stora et Le Bon, il a été décidé que je deviendrais commissaire de cette exposition. Ce qui m’intéressait, c’était d’aller à la source, de comprendre pourquoi Picasso n’avait jamais pu devenir français. Depuis trente ans, toutes mes recherches se situent au croisement entre expatriation et histoire de l’art. Travailler sur Picasso, c’était donc le fruit du hasard et une évidence.

Pourquoi cet intérêt pour l’expatriation ?

Cela vient de mes propres traumatismes, forcément, de ces blessures secrètes sur lesquelles on revient toujours mais dont on parle peu. Je pense à mon père qui me racontait parfois, et dignement, la douleur d’avoir à dévisser sa plaque de médecin à Alger en 1940, au moment où le régime de Pétain abolissait le décret Crémieux – qui, depuis 1870, attribuait la citoyenneté française aux juifs indigènes d’Algérie. Mon père disait : «J’ai été déchu de la nationalité française, alors je suis devenu sculpteur pendant quatre ans !» Cette blessure est toujours là.

Comment avez-vous travaillé ?

J’ai mené une enquête, comme pour un polar. Je suis allée aux archives de la police : là, on touche les pièces du doigt, on voit du papier jauni, plein de détails qui vous parlent, qui vous donnent le pouls du moment. Ensuite, j’ai récupéré les mains courantes des commissariats de police et je me suis retrouvée dans les bas-fonds de Paris au début du XXe siècle. Puis je suis allée aux archives nationales, où j’ai découvert des tas d’informations sur les anarchistes ainsi que les rapports des indicateurs de police. Et surtout, j’ai pu accéder aux archives du musée Picasso (l’artiste ne jetait jamais rien). J’ai enfin consulté énormément d’experts, on peut le percevoir dans le catalogue, pour lequel j’ai sollicité le concours de 25 chercheurs de toutes disciplines, de toutes générations et de toutes cultures.

Cela a été facile ?

Passionnant, surtout, et délicat. Découvrir des correspondances, des documents secrets, c’est commettre un acte presque sacrilège : on viole l’intimité de quelqu’un, il faut s’en montrer digne. Car je dévoile quelque chose que Picasso ne voulait pas dévoiler et il y a là une question presque éthique. Il se trouve que j’ai une formation interdisciplinaire en sciences sociales : outre mes recherches avec Annie Kriegel et Raymonde Moulin, j’ai pratiqué l’enquête de terrain en sociolinguistique, travaillé avec le sociologue américain Erving Goffman, vécu dans différents pays (jamais plus de neuf ans au même endroit), j’ai donc l’habitude de m’adapter. Dans le cas de Picasso, j’ai voulu raconter une odyssée. L’idée n’était surtout pas de s’apitoyer, mais de rapporter des faits. De mettre à plat une trajectoire moins glorieuse qu’il n’y paraît. Montrer aussi comment Picasso a refusé d’être stigmatisé par le regard de l’autre.

C’est une exposition politique ?

Oui, engagée même. J’appartiens à cette culture plurielle, ouverte sur le monde. Les personnes qui m’intéressent le plus, ce sont les déplacés, les expatriés. Que ressentait Picasso dans cette France qui ne pensait qu’à son propre génie et à son passé colonial ? Cette exposition, c’est aussi une radioscopie de la France du XXe siècle avec des personnages admirables et des personnages malfaisants. C’est surtout la découverte de la précarité d’un homme parvenu à se construire, malgré les obstacles, en cherchant un monde ouvert où ancrer sa carrière.

Comment ce parcours se déroule-t-il ?

Picasso est le fils d’un prof aux Beaux-Arts et il n’aura de cesse de subvertir l’éducation traditionnelle de son père. Sa mère, Maria, a une place très importante dans sa vie. Elle lui écrira près de quatre lettres par semaine pendant quarante ans. Dans lesquelles elle le critique, lui rappelle ses «devoirs» familiaux, et essaie de le tirer du côté de la culture andalouse. On y voit déjà comment Picasso parvient à construire son espace d’appartenance autour de son art et de fuir un espace familial organique, traditionnel et étouffant.

Il aura besoin de venir quatre fois à Paris, avant de pouvoir s’y établir. La première fois, il arrive imprégné du grand siècle espagnol dans un empire colonial où le président Emile Loubet ne parle que du génie français. On est en 1900, l’Exposition universelle va accueillir 50 millions de visiteurs. Picasso ne la visitera qu’une fois, il passe l’essentiel de son temps au Louvre. C’est la rencontre de deux mondes : un jeune homme nanti de cultures plurielles et une France confite dans sa suffisance. Avec une Académie des Beaux-Arts qui s’autoreproduit dans un mouvement endogène alors que pointe la subversion des avant-gardes, et notamment des impressionnistes. La première fois, donc, il ne reste que trois mois avec des amis catalans. Il revient en 1901 pour une expo qu’un de ses amis lui a organisée. Chaque fois, il doit aller voir la police pour déclarer son domicile. Il s’intéresse essentiellement aux bas-fonds. En trois semaines, il produit 64 tableaux. Et il n’a que 19 ans ! Arrive alors un premier rapport de police signé du commissaire Rouquier, qui stipule que le nom de Picasso figure dans les notes des indics de la police. Il y est écrit que Picasso parle mal le français, qu’il reçoit des individus inconnus, des lettres venues d’Espagne, que ses heures de sortie sont irrégulières etc. «De ce qui précède, il résulte que Picasso partage les idées de son compatriote Manach qui lui donne asile, il y a donc lieu de le considérer comme anarchiste», est-il écrit en conclusion. C’est ce rapport de police qui sera exhumé en 1940 et l’empêchera d’être naturalisé français. En 1937, avec Guernica, son talent va le rendre visible dans le monde entier, mais le pouvoir exorbitant d’un agent de guichet va l’empêcher de devenir français à un moment crucial.

Il aurait pu jeter l’éponge et renoncer à s’établir en France…

Il n’en est pas question pour lui, il y revient toujours, attiré par l’ébullition de Paris. Son troisième voyage est le plus dur, il a à peine de quoi se nourrir. C’est Max Jacob, un poète marginal, né dans une famille juive de Quimper (puis converti au christianisme) qui va l’accueillir. Il lui apprend le français par les poèmes de Verlaine et Rimbaud. Dans les tableaux de cette époque, on voit que le thème de la cécité est important. Ce qui m’intéresse, ce sont ces microfrémissements, ces signaux faibles, dans lesquels va affleurer la fragilité, la précarité de ce gamin.

Le quatrième voyage, c’est la rencontre avec Apollinaire, apatride, de mère polonaise, parlant beaucoup de langues, y compris le yiddish. Il va donner à Picasso son assurance. Pendant toute l’année 1905, les deux hommes vont sillonner Paris à la rencontre des saltimbanques et du monde du cirque. Ce tableau, les Saltimbanques, je l’ai découvert, à la National Gallery de Washington, alors que Donald Trump était à la Maison Blanche. Pour moi, il incarne la résistance à Donald Trump et à tous les Donald Trump de la terre. Il montre toute la solitude de l’étranger, du migrant. Il a à ce point fasciné les poètes que Rainer Maria Rilke va demander à sa propriétaire, en 1915 : puis-je venir vivre près de ton tableau ?

Picasso est toujours sans papiers à ce moment-là ?

Il n’est pas persécuté par la police, il a juste l’astreinte d’aller renouveler sa carte d’étranger tous les deux ans au commissariat et, à partir de 1937, d’y apposer ses empreintes digitales. Un talon d’Achille permanent. Il vit au Bateau-Lavoir, à Montmartre, avec d’autres artistes. Un amas de pièces construites à la va-vite qui tenait davantage du bidonville que de l’atelier d’artiste, avec un seul point d’eau pour 35 ateliers. Glacial l’hiver, étouffant l’été. Il ne s’est jamais plaint.

En 1906, il comprend qu’il n’est pas dans l’air du temps, loin du courant des fauves, il part à Gósol dans les Pyrénées catalanes, un village perdu où la police n’est jamais entrée. Les contrebandiers y vendent des fioles de parfum portées à dos de mulets. C’est dans cette économie de la contrebande que Picasso va comprendre la façon de construire sa place dans les interstices de la société française et transformer son esthétique en allant vers la solution du masque et de l’abstraction. Ces trois mois à Gósol vont être les déclencheurs de la solution cubiste. De retour à Paris, il rencontre un marchand juif allemand très cultivé, Daniel-Henry Kahnweiler, qui va commencer à vendre le cubisme dans le monde entier sauf en France où l’on reste centré sur le «bon goût» hérité de Louis XIV. Beaucoup se déchaînent alors contre ces cubistes que certains considèrent comme des «charlatans», cela va jusqu’à des attaques xénophobes, le critique Louis Vauxcelles déplorant qu’il y ait «un peu trop d’Allemands et d’Espagnols dans l’affaire fauve et cubiste». En 1914, toutes les galeries allemandes et austro-hongroises voient leur stock séquestré, dont celle de Kahnweiler avec 700 tableaux de Picasso qui vont disparaître pendant près de dix ans ! Picasso se cherche alors d’autres alliances et les trouve auprès des avant-gardes des ballets russes, en la personne de Serge de Diaghilev, ou d’aristocrates français comme Etienne de Beaumont puis auprès des surréalistes, à commencer par André Breton et Paul Eluard. Et surtout il va commencer à vendre aux Etats-Unis où il va gagner beaucoup d’argent. Il a à cette époque une passion pour les masques, que l’on peut voir comme un écran pour l’étranger que la société rejette. En temps de guerre, par exemple, il a besoin de sauf-conduits pour se déplacer.

La Seconde Guerre mondiale, justement, ne va pas arranger l’affaire…

Avec Dora Maar, il s’est engagé auprès des républicains espagnols et a créé Guernica, qui devient vite un étendard de résistance à tous les fascismes. Mais il est terrorisé. En 1936, le poète Federico Garcia Lorca a été fusillé par les Franquistes comme victime expiatoire. Les fascistes espagnols voient Picasso comme un traître et les Allemands le voient comme un artiste dégénéré. Il dépose donc une demande de naturalisation en 1940. Le premier avis est positif. Le deuxième négatif : au nom du dossier de 1901, il va considérer que Picasso est «suspect du point de vue national». Et voilà comment un petit fonctionnaire pétainiste va empêcher le plus grand artiste de son temps de respirer tranquillement pendant l’occupation.

En 1944, Picasso adhère au Parti communiste dont il s’était rapproché via Eluard puis s’installe à Vallauris. Dès 1955, il choisit les artisans contre l’académie des Beaux-Arts, la province contre Paris, et (avant Jack Lang) devient artisan de la décentralisation en offrant ses œuvres d’avant-garde dans les musées de tout le pays. En 1958, quand Georges Pompidou lui propose la nationalité française, il ne répond même pas, il a décidé d’habiter sa condition d’étranger cosmopolite et global. En 1940, il voulait juste être protégé.

Est-ce que cette précarité ne l’a pas endurci finalement ?

Si, sans doute. Il s’est construit un empire dans une France aux institutions souvent obsolètes. Il a su s’entourer d’un réseau et gérer la situation avec talent. En réalité, il était au-dessus des institutions. En 1968, lorsque Franco demande que Guernica revienne en Espagne, (puisque l’œuvre avait été commandée par le peuple espagnol en 1936), Picasso répond que Guernica ne rentrera pas en Espagne tant que Franco sera vivant. Et il a eu gain de cause contre la loi. Cette histoire raconte comment un individu subalterne dont le parcours initial est marqué par la précarité va, grâce au pouvoir symbolique de son œuvre, parvenir à faire évoluer le droit et se libérer des cadres même de l’Etat.

Cela résonne incroyablement avec le climat politique actuel…

Certes, notre société a du mal, particulièrement aujourd’hui et depuis la crise migratoire de 2015, à accueillir ceux qui viennent d’ailleurs. Elle a du mal à les voir pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire comme une force motrice potentielle capable d’enrichir le pays. En ce sens, Picasso est incroyablement contemporain. On pourrait objecter que Picasso est un cas à part : un artiste surdoué doublé d’un grand stratège. Mais justement, redécouvrir, derrière sa réussite flamboyante, la précarité qui fut la sienne en tant qu’étranger peut nous rendre sensible à la vulnérabilité de tout expatrié, quel que soit son talent, même s’il n’est pas un grand artiste. L’histoire ne cesse malheureusement de se répéter. Et c’est parce qu’elle se répète qu’il faut rester vigilant. On est en train de vivre un vrai moment de gravité. Les idées xénophobes ont le vent en poupe. La crise migratoire ne va certainement pas s’atténuer, et le fait que la solidarité puisse devenir un «délit» me semble monstrueux. Plus que jamais, aujourd’hui, avec l’exemple de Picasso en tête, il faut rester en éveil, témoigner, s’engager.


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