samedi 6 novembre 2021

Langue française : aux origines du mâle

par Virginie Ballet  publié le 6 novembre 2021

Dans son dernier ouvrage, l’historienne de la littérature Eliane Viennot questionne l’usage du mot «homme» pour désigner l’humanité, et remonte aux sources d’une «imposture» qui renforce à ses yeux un entre-soi masculin.

C’est l’histoire d’un «abus de langage», comme une dérive progressive au fil des siècles. Quand et comment le mot «homme» est-il devenu le nom générique censé désigner dans la langue française l’ensemble de l’humanité ? Professeure émérite de littérature et militante féministe, Eliane Viennot a mené l’enquête dans En finir avec l’homme : chronique d’une imposture (1), paru en septembre. L’historienne en tire un ouvrage pédagogique qui démontre que le féminin n’a pas toujours été exclu ou invisibilisé de la langue française, loin de là. Ainsi, la langue latine comprenait à l’origine plusieurs termes : homo, pour signifier un individu appartenant à l’espèce humaine, vir, qui renvoyait à un humain adulte de sexe masculin, et mulier, son pendant féminin. Progressivement, ces deux termes ont disparu, au profit des mots «homme» pour désigner les mâles adultes, et «femme», venu de femina, la femelle, chargée de connotations animales péjoratives. «La langue latine n’était pas parfaitement égalitaire, mais elle l’était davantage que le français d’aujourd’hui. Beaucoup des ressources transmises par le latin pourraient être réhabilitées, à commencer par le fait de parler des femmes avec des termes féminins. Avant le XVIIe siècle, évoquer “le directeur”, pour parler d’une femme, aurait été une faute de français», estime Eliane Viennot.

S’il est difficile de dater précisément ces évolutions, elles semblent en tout cas actées au milieu du XIVe siècle. L’idée que le mot «homme» engloberait aussi les femmes fait quant à elle son apparition vers le XVe siècle, dans les traductions de la Bible de l’époque. C’est ensuite le dictionnaire qui viendra enfoncer le clou, au XVIIe siècle, point de bascule en matière de masculinisation de la langue. C’est à cette époque qu’une femme cessera par exemple de dire : «Fidèle, je la suis.» «C’est aussi là qu’est née la règle du masculin qui l’emporterait sur le féminin», complète Eliane Viennot.

Question de pouvoir

Créée en 1634, l’Académie française, chargée du dictionnaire, reprend «le travail de masculinisation de la langue initié à la fin du Moyen Age», pointe encore l’historienne. Ainsi, dans l’édition de 1694, en face du mot homme, on pouvait lire «animal raisonnable. En ce sens, il comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes». «En parallèle, l’Académie s’est aussi attaquée à des mots comme peintresse, philosophesse ou autrice, comme une manière de signifier que la pensée, la création ou le savoir étaient des territoires masculins : en leur disant que leur activité ne peut être déclinée au féminin, on leur signifie qu’elles transgressent», estime Eliane Viennot. A l’en croire, les siècles suivants ne feront qu’aller dans ce même sens. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en est la parfaite illustration : «Si elle avait inclus les femmes, on n’aurait pas attendu 1945 pour voter !» s’exclame l’historienne. Et Olympe de Gouges n’aurait sans doute pas eu à écrire sa célèbre Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en 1791.

Dans les années 60, une majuscule apparaît – «Homme» à la place d’«homme», présentée comme gage d’inclusivité –, achevant de consacrer cet usage, jugé abusif par la linguiste. Pour Eliane Viennot, c’est clair : masculiniser la langue est une question de pouvoir. Cas d’école récent : lorsque le député Les Républicains Julien Aubert, coutumier du fait, s’obstine à l’Assemblée début octobre à appeler la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, «madame le ministre». Après-guerre, analyse Eliane Viennot, «les hommes, bousculés par l’intrusion des femmes dans “leurs” domaines, ont développé une multitude de stratégies à la fois très concrètes et très symboliques pour maintenir l’entre-soi masculin. Stratégies au sein desquelles la question du langage occupe une place de choix».

«On a besoin d’une langue égalitaire»

D’où la nécessité, plaide-t-elle, d’évoquer les «droits humains» ou «droits des humains», plutôt que les «droits de l’homme». L’autrice rejoint ainsi, entre autres, l’ONG Amnesty international qui plaide pour un «langage non sexiste des droits humains», estimant que «le langage des droits de la personne humaine ne peut se permettre de promouvoir un seul genre (et sexe) en tant que catégorie universelle ni de véhiculer des préjugés : les femmes, tout comme les hommes, ont des droits. Cette reconnaissance passe par l’utilisation de termes qui admettent leur existence». Futile ? Loin de là, rétorque Eliane Viennot. «La domination masculine est un continuum, et la langue française est l’un des leviers sur lesquels on peut agir. On a besoin d’une langue égalitaire, et tout le monde peut s’y mettre facilement», défend-elle. Comment des femmes et des filles peuvent-elles s’imaginer de «fabuleux destins» si le fronton du Panthéon ne rend hommage qu’aux «grands hommes», laissant sous-entendre qu’eux seuls sont «dignes de la reconnaissance publique» ? «Le fait que les femmes y entrent au compte-gouttes est la preuve la plus manifeste qu’elles n’ont jamais été des hommes, qu’elles ne le seront jamais»,argue encore Eliane Viennot.

Des signes encourageants ont toutefois été observés ces dernières décennies dans divers pays francophones : pionnier, le Canada a légiféré dès 1977 sur «les droits de la personne», quand la Ligue des droits de l’homme belge est devenue, il y a trois ans, la «ligue des droits humains»… Mais la tâche promet d’être ardue, comme en attestent entre autres les polémiques récurrentes ces dernières années autour de l’écriture inclusive.

(1) En finir avec l’homme : chronique d’une imposture d’Eliane Viennot, éd. Ixe, septembre, 121 pp.


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