lundi 15 novembre 2021

Pourquoi des innocents passent aux aveux ? Les chercheurs ont quelques

Par   Publié le 15 octobre 2021

Les mécanismes et les ressorts psychologiques des faux aveux, domaine méconnu de la science, sont étudiés depuis les années 1980. Les chercheurs ont pu démontrer qu’il est possible, dans certaines conditions, de pirater, en quelque sorte, les cerveaux d’individus.

Avouer un délit ou même un crime qu’on n’a pas commis ? A première vue, l’idée paraît absurde. Les faux aveux sont pourtant une réalité bien au-delà de l’anecdote, et de nombreuses recherches scientifiques menées sur le sujet depuis une quarantaine d’années ont permis de mieux en comprendre les mécanismes et les facteurs de risque, contribuant ainsi à la prévention et la révision de condamnations injustifiées. Cette science des faux aveux s’appuie en partie sur des travaux de psychologie expérimentale qui ont démontré qu’il est tout à fait possible, dans certaines conditions, de convaincre des individus qu’ils sont l’auteur de fautes, voire de délits. Un piratage de leur cerveau, en quelque sorte.

« On peut parler d’un “âge d’or” de la recherche, des études de cas et de l’impact judiciaire », estime l’un des grands spécialistes du domaine, l’Islando-Britannique Gisli Gudjonsson, professeur émérite de psychologie légale (King’s College de Londres), dans un article de synthèse publié en février dans Frontiers in Psychology.

Quelques cas emblématiques de personnes condamnées après de faux aveux et mises dans un second temps hors de cause sont dans toutes les mémoires, tel, en France, celui de Patrick Dils qui, encore adolescent, reconnut un double meurtre d’enfants et passa près de quinze ans en prison avant d’être innocenté, en 2002. Dans son livre enquête Vertiges de l’aveu (Stock, 2016), la journaliste Julie Brafman évoque d’autres cas, dont ceux de Marc Machin ou encore de Richard Roman.

Des dossiers emblématiques de fausses confessions conduisant à des erreurs judiciaires ont donné lieu à des documentaires, des films, des séries. Ainsi de Dans leur regard, une minisérie américaine sortie sur Netflix en 2019, inspirée par l’histoire édifiante des « cinq de Central Park ». Ces adolescents noirs ou hispaniques ont passé des années en prison pour l’agression et le viol d’une joggeuse, en 1989, avant qu’un violeur en série ne révèle, en 2002, être l’unique coupable.

Des dossiers loin d’être exceptionnels

Au-delà des affaires les plus médiatiques, les faux aveux seraient, même si les données chiffrées sont parcellaires, loin d’être exceptionnels. L’Américain Richard Leo, professeur de droit et de psychologie à l’université de San Francisco, autre acteur historique des recherches sur le sujet, explique ainsi au Monde avoir rassemblé plus de 250 cas prouvés. Ces dossiers, encore en cours d’analyse, devraient être soumis pour publication en 2022.

Aux Etats-Unis toujours, The Innocence Project (un organisme à but non lucratif qui œuvre pour démontrer l’innocence de personnes condamnées grâce à des contre-expertises) estime que des faux aveux sont impliqués dans 29 % des dossiers d’exonération par examens d’ADN (375 au 14 novembre 2021).

En Islande, ce sont 20 % des prisonniers qui auraient fait des confessions indues, selon des données citées par Gisli Gudjonsson. Quelques années plus tôt, une autre étude de ce chercheur en psychologie légale, dans une population d’adolescents de sept pays européens, évaluait à 13,8 % la proportion de faux aveux parmi les 2 700 jeunes qui avaient été interrogés par la police.

Aux Etats-Unis, The Innocence Project estime que des faux aveux sont impliqués dans 29 % des dossiers d’exonération par examens d’ADN

Si les travaux scientifiques se sont concentrés surtout dans trois pays (les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Islande), leur pionnier est allemand : Hugo Münsterberg (1863-1916). Dès 1908, ce psychologue, qui a fait une partie de sa carrière outre-Atlantique, attire l’attention sur les faux aveux, qu’il qualifie de « tragédie », y consacrant tout un chapitre de son essai de psychologie légale.

Des décennies plus tard, en 1985, un psychologue américain, Saul Kassin, propose une classification en trois types : « volontaires », « par soumission » et « intériorisés ». La première catégorie correspond à des aveux spontanés, sans aucune pression des enquêteurs, dans des contextes très divers : recherche d’attention ou de notoriété, protection d’un proche, atteinte psychiatrique… Après l’enlèvement du bébé de l’aviateur Charles Lindbergh, en 1932, plus de 200 personnes se sont ainsi accusées, pointe par exemple Saul Kassin. Les faux aveux par soumission ou résignation sont, eux, induits par les processus d’interrogatoire policier. L’accusé accède à la demande de confession des enquêteurs pour mettre fin au stress d’une garde à vue, obtenir une récompense promise ou implicite… Cela a été par exemple le cas des cinq adolescents dans l’affaire du viol de la joggeuse à Central Park, ou encore de Patrick Dils. Enfin, la notion d’aveux intériorisés renvoie à des individus vulnérables, souvent jeunes, atteints d’une maladie mentale ou d’un déficit intellectuel qui, exposés à des tactiques persuasives d’interrogatoire, finissent par être eux-mêmes convaincus de leur culpabilité.

Pour attester du rôle de pressions psychologiques liées aux techniques d’interrogatoire américaines (en particulier la méthode Reid, développée dans les années 1950 aux Etats-Unis, la plus courante), Saul Kassin s’est livré à des expériences originales au début des années 1990, qui rappellent celles menées trente ans plus tôt par le chercheur américain en psychologie sociale Stanley Milgram, pour étudier la soumission à l’autorité.

Facteurs de vulnérabilité

Dans le cadre d’une recherche censée mesurer leur temps de réaction, 79 étudiants ont été invités à faire de la saisie sur ordinateur, en évitant à tout prix de presser la touche « alt », supposée faire planter le système. Un incident était ensuite simulé, et les participants accusés d’avoir appuyé sur la touche interdite. Au départ, aucun n’a reconnu l’avoir fait. Puis Saul Kassin et sa collègue Katherine Kiechel ont introduit chez certains étudiants deux variables pour augmenter leur vulnérabilité : une contrainte de vitesse de frappe, et/ou la présence d’un faux témoin. Presque sept sur dix (69 %) ont alors avoué avoir pressé le « alt », 28 % avec des signes montrant qu’ils avaient internalisé leur « erreur », et 9 % ont même donné des détails sur la façon dont ils avaient fait la supposée faute de frappe. Le taux d’aveu a atteint 100 % dans le sous-groupe soumis à une vitesse de frappe élevée et un faux témoin, précise l’étude (Psychological Science, 1996).

En 2015, une autre équipe américaine a repris ce protocole, et montré qu’un autre paramètre avait un rôle majeur : le sommeil. Les participants ont été deux fois plus nombreux à reconnaître par écrit qu’ils avaient pressé la touche interdite (ce qui encore une fois n’était pas le cas) quand ils étaient en dette de sommeil (PNAS, 2016).

De l’autre côté de l’Atlantique, le chercheur Gisli Gudjonsson a, lui, décrit dès les années 1980 le syndrome de perte de confiance en sa propre mémoire (memory distrust syndrome), qui s’articule bien avec la classification des faux aveux de Kassin. Devenus incapables de se fier à leurs souvenirs, ces individus sont plus enclins à se reposer sur des indices extérieurs et des suggestions d’autres personnes, ce qui, dans certains cas, peut conduire à de faux aveux. Le spécialiste de psychologie légale en a détaillé longuement un cas survenu en Islande dans la revue Cortex, en 2016. Ces fausses confessions sont accompagnées de confabulation, une production d’un récit imaginaire qui comble le déficit de mémoire.

Au fil des années, les études des cas documentés de faux aveux, des enquêtes dans des communautés et des expériences de psychologie sociale ont permis d’identifier toute une série de « facteurs de risque ». Dans son article dans Frontiers in Psychology, Gisli Gudjansson en liste dix-sept dont le premier est le contexte, avec par exemple les pressions sur la police pour qu’elle résolve l’affaire, la relation du suspect avec la victime et les autres suspects, le fait d’avoir des personnes à charge au moment de l’interrogatoire, ou d’être en situation de deuil par rapport à la victime.

D’autres facteurs de vulnérabilité tiennent aux caractéristiques de l’accusé : jeune âge (moins de 18 ans) ; troubles psychiques ou psychiatriques divers ; contexte d’addiction à l’alcool ou d’autres substances, mais aussi troubles du neurodéveloppement tels le déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), les troubles autistiques, un déficit intellectuel. Selon une étude récente portant sur 386 prisonniers écossais, dont 33 % auraient fait de faux aveux, le TDAH et les troubles des conduites (transgression des règles sociales qui peut coexister avec l’hyperactivité) apparaissent comme « les deux facteurs prédictifs les plus puissants de fausses confessions ». Cette propension serait notamment liée à l’impulsivité – un des signes cardinaux du TDAH –, précisent Gudjonsson et ses coauteurs dans l’article, publié en mars dans le Journal of Attention Disorders.

Depuis les premières expériences de Saul Kassin dans les années 1990, d’autres travaux expérimentaux de psychologie ont amené de nouvelles pierres à l’édifice de cette science singulière, y compris pour attester de l’influence de fausses confessions sur le processus judiciaire. « Les études sur des jurys simulés montrent que les aveux ont davantage d’impact sur les verdicts de culpabilité que d’autres formes de preuves potentielles, écrivent ainsi les docteurs Patrick Le Bihan et Michel Bénézech, dans une revue de la littérature scientifique consacrée aux faux aveux (Annales médico-psychologiques, 2013). Les jurés ne tiennent pas pour négligeables ces aveux même quand ils résultent d’une coercition prouvée, même quand la personne souffre de troubles mentaux connus ou de stress lié à l’interrogatoire… »

Faux souvenirs induits

Plus récemment, dans la lignée des travaux sur les faux souvenirs – menés dès les années 1970 par l’Américaine Elizabeth Loftus –, la chercheuse en psychologie Julia Shaw (actuellement à l’University College de Londres) s’est ainsi illustrée par une expérience originale chez des étudiants canadiens. Pensant participer à une étude sur la mémoire, soixante volontaires sans aucun antécédent judiciaire, ont été invités à se rappeler deux épisodes marquants de leur vie évoqués par les investigateurs : l’un réel et l’autre, totalement fictif, ayant conduit à une arrestation (vol, agression, agression avec arme).

En trois entretiens de quarante minutes, les examinateurs ont réussi, par leur comportement et des techniques de suggestion, à obtenir que deux tiers des participants reconnaissent avoir commis le faux délit, et en fournissent un récit aussi riche qu’un souvenir réel (Psychological Science, 2015) ; (à noter que la publication, signée Julia Shaw et Stephen Porter, faisait initialement état d’une proportion de 71,76 %, qui a été secondairement revue à la baisse, à 65 %). Ces résultats sont d’autant plus troublants que, comme l’a montré la chercheuse en psychologie dans des expériences plus récentes avec des enregistrements audio et vidéo, un observateur « naïf » ne serait pas apte à distinguer de faux souvenirs de vrais (Frontiers in Psychology, 2020).

Qu’en est-il sur le terrain ? « Dans l’ensemble, les officiers de police judiciaire de la brigade criminelle se méfient énormément des faux aveux, et des confessions qui arrivent très rapidement, indique la journaliste et auteure spécialisée dans les affaires criminelles Patricia Tourancheau. Ils appellent d’ailleurs P.-V. de chique” le compte rendu de la première audition, souvent peu fiable. »

Si elle a en tête quelques cas de fausses confessions dans les dossiers qu’elle a couverts, la journaliste reste surtout marquée par sa rencontre, en 1999, avec le commandant Jean-Claude Mulès du 36 quai des Orfèvres, alors réputé pour faire avouer les récalcitrants avec des méthodes peu orthodoxes. « Il avait recours à de véritables mises en scène, en fonction de la psychologie de la personne en face de lui. Il m’avait même expliqué comment, en assurant à un criminel que la vérité était coincée dans sa gorge, il l’avait aidé à la faire sortir en le massant doucement à ce niveau »,raconte Patricia Tourancheau. Le « maître », ainsi qu’il était surnommé, n’était cependant pas infaillible. C’est lui qui avait obtenu de Marc Machin des aveux qui se révéleront mensongers sur un homicide (en 2001), rappelle la journaliste.

Une époque révolue ? « Les interrogatoires, ce sont des espèces de face-à-face psychologiques et les enquêteurs peuvent bluffer, mais l’évolution du cadre des gardes à vue depuis les années 2000 a plutôt tendance à prévenir les faux aveux », poursuit Patricia Tourancheau.

Ainsi de la présence d’un avocat, de l’enregistrement vidéo des auditions, mais aussi de la nécessité d’écrire noir sur blanc dans les procès-verbaux les questions posées par l’enquêteur, qui ont remplacé les simples « SI » (« sur interrogation »), porte ouverte à des aveux biaisés, selon la journaliste.

Dans son expérience de chef de la brigade criminelle de Paris, Michel Faury dit rencontrer des faux aveux, rarement dans le cadre de problèmes psychologiques ou d’addictions, et plus souvent dans un contexte de criminalité organisée, où un individu est désigné par le groupe pour couvrir les chefs. « On s’en méfie, c’est une des raisons pour lesquelles on s’efforce de recueillir des aveux circonstanciés. Les enquêteurs gardent d’ailleurs certains éléments pour eux. Et puis l’enquête ne s’arrête pas avec des aveux, on travaille à charge et à décharge », détaille le commissaire général, qui souligne que le système français est plus protecteur qu’aux Etats-Unis.

De surcroît, les progrès de la police scientifique ont changé la donne, et les éléments objectifs matériels (ADN, empreintes digitales, données de téléphonie…) ont aujourd’hui une place prépondérante, souligne Michel Faury.

« Aujourd’hui, les aveux c’est la cerise sur le gâteau, pas la reine des preuves », résume-t-il, en précisant que les aveux gardent cependant leur importance dans les dossiers complexes, dits d’ambiance, où il y a un faisceau d’indices mais pas de preuve matérielle intangible. Pour autant, les auditions sont, dit-il, soigneusement préparées, avec un canevas, et le possible appui d’une psychologue spécialisée, qui aide à cerner le profil psychologique des individus, pour « attaquer sous le bon angle » et encourager la parole. « Même s’il n’y a pas d’aveux, les auditions sont un moment fort de l’enquête », dit le chef de la brigade criminelle de Paris.


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