vendredi 19 novembre 2021

«La grande Sécu permettrait une meilleure couverture pour un coût sans doute inférieur»


 


par Nathalie Raulin  publié le 14 novembre 2021

Pour l’économiste de la santé Brigitte Dormont, l’idée d’une réforme du remboursement des soins soutenue par Olivier Véran permettrait de mettre fin au système à deux étages complexe, coûteux et inéquitable, des complémentaires santé et de favoriser la solidarité.

Faut-il confier à la seule solidarité nationale le soin de rembourser l’intégralité des dépenses de santé des Français ? Soutenue par le ministre de la Santé, Olivier Véran, conspuée par le candidat à l’investiture LR pour la présidentielle Xavier Bertrand, l’idée d’une «grande Sécu», qui marginaliserait les organismes complémentaires dans la couverture des soins, a commencé d’agiter les esprits à six mois de l’élection présidentielle. Economiste de la santé et professeure à l’université Paris-Dauphine, Brigitte Dormont travaille depuis plusieurs années sur ce dossier. Pour elle, le coût, l’inertie et l’iniquité de notre actuel système de couverture santé justifient les velléités de réforme.

A la demande d’Olivier Véran, le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) travaille sur une redéfinition des rôles de la sécurité sociale et des complémentaires santé dans le remboursement des soins. Est-ce le moment d’ouvrir ce chantier ?

Ouvrir ce débat pour la campagne présidentielle est une très bonne idée. Les économistes appellent depuis plusieurs années à une réforme du système de remboursement des soins. Il n’y a qu’en France que le remboursement des mêmes soins se fait par deux organismes différents : la Sécurité sociale et les complémentaires. Ce système à deux étages est lourd, coûteux et peu équitable. Dans les autres pays, les assurances privées sont supplémentaires : elles couvrent ce qui n’est pas pris en charge par la solidarité nationale, par exemple l’optique, le dentaire ou les médecines douces. La crise du Covid a peut-être servi de déclencheur. Sous le coup de l’urgence sanitaire, l’exécutif a décidé que la Sécu prendrait en charge à 100 % la téléconsultation, les vaccins et les tests.

Quels sont les principaux défauts du système actuel ?

D’abord il est inutilement coûteux. Les frais de gestion sont multipliés quand deux organismes différents remboursent une même consultation. En 2020, les complémentaires ont couvert seulement 12,3% des consommations de soins et de biens médicaux, contre 79,8% pour la Sécu. Or, leurs frais de gestion ont atteint 7,5 milliards, pour un montant de prestation de 25,7 milliards d’euros : cela fait 29,3% de frais de gestion sur chaque remboursement !

Néanmoins, notre système permet à 95% de la population d’avoir une couverture complémentaire…

C’est exact, mais les conditions d’accès à cette couverture sont très inégales. Les salariés des entreprises qui négocient les contrats collectifs obligatoires obtiennent des tarifs avantageux et de bonnes couvertures. Pour les autres, les complémentaires restent facultatives. Les retraités, les étudiants ou les chômeurs doivent s’assurer à leurs frais. Et au prix fort pour les retraités, car la concurrence, concernant le contenu des soins, sur le marché des complémentaires exclut toute solidarité dans les tarifs et conduit à des prix qui augmentent avec l’âge de l’assuré.

Tout ceci rend l’accès à la complémentaire difficile pour les plus démunis, ce qui a motivé la mise en place de dispositifs correcteurs : les personnes en dessous du seuil de pauvreté ont accès à une complémentaire gratuite, la Complémentaire santé solidaire, et celles qui sont au seuil de pauvreté ont accès à cette complémentaire via une participation financière. Mais juste au-dessus de ce seuil, l’achat d’une complémentaire peut représenter une somme considérable, évaluée il y a quelques années à 8% du revenu d’un ménage. Dans cette tranche de revenu, beaucoup renoncent à cette couverture, ce qui conduit à des renoncements aux soins deux fois plus fréquents que chez les autres assurés sociaux. Les retraités se sont aussi repliés sur des complémentaires qui remboursaient mal certains soins, faute de pouvoir se payer de meilleures couvertures. Ceci a conduit le législateur à imposer des règles de couverture minimale en échange d’un allègement fiscal pour les assureurs. Il y a donc une myriade de règles et de dépenses publiques pour faire vivre cette architecture compliquée où des assurances privées contribuent à couvrir des soins dont l’accès est pourtant essentiel.

La crise du Covid a-t-elle révélé des failles ?

Oui, elle a montré les failles de la couverture des soins en France. En l’absence d’un acte chirurgical, la Sécu ne couvre que 80% des soins prodigués à l’hôpital, les 20% restant n’étant couverts que si le patient a une complémentaire santé. Or durant la crise Covid, il n’était pas rare que des patients soient hospitalisés durant deux semaines. L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a montré que le reste à charge pouvait alors dépasser les 8 000 euros, une catastrophe pour les personnes sans mutuelle.

Selon vous, le statu quo est-il tenable ?

Ce serait une très mauvaise chose. Ce système de remboursement à double détente bloque aussi toutes les réformes visant à rendre le système de santé plus performant et moins coûteux. Le principal levier utilisé dans nombre de pays pour faire baisser le coût de la santé, c’est de passer des accords avec les offreurs de soin : médecins, kinés, dentistes… afin de mieux organiser le parcours de soins. Or en France, cette contractualisation est quasi impossible à cause de la difficulté à mettre en place des accords juridiques entre les médecins et deux étages d’assurance, dont un avec la multitude d’acteurs que sont les organismes complémentaires !

«Il y a une myriade de règles et de dépenses publiques pour faire vivre cette architecture compliquée où des assurances privées contribuent à couvrir des soins dont l’accès est pourtant essentiel.»

—  Brigitte Dormont, économiste de la santé et professeur à l’université Paris-Dauphine

Ce système à deux étages a aussi contribué à l’échec de la généralisation du tiers payant en 2015. Les médecins ont pu facilement tirer argument de la multiplicité des organismes complémentaires pour dire que le tiers payant ferait reposer leur rémunération sur une usine à gaz qui les noierait dans les démarches administratives. Ce n’est pas un hasard si le tiers payant n’a pu être mis en place que pour les patients en affection longue durée et les femmes enceintes, dont les soins sont couverts à 100% par la Sécu…

Olivier Véran a demandé au HCAAM de plancher sur un projet de «grande Sécu». De quoi s’agit-il ?

L’idée est d’enfin séparer les domaines d’intervention de la Sécu et des complémentaires. La Sécu couvrirait à 100% tous les soins, à l’exception de l’optique, du dentaire et des audioprothèses. Pour ces derniers soins-là, seule une liste restreinte de produits (lunettes, prothèses…), répondant aux besoins et dont les prix ont été négociés, serait remboursée à 100%. Cette liste correspond à l’offre appelée actuellement «100% santé». Il n’y a alors plus de reste à charge sur les soins essentiels, ce qui crée la sécurité dans l’accès au soin et instaure une véritable solidarité entre bien portants et malades.

Au final, les complémentaires devraient se repositionner sur la couverture des dépassements d’honoraires, des éléments de confort à l’hôpital, comme la chambre individuelle, des médecines douces, et des biens d’optique, de dentaire et d’audioprothèse plus onéreux que ceux offerts dans le cadre du panier de soins 100% santé. Dans ses travaux, le HCAAM considère d’autres réformes possibles, dont une «grande Sécu bis», moins englobante, où la totalité des biens d’optique, de dentaire et d’audioprothèse seraient couverts par les complémentaires (et non une partie d’entre eux), sauf pour les personnes à bas revenus, couvertes pour tout par la Sécu.

Le 7 novembre, le candidat LR à la présidentielle Xavier Bertrand a qualifié ce projet de «folie financière»

C’est tout à fait exagéré. Pour faire la «grande Sécu», il faudra augmenter les cotisations sociales, mais de façon modérée. Même si on ne faisait aucune économie sur les frais de gestion, ce qui est douteux, il faudrait moins de 1,7 point de CSG pour couvrir les prestations actuelles des complémentaires. Dans son prérapport, le HCAAM évalue les économies sur les frais de gestion à 5,4 milliards d’euros, ce qui permet d’évaluer à 22,4 milliards le coût de la réforme. Pour l’absorber, il suffirait donc d’augmenter la CSG de 1,5 point, ce qui est très inférieur au coût des primes actuellement payées par 95% des ménages pour leur complémentaire. Ces derniers gagneraient donc du pouvoir d’achat puisqu’ils n’auraient plus à payer d’assurance privée pour couvrir leurs restes à charge.

Pour le candidat de LR, la «grande Sécu» serait le début de «la fin de la médecine libérale»

Crier à l’étatisation est un grand classique de la part des assureurs chaque fois qu’une réforme vise à plus de solidarité. Avec la «grande Sécu», les assurances complémentaires pourront toujours couvrir des dépassements d’honoraires des médecins libéraux. La réaction de Xavier Bertrand en dit long sur la levée de boucliers que peut susciter le projet. Et d’abord de la part des mutuelles et des assurances qui sont des lobbies puissants. A mon avis, la «grande Sécu» ne menace aucunement les intérêts des professionnels de santé et ne peut qu’améliorer la situation des assurés sociaux avec un égal accès à une meilleure couverture, pour un coût sans doute inférieur.

Vous pensez que ce projet ira jusqu’au bout ?

Pour aller au bout, il faut éviter le grand soir. Acter cette réforme aurait pour conséquence une restructuration du secteur de l’assurance complémentaire avec des emplois en jeu. Il est donc important de prendre ce chemin sans créer de blocage. Pour cela, une réforme simple et peu coûteuse permettrait de faire évoluer le système dans la bonne direction : il s’agirait que la sécurité sociale ne couvre à 100% les restes à charge des ménages qu’au-delà d’une certaine somme, par exemple 2 000 euros. Cela instaurerait une réelle protection en matière de couverture et permettrait de pousser doucement les complémentaires à se repositionner.


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