vendredi 19 novembre 2021

« Grande Sécu » : décryptage d’un projet clivant

Par  et   Publié le 18 novembre 2021

Le ministre de la santé Olivier Véran a relancé l’idée d’une extension du régime de base de la Sécurité sociale, au détriment notamment des mutuelles, qui s’opposent à cette idée. « Le Monde » fait le point sur les enjeux.

La question est technique mais elle recèle des enjeux éminemment politiques : faut-il revoir l’articulation entre l’assurance-maladie obligatoire et les organismes complémentaires santé ? Autrement dit, le régime de base de la Sécurité sociale doit-il étendre son périmètre, quitte à s’arroger une très large partie du marché occupé aujourd’hui par les mutuelles, les assureurs et les institutions de prévoyance ?

C’est en ces termes que le débat a été récemment posé par Olivier Véran. Le ministre de la santé a, en effet, décidé d’instruire le dossier de la « grande Sécu » en sollicitant l’avis du Haut Conseil à l’avenir de l’assurance-maladie. Cette instance consultative, qui planche sur le sujet depuis plusieurs mois, devait l’aborder à nouveau, jeudi 18 novembre, en discutant d’un « projet de rapport », dont le contenu a fuité dans plusieurs médias et que Le Monde a pu consulter.

  • Une éventualité jugée sérieuse

Dans ce document, quatre scénarios sont passés en revue, dont celui d’un régime de base qui prendrait en charge plus de la moitié des remboursements actuellement assurés par les complémentaires. Le fait que cette hypothèse, nullement nouvelle, ressurgisse au commencement de la campagne présidentielle n’est pas le fruit du hasard : plusieurs spécialistes du dossier soupçonnent M. Véran de vouloir la tester afin qu’Emmanuel Macron puisse se l’approprier dans l’optique d’une deuxième candidature pour la course à l’Elysée. Cette éventualité est jugée suffisamment sérieuse pour que des prétendants à la magistrature suprême prennent d’ores et déjà position : ainsi, Xavier Bertrand a publié une tribune dans Le Journal du dimanche du 7 novembre pour dire tout le mal qu’il pense d’un tel projet.

La démarche du ministre de la santé provoque aussi beaucoup d’appréhension car elle bouscule les missions et les intérêts de nombreux protagonistes. « D’habitude, ça reste à l’état de réflexion, estime un fin connaisseur du monde des mutuelles. Mais là, on sent le vent du boulet un peu plus fort qu’avant, ça n’avait jamais pris une telle consistance politique. »

Ces cogitations autour d’une grande Sécu sont liées « à la manière dont le système s’est structuré peu après la Libération », décrypte Julien Damon, professeur associé à Sciences Po. « Il y a eu une sorte de “Yalta” de la Sécurité sociale débouchant sur la création d’un régime de base auquel s’est superposé un étage complémentaire, avec – en particulier – les mutuelles, qui existaient déjà avant la deuxième guerre mondiale, poursuit-il. Celles-ci ont pu déployer leurs activités en remboursant les tickets modérateurs, la fraction de dépenses de santé que l’assurance-maladie obligatoire laisse à la charge des personnes. »

Dans cette architecture duale, la Sécurité sociale joue un rôle central : en 2019, elle a couvert 78,2 % des dépenses de santé, contre 13,4 % pour les trois familles d’organismes complémentaires. Ces derniers sont mis à contribution non seulement pour les tickets modérateurs mais aussi pour les dépassements d’honoraires pratiqués par des médecins relevant du secteur 2, qui sont libres de fixer leurs tarifs. Elles apportent aussi une compensation financière aux personnes qui achètent une paire de lunettes, s’équipent d’une prothèse auditive ou réclament une chambre particulière lors d’un séjour à l’hôpital.

  • Simplifier et limiter les disparités

Mais cette construction à deux étages est de plus en plus remise en cause, d’abord en raison de sa complexité. Un même dossier est traité à deux reprises – une fois par l’Assurance-maladie, une autre fois par la complémentaire –, ce qui engendre des millions d’opérations en double et mobilise du personnel – en particulier dans les hôpitaux.

Le fonctionnement du système est, par ailleurs, pointé du doigt en raison des « frais de gestion » jugés élevés : 7,6 milliards d’euros en 2019 pour les complémentaires santé. C’est « trop important »a déclaré M. Véran, le 22 octobre, sur BFM-TV et RMC. D’après un rapport de la Cour des comptes publié en juillet, 40 % de cette somme est consacrée à « l’acquisition de nouveau clients »(publicités, marketing, démarchages…) : un effort colossal, qui soulève d’autant plus d’interrogations que les organismes peuvent de moins en moins se différencier les uns des autres, le contenu de leurs prestations étant de plus en plus dicté par la réglementation. « Au regard du volume de soins couverts, les frais de gestion des complémentaires sont quatre à six fois supérieurs à ceux de la Sécurité sociale », complète Nicolas Da Silva, économiste de la santé à l’université Sorbonne-Paris-Nord.

Autre argument employé contre le modèle actuel : il laisse subsister d’importantes disparités, même si la quasi-totalité de la population (96 % très exactement) bénéficie d’une complémentaire. Les protections, mises en place pour les salariés du privé par le biais de contrats collectifs, sont davantage aidées que les assurances individuelles : une telle situation pénalise les « inactifs » et « plus particulièrement » les retraités, qui « font face à des coûts parfois très conséquents, résultant d’une tarification majoritairement liée à l’âge », observe la Cour des comptes. Les mutuelles sont « inégalitaires, ajoute Nicolas Da Silva. Les plus pauvres sont les moins bien couverts, alors qu’ils sont les plus malades et ont le plus besoin d’avoir accès aux soins. »

C’est pourquoi le Haut Conseil à l’avenir de l’assurance-maladie a été invité à explorer l’idée d’une extension de l’assurance-maladie. Plusieurs objectifs sont poursuivis, écrit-il dans son projet de rapport : « limiter le renoncement aux soins (…) en offrant à tous une couverture à 100 % »« simplifier » les procédures de remboursement… Une grande Sécu, qui se substituerait aux assurances complémentaires, permettrait, en outre, de réduire une importante partie des frais de gestion supportée par celles-ci, souligne Nicolas Da Silva : « Cette économie pourrait être recyclée en gains de pouvoir d’achat au profit des ménages. » Une manne bienvenue, à l’heure où le gouvernement est interpellé par des millions de Français qui subissent l’emballement des prix de l’énergie et de produits de première nécessité.

« La mise en place d’une grande Sécu pourrait être synonyme de progrès, du point de vue de la solidarité et de l’équité », enchaîne Michel Borgetto, professeur émérite à l’université Paris-II et directeur de la Revue de droit ­sanitaire et social. Pour financer les nouvelles dépenses transférées à l’assurance-maladie obligatoire,« les ménages seraient mis à contribution par le biais d’une hausse de la CSG, donc en fonction de leurs revenus », imagine-t-il : « Ce mécanisme remplacerait les primes payées aux organismes complémentaires, qui, elles, tiennent compte de l’âge, mais pas des ressources. »

  • Opposition des complémentaires

Mais cette piste suscite aussi des désapprobations multiples, en particulier dans les rangs des complémentaires. Leurs dirigeants font valoir qu’ils supportent des coûts, liés au recouvrement des cotisations, qui ne sont pas comparables avec l’assurance-maladie car celle-ci en est exonérée. Sans compter la forte taxation que leur impose l’Etat et qu’ils dénoncent régulièrement.

C’est aussi la « valeur ajoutée » des complémentaires, que défend Thomas Saunier, directeur général de Malakoff Humanis, en mentionnant les « réseaux de soins » négociés par les mutuelles – par exemple avec les opticiens – afin d’obtenir de meilleurs tarifs sur des verres de lunettes pour les adhérents. Sont enfin mises en avant les capacités d’innovation et d’adaptation de ces organismes, avec des garanties ajustées aux besoins des différents « segments » de population.

« Notre système a l’avantage de laisser aux assurés le reste à charge le plus faible de l’Union européenne », Eric Chenut, président de la Fédération nationale de la mutualité française

« Nous ne sommes pas pour le statu quo », affirme Eric Chenut, président de la Fédération nationale de la mutualité française, qui reconnaît la nécessité pour les acteurs existants de « s’améliorer » « Mais il faut tout de même rappeler que notre système a l’avantage de laisser aux assurés le reste à charge le plus faible de l’Union européenne. » M. Chenut doute que la grande Sécu résolve les problèmes de fond : « Est-ce que ça va faire reculer les déserts médicaux ? Remédier à la raréfaction du temps médical ? Répondre au défi du vieillissement ? », s’interroge-t-il. « Notre modèle, avec une grosse couche de solidarité et une couche de liberté est vertueux, veut croire Thomas Saunier. Il permet d’éviter une médecine à deux vitesses, comme on le voit dans les pays qui ont tout étatisé. » 

Au cours des dernières semaines, la Fédération française de l’assurance et le Centre technique des institutions de prévoyance sont également montés au créneau pour manifester leur opposition à la grande Sécu. De nombreux professionnels de santé sont sur la même ligne. Le président de la Confédération des syndicats médicaux français, Jean-Paul Ortiz, invoque le fait que les dépassements d’honoraires, remboursés par les complémentaires, « sont indispensables à la survie de certaines spécialités en médecine libérale, en particulier la chirurgie et l’obstétrique, ainsi qu’à l’exercice dans certaines villes, comme Paris ». Qu’adviendra-t-il de la prise en charge de ces dépenses si une assurance-maladie à 100 % pour tous voit le jour ?

  • Plusieurs syndicats contre

Enfin, la plupart des organisations syndicales et patronales, très impliquées dans la gouvernance d’organismes complémentaires, sont contre un tel scénario. « Historiquement, les mutuelles ont fait avancer la solidarité, plaide Jocelyne Cabanal, secrétaire nationale de la CFDT. Sans elles et les autres organismes complémentaires, on n’aurait pas pu instaurer le 100 % santé, qui permet la prise en charge intégrale de dépenses de soins dentaires, en optique et en audiologie. » Secrétaire confédéral de FO, Serge Legagnoa admet qu’il faut clarifier les attributions des acteurs en présence : « Mais ça ne doit pas être le prétexte à l’étatisation totale du système, ni à la mort des organismes complémentaires : ceux-ci ont un rôle à jouer en complément de la Sécurité sociale et non en substitution. »

Dès lors, une conclusion s’impose : pour concrétiser l’idée d’une grande Sécu, il faut vaincre « une coalition politique très large », comme l’écrivait, en 2019, Pierre-Louis Bras, un inspecteur général des affaires sociales familier de ces thématiques, dans la revue Les Tribunes de la santé. Mais ce big bang pourrait être de nature à séduire M. Macron. « S’il parvenait à mener à bien le projet, dans l’hypothèse d’un second mandat à l’Elysée, il réussirait alors à réaliser dans le champ de la santé ce qu’il a échoué à faire en matière de retraites, à savoir bâtir un système pleinement universel », juge Michel Borgetto. Une sorte de revanche, en somme, qui lui permettrait de faire oublier l’enterrement de la « mère des réformes » durant son quinquennat.

Un surcroît de dépenses publiques de 22 milliards d’euros

Dans un « projet de rapport » qui doit être discuté, jeudi 18 novembre, par ses membres, le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) se penche notamment sur le scénario d’une « extension du champ d’intervention de la Sécurité sociale » – c’est-à-dire celui de la « grande Sécu ». Une telle solution reviendrait à transférer au régime de base « près de 19 milliards d’euros » de dépenses de soins qui sont actuellement couvertes par les mutuelles, les assureurs et les institutions de prévoyance. A cette somme s’ajouterait la perte de quelque 3,5 milliards d’euros issus de contributions (taxe, CSG…) que les organismes complémentaires ne paieraient plus du fait de la « contraction du marché » qu’ils occupent. Au total, écrit le HCAAM, la réforme « conduirait les finances publiques à prendre en charge 22,4 milliards d’euros » aujourd’hui endossés par les ménages, de façon directe ou par le biais de leur complémentaire. Ce « surcroît de dépenses publiques » provoqué par la « grande Sécu » est, d’ores et déjà, « intégralement financé » : les assurés, qui ne paieraient plus – ou paieraient moins – de primes pour leur complémentaire, pourraient en contrepartie être mis à contribution à travers la CSG. Les entreprises seraient également susceptibles d’apporter leur écot, « d’autant que disparaîtrait la participation des employeurs au financement des primes d’assurance complémentaire ».


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