vendredi 22 octobre 2021

«Lorsqu’on infantilise une personne âgée, on discrédite sa parole»

par Lucie Beaugé  publié le 21 octobre 2021

Contre la tendance souvent inconsciente de l’entourage à porter sur les personnes âgées un regard différent, jusqu’à décider à leur place, le sociologue Michel Billé met en garde et prône la liberté de choix à tout âge.

Purée, viande mixée, compote. Ce menu fait partie du quotidien de nombreux résidents en Ehpad. Parce qu’ils ne peuvent plus mâcher ni avaler correctement, le plaisir gustatif laisse place à leur sécurité, celle de ne pas s’étouffer. A la maison comme dans ces structures, l’atteinte cognitive et motrice peut amener l’entourage à faire des choix infantilisants, bien que parfois inévitables. Mais cette infantilisation a des conséquences sur la santé des personnes âgéeset affaiblit l’estime de soi. Pour le sociologue Michel Billé, spécialisé dans les questions de vieillesse et président de l’Union nationale des instances et offices de retraités et personnes âgées, ce n’est pas une fatalité. Mais il interroge : «Pourquoi n’aimons-nous pas la vieillesse ?»

Par quoi se traduit l’infantilisation des personnes âgées ?

Le mot enfant vient du latin «infans», qui signifie «celui qui ne parle pas encore». Quand on infantilise une personne âgée, on discrédite donc sa parole : soit elle n’y accède pas soit elle y accède mais on ne tient pas compte de son avis. Ce discrédit, on peut le trouver dans plusieurs cas. Il se peut que, demain, pour plusieurs raisons, je ne puisse plus vivre seul chez moi. Il n’est pas impossible que mon entourage décide à ma place de mon entrée en Ehpad. Il n’est pas impossible non plus que l’on m’impose un digicode pour que je ne puisse plus sortir après une certaine heure, ou que l’on me surveille sans mon accord à l’aide d’une caméra.

La crise sanitaire a-t-elle amplifié les discours infantilisants ?

Oui puisque, au motif de confinement, on a isolé les personnes âgées dans leur chambre ou à leur domicile. On a fermé les portes à clé pour qu’elles ne puissent pas sortir. Cet isolement était finalement de l’ordre de l’enfermement. Là, il n’existe aucune parole car vous êtes complètement oublié.

Souvent inconsciente, l’infantilisation surgit lorsque l’entourage s’inquiète de la sécurité d’un proche. Paradoxalement, n’a-t-elle pas des conséquences sur la santé de la personne âgée ?

Elles sont physiques, psychologiques, psychiatriques. En matière de dépression, on parle de syndrome de glissement : les personnes âgées ne se nourrissent plus, ne parlent plus… Elles arrêtent de vivre, jusqu’à vraiment partir. Quand on vous enferme pendant plusieurs mois, comme durant cette crise, comment avoir envie de manger, puisque vous ne bougez plus et que vous ne partagez ce repas avec personne ?

Mais tout cela ne devient-il pas inévitable lorsqu’on vieillit ?

On a d’abord tendance à associer les séniors à la maladie. Il faut cesser de réduire le vieillissement à quelques avatars de la vieillesse. Sur 13 millions de séniors de plus de 65 ans, un million sont atteints par Alzheimer. C’est aussi absurde que si l’on réduisait l’enfance aux maladies infantiles. Vient ensuite une question : à quel âge devient-on vieux ? On est toujours le vieux de quelqu’un et je crois qu’au fond on ne le devient que lorsqu’on renonce à la vie. C’est ce renoncement de projet et de perspective qui me plonge finalement dans la vieillesse.

Vieillir, c’est revendiquer le droit au risque. Ma vieillesse ne doit pas m’empêcher d’exercer ma liberté. Certes, il y a des limites : peut-être viendra le moment où je devrai arrêter de conduire, parce que je mets la vie des autres en danger autant que la mienne. Mais si cela ne concerne que ma vie, vous ne pouvez pas tout m’interdire. Dans un vrai processus de soin et d’accompagnement, la personne âgée doit décider avec l’entourage. S’il y a urgence et que je me blesse, ma place sera à l’hôpital, mais pas contre mon gré dans un Ehpad. J’aime cette référence à Nelson Mandela qui disait : «Ce que vous faites pour moi, si vous le faites sans moi, vous le faites contre moi.»

Le manque de moyens accordés au grand âge n’aggrave-t-il pas ce phénomène ?

Une résidente en Ehpad me disait : «Je n’en peux plus des yaourts à la vanille.» Et quand elle a demandé un dessert à la fraise, on lui a répondu que ce n’était pas possible. C’est la même chose lorsqu’on lui impose une tenue vestimentaire plutôt que de l’aider à choisir un beau chemisier, par manque de temps. Mais il n’y a pas de malveillance de la part du personnel : il n’est confronté qu’aux limites financières de l’établissement. Pour prendre en compte la parole d’une personne, quel que soit son âge, sa maladie ou son handicap, de quels moyens disposons-nous ? Très peu.

L’infantilisation est donc symptomatique de la considération que l’on porte aux personnes âgées dans notre société ?

Elle est le résultat de la disqualification de la vieillesse et de ceux qui la vivent. Quand j’entends parfois ce débat de supprimer le droit de vote aux plus de 65, 75, ou 85 ans… Pourquoi n’aimons-nous pas la vieillesse ? Sans doute parce que nous la rattachons à une forme d’incapacité. Nous la vivons comme cette phase qui nous rapproche de la mort au lieu de la regarder comme celle qui nous en sépare encore.


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