mercredi 20 octobre 2021

Inégalités scolaires : « Il semble non seulement essentiel mais inévitable que les politiques s’en emparent »


 



Propos recueillis par    Publié le 19 octobre 2021

Pour la sociologue de l’éducation Barbara Fouquet-Chauprade, l’école a besoin de « politiques d’envergure qui dépassent le temps du quinquennat » pour réduire les inégalités scolaires.

Barbara Fouquet-Chauprade est sociologue de l’éducation et maître d’enseignement et de recherche à l’université de Genève. Elle coprésidera à la mi-novembre, à Paris, avec d’autres chercheurs, une conférence de comparaison internationale sur la gouvernance des politiques éducatives organisée par le Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco). Elle interroge la « complexité » à faire campagne pour une école plus juste, moins inégalitaire.

L’école s’est imposée comme un thème fort de ce début de campagne présidentielle. Comment l’analysez-vous ?

J’avais été plutôt étonnée de son absence relative lors de la précédente campagne ; on peut donc se réjouir de cette irruption précoce. Que l’école soit, d’ores et déjà, au cœur du débat est plutôt un signal positif.

Cela dit, elle l’est à un niveau de généralités encore important. On entend raisonner, un peu comme des slogans, des mesures emblématiques – « l’école du futur » dans la bouche du chef de l’Etat, le « doublement des salaires » dans celle d’Anne Hidalgo [candidate du Parti socialiste], des propositions communes à Xavier Bertrand et à Valérie Pécresse [candidats à l’investiture du parti Les Républicains] sur le recrutement ou les « fondamentaux »… Mais sur la capacité à concrétiser de telles promesses et à les insérer dans de réels projets, on est encore dans le flou.

Cela traduit-il un rapport différent à l’école après dix-huit mois de crise sanitaire ?

Il est certain que la crise sanitaire est venue rappeler à tous, et aux décideurs en premier lieu, l’importance que revêt l’école pour les familles. A-t-elle pour autant bouleversé notre rapport à l’école ? Je n’en suis pas sûre. A ce stade, les premières propositions mises en débat disent quelque chose des postures politiques de départ, sans révéler encore vraiment le projet (ou les projets) de société qu’il y a derrière.

Ces postures, par ailleurs, ne sont pas tout à fait inattendues : en puisant, à droite, dans une inspiration libérale, en misant, à gauche, sur les questions des ressources humaines, les premiers candidats (ou les candidats pressentis) sont chacun à leur place, chacun dans leur rôle. Il n’y a pas pour le moment de rupture radicale avec les positionnements passés.

Si l’on s’en tenait à ce que nous disent les enquêtes nationales et internationales, il y aurait une logique à concentrer ce discours politique sur la question de la réduction des inégalités. Or ce n’est pas, ou rarement, le cas…

La recherche montre une augmentation continue des inégalités. La France est le pays où on explique le plus les inégalités scolaires par l’origine sociale des élèves. La crise sanitaire est venue le rappeler, et peut-être même l’exacerber.

Il semble donc non seulement essentiel mais inévitable que les politiques s’en emparent. Or cela n’est possible qu’en entrant dans la complexité du problème pour toucher aux sources systémiques du phénomène : celles-ci sont scolaires mais aussi urbaines, économiques, etc. ; elles touchent au logement notamment. C’est une approche transversale qu’il faut porter. Cette complexité explique, en grande partie, les limites du discours politique.

Mais ne nous voilons pas la face : il y a aussi une difficulté à porter, politiquement, un sujet qui remet en question le fonctionnement méritocratique de l’école. Ceux qui y croient encore – ou qui se positionnent comme tels – auront plutôt tendance à défendre les « fondamentaux », la discipline et l’autorité à l’école, davantage d’heures de cours et d’efforts… Notre croyance dans une école méritocratique nous empêche en partie de nous emparer du problème. Pour cela, il faudrait prendre acte de l’ampleur des inégalités qui bat en brèche l’idée de méritocratie, alors que l’on sait que la reproduction sociale est forte.

Quel regard portez-vous sur les politiques de réduction des écarts de réussite durant ce quinquennat ?

Certaines collectivités, certains territoires, je pense à certains quartiers de Paris ou de Toulouse, ont relevé le défi, mais l’impulsion nationale est quasi absente.

L’école a besoin de politiques d’envergure qui dépassent le temps d’un quinquennat

Bien sûr que les fameux « dédoublements » de classe, la redéfinition de l’allocation des moyens vers les réseaux d’éducation prioritaire sont des mesures qui peuvent être intéressantes. Mais s’attaquent-elles aux racines de ce mal français qu’est la ségrégation ? Il faudra le mesurer précisément, et sur le temps long. L’école a besoin de politiques d’envergure qui ne soient pas seulement portées par l’éducation nationale et qui dépassent le temps d’un quinquennat.

Au centre de l’école, il y a aussi l’écolier, le collégien, le lycéen. Pourquoi cet élève du XXIe siècle, ses besoins, ses usages sont-ils si peu présents dans les programmes ?

Installer l’élève dans le discours politique est un défi. Nous sommes dans une situation un peu paradoxale avec, au niveau politique, un élève peu présent dans ce début de campagne, alors même qu’au niveau pédagogique – autrement dit, dans les écoles –, nous vivons une période d’individualisation croissante de la prise en charge. Cela se traduit par un certain nombre de contradictions, contradiction entre la gouvernance et la pratique, contradiction entre le temps de la politique et le temps, nécessairement plus long, de l’école.

Le fait pour certains candidats de ne se centrer presque exclusivement que sur les « fondamentaux » à l’école, sans penser les dimensions non cognitives des apprentissages comme le bien-être de l’élève par exemple, ou sa créativité, revient à laisser de côté tout un pan de l’expérience scolaire sur lequel il faut, pourtant, aussi travailler.

Le monde de la politique et celui des chercheurs peuvent-ils s’entendre ?

Est-ce notre rôle, à nous chercheurs, que de faire des préconisations aux décideurs ? Certains posent la question. Je crois pour ma part que notre intérêt commun est de construire des passerelles. On a vu que cela peut fonctionner à l’échelle de certains territoires, de certaines collectivités. L’idée n’est pas que la recherche « dicte » ses recettes ou que les décideurs politiques instrumentalisent l’école. Non, l’enjeu est de bâtir des espaces de travail communs.

Vous parlez d’instrumentalisation politique. Est-ce un risque, avec cette campagne qui démarre fort ?

Je ne crois pas. L’école n’est pas une thématique consensuelle. Il n’est qu’à voir le turnover des ministres de l’éducation pour saisir à quel point le sujet est difficile à porter politiquement.

Pour les décideurs, l’enjeu sera dans la coconstruction d’un programme : comment parler aux enseignants ? Comment ne pas leur donner l’impression qu’on leur impose des mesures qui viennent d’« en haut », pour réussir à construire avec eux (et pourquoi pas, de manière tripartite, en incluant les chercheurs) des réformes perçues comme légitimes ? Qui tiennent compte de leurs savoir-faire, de leur éthique, de leur vision de l’avenir. On touche là, aussi, la problématique de la représentativité et du traitement des syndicats d’enseignants. Comment les futurs candidats s’adresseront-ils à eux ? Tout cela est devant nous.

Cette façon de faire de l’école une thématique de campagne, en renvoyant à un passé scolaire glorieux, en partie mythifié, est-ce une tendance propre à la France ?

Moi qui suis installée en Suisse depuis treize ans, j’entends aussi de tels discours, d’ailleurs plutôt portés par des personnalités à droite de l’échiquier politique. La France n’est pas la seule à mythifier l’« école d’antan ».


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