mercredi 15 septembre 2021

Philo Frédéric Gros : «Crier à la honte, cela fait trembler le système »

par Anastasia Vécrin et Robert Maggiori  publié le 17 septembre 2021 à 19h41

Pour le philosophe, cet affect complexe qu’est la honte ne se résume pas à la tristesse, il est, quand il prend la forme d’une colère collective, une étincelle, un explosif, pour dénoncer les violences sexuelles, l’inaction face au changement climatique, la fortune des puissants... 

La honte n’est pas un sentiment qui jouit d’une bonne réputation, parce que, quelles qu’en soient les formes – de la culpabilité à la timidité, de la pudeur à la vergogne ou au sentiment d’humiliation – elle implique toujours une retenue, un triste repli sur soi, une sorte de douloureuse passivité. Mais ce n’est pas ainsi que la conçoit le philosophe Frédéric Gros qui, après s’être intéressé à la désobéissance, inverse à présent le sens de la honte. Dans la Honte est un sentiment révolutionnaire (éd. Albin Michel, 2021), le professeur d’humanités politiques à Sciences-Po Paris soutient que la honte est l’affect majeur de notre époque. «C’est une honte !» ; «La honte doit changer de camp !» : loin de n’être que tristesse, elle porte en elle une colère qui, quand elle se conjugue, devient une force politique active, «révolutionnaire».

La honte est un affect complexe, on l’éprouve tantôt vis-à-vis de soi-même, tantôt pour un proche, tantôt à cause du regard des autres. Elle semble «prise» entre la culpabilité, la pudeur, la «vergogne», la timidité, le remords… Peut-on en donner une définition unique ?

S’il fallait donner une détermination commune qui puisse couvrir l’ensemble des usages, ce serait quelque chose comme le sentiment douloureux d’un décalage. Mais décalage entre quoi et quoi ? C’est là que tout se joue. Peut-être décalage entre ce que j’imagine que les gens aimeraient que je sois et ce que je me sens être vraiment. Ou entre ce que j’imagine que le monde devrait être et ce qu’il est – ce qui est déjà très différent. Dans la honte se jouent à la fois une douleur, de la tristesse, mais aussi une forme de colère. Elle peut aussi ressembler à la pudeur, en effet, à la capacité à se retenir – détermination que l’on entend lorsqu’on songe à ce qu’est le contraire de «éhonté» : dans ce cas, ce n’est pas un décalage, mais plutôt une manière de «suspendre», qu’ignore celui ou celle qui est «éhonté·e», ou «sans vergogne». Je suis frappé par l’évidence avec laquelle on est traversé par les différents sens de ce mot. Quand je dis «c’est une honte» dans un cri d’indignation, on comprend tout aussi bien ce que quelqu’un veut dire quand il dit qu’il «meurt de honte».

Pourquoi la honte plutôt que l’arrogance qui semble aussi caractéristique de notre société actuelle ?

Parce qu’une certaine honte nous sauve sans doute de l’arrogance. Je soutiens que la honte est l’affect majeur de notre temps comme en attestent trois injonctions contemporaines. D’abord : «N’ayez plus honte de vous-mêmes», «aimez-vous», qu’on doit saisir comme un sursaut de rage et de vie contre la honte-tristesse qui empoisonne l’existence. Les attaques ici traditionnellement vont viser la pudibonderie de la société bourgeoise et du catholicisme. On a l’impression que toute émancipation passe par la sortie de la honte. Mais il me semble que l’on rate quelque chose si on se limite à ce sens.

La seconde injonction est : «Il n’y a plus de honte», cri d’indignation mille fois répété par les moralistes qui s’inquiètent des «sans-gêne», de l’étalage de soi sur les réseaux sociaux ou des incivilités en augmentation.

La troisième injonction – «La honte doit changer de camp», «honte sur vous !» – est celle qu’on entend dans les cortèges et sur les réseaux sociaux : c’est elle qui m’a particulièrement intéressé. C’est un cri de rage qui vise bourreaux, incesteurs, violeurs, patrons corrompus, milliardaires indécents. Quand Adèle Haenel se lève et crie «c’est la honte !», elle fait trembler un système d’acceptation diffus où il ne faut surtout pas faire d’esclandre. C’est pourquoi je crois, comme l’affirmait Marx, que la honte est un sentiment révolutionnaire.

En quoi peut-elle être révolutionnaire ? La honte tristesse ne nous maintient-elle pas dans une intimité coupable, un repli sur soi et donc dans une certaine obéissance ?

Il faut distinguer une bonne et une mauvaise honte. Dans la honte d’être pauvre, il y a une manière d’obéir. La honte comme ce qui fait que l’on a du mal à s’accepter soi-même à cause de conditions sociales, de handicaps, de choix de vie, est poison de l’existence. Ces micro-hontes tristes nous rendent dociles au système, elles nous font obéir. Leur diffusion, leur démultiplication n’est là que pour empêcher une autre honte de surgir. Elles font écran à la honte colère qui est fédératrice, contagieuse, qui repose sur une imagination généreuse. La honte devient révolutionnaire quand l’indignation se partage, pour prendre la forme d’une colère collective. Crier à la honte, cela fait trembler le système. Et en même temps ce système tient par la production des petites hontes.

Est-ce à dire qu’on emploie aujourd’hui «il est honteux» pour dire «il est injuste» ?

Le mot «honte» marque une impossibilité de se désolidariser. L’injustice existe, après on peut l’accepter ou pas. Mais la honte implique qu’on ne peut pas faire comme si cela n’existait pas. C’est le principe de la double négation : je ne peux pas ne pas. C’est un des secrets de l’expression de Primo Levi sur la «honte du monde», c’est se dire que les choses pourraient être autrement. C’est ne pas se résigner au pire qui devient chaque jour le plus sûr. On est dans une période où l’on va nous dire arrêtez de vous flageller, trop de tristesse. Mais enfin ces spinozistes du lundi ou ces nietzschéens du dimanche ratent quelque chose. La honte ne se dépasse pas, on la transforme par la colère.

La honte a aussi un aspect auto-immune, si on peut dire, c’est-à-dire qu’elle naît de soi-même, d’un mépris de soi par rapport à l’idéal du moi. Cette honte-là, peut-on la transformer en quelque chose d’autre qu’une triste rumination ?

Justement, quand Primo Levi parle de la «honte du monde», il dit qu’elle nous immunise. Elle nous rend responsables. Il est vrai que l’alchimie dépend au fond d’une rencontre, de la capacité à un moment de partager sa honte avec l’autre, et donc de la sublimer. Et c’est ce partage qui la transforme en colère. Dès que quelqu’un commence à partager sa honte, on se rend compte à quel point ça fuse. C’est le double destin de cette colère qui serait le noyau secret de la honte et qui fait qu’elle n’est pas réductible à la tristesse.

La honte a connu son heure de gloire dans les «sociétés de l’honneur», les microsociétés ou les clans régis par des codes de l’honneur. N’assiste-t-on pas à leur retour, notamment avec les réseaux sociaux, où l’honneur est remplacé par la réputation ?

Les réseaux sociaux ont porté à une forte intensité l’image publique de soi, ce qui n’a d’équivalent que dans les sociétés d’honneur. Cette image se construit, prend consistance, se mesure, et elle existe indépendamment de moi : quand je suis victime de e-bashing, je suis ruiné. Peu importe la vérité. Il n’y a pas d’oubli, pas d’irréversibilité possible, contrairement à ce qui se passait pour les sociétés archaïques, dans lesquelles on lavait la honte par la vengeance. La projection digitale de soi est devenue une substance addictive. Virtualité = viralité = réalité. C’est dans la virréalité que se construisent les hontes contemporaines. Profils sociaux saturés d’injures, e-réputation brisée par des flots d’infamies, sarcasmes, mensonges… On n’ose plus ouvrir son compte et le monde entier conspire.

Vous parliez de l’imagination, comment agit-elle dans cette transformation ?

Elle joue un rôle crucial, car il faut de l’imagination pour avoir honte. La grande différence entre la honte et la culpabilité, c’est que je ne peux pas me sentir coupable pour un autre. Honteux oui. Quand on assiste à une scène d’humiliation, je suis dans l’autre tout de suite. L’imagination fait que je sors de moi. Elle me décentre, me permet de me mettre à la place d’autrui, d’envisager d’autres mondes possibles. C’est ce que Zola signifie quand il dit que ce qui explique la Commune, c’est la honte de 1870. Seul le peuple peut avoir honte. Ou quand Marx dit que la honte est un sentiment révolutionnaire, en ajoutant : elle est une colère rentrée et si tout un peuple avait honte, il serait comme un lion prêt à bondir. A côté du faire-honte, stigmatisant, réducteur, chosifiant, il s’agit d’un faire-honte qui serait comme une gifle salvatrice, et traduirait le fait que je ne suis pas satisfait de moi-même ni du monde. La honte peut définir un régime d’affect des luttes. C’est l’étincelle. Après, il faut de la dynamite.

Vous semblez dire que la honte apporte une forme de lucidité nécessaire. Est-ce à dire que toute personne dans une position dominante devrait avoir honte ?

J’appartiens à une génération qui refuse d’avoir honte. On a eu de la chance, mais on ne veut pas se plaindre d’être un homme, blanc, avec une bonne situation. Il faudrait commencer par accepter d’avoir un tout petit peu honte. Il ne s’agit pas de le reconnaître et de le proclamer publiquement : ce serait de la culpabilité hystérique. C’est, par-devers soi, accepter l’idée que Primo Levi formule dans un autre contexte tout à fait terrible, à savoir l’idée que la place qu’on occupe, on l’a quand même toujours un peu prise à un autre. C’est une histoire de place. Quand on se sent bien à sa place, on se dit qu’on a beaucoup de mérite et que si on l’occupe, il ne faut surtout pas nous la contester. La lucidité voudrait qu’on se dise : c’est quand même peu de mérite et beaucoup de chance, une chance que d’autres ont payé au prix fort. Ce que n’arrive pas à comprendre le républicanisme béat et doctrinaire, c’est que cette honte est précisément la marque affective d’une blessure de l’universel.

Vous évoquez dans un chapitre la honte dans les circonstances de viol, d’inceste, et vous écrivez «la honte est l’affect témoin de l’acceptation du patriarcat». Que voulez-vous dire ?

Je parle en effet de la honte traumatique en cas de viols, d’incestes – faits vécus par des femmes essentiellement. J’ai beaucoup lu sur le sujet, notamment King Kong Théorie de Virginie Despentes, qui a été une énorme claque. J’y retrouvais cette idée qu’on peut évidemment considérer qu’il s’agit, avec le viol et l’inceste, d’affaires d’une intimité extraordinaire, mais qu’en même temps s’y joue un rapport au pouvoir qui dit quelque chose de l’essence cachée du politique. J’essaie ici de dire des choses balbutiantes. Je pense à Marx quand il indique que le vrai contraire de la propriété privée ce n’est pas la propriété collective, mais l’appropriation éthique. Dans l’inceste, le viol, il s’agit justement de saccager les capacités de chacun à s’approprier son corps, son monde, sa vie. C’est cette violence que j’appelle le «pouvoir nu», un pouvoir qui va sans dire et qui jouit des choses. Or, ces hontes dans les cas de viol ou d’inceste sont le marqueur d’une obéissance douloureuse et terrible au pouvoir nu.

Les luttes antiracistes, intersectionnelles, travaillent justement à fédérer les micro-hontes pour faire sourdre une colère collective. Elles sont pourtant très critiquées.

Avant ce livre, j’étais très hostile à cela. Je ne voyais que les dérives insupportables de la cancel culture. J’ai beaucoup lu les textes de James Baldwin, de Frantz Fanon et j’ai compris que dans ma réticence à reconnaître la réalité de ces sujets jouait l’arrogance de celui qui refuse qu’on lui conteste son mérite. La honte est un affect intersectionnel, j’ai voulu assumer ça. Je suis plus lucide sur mes propres réactions. Il y a quelques années, je m’opposais aux réunions genrées à Sciences-Po. J’accepte à présent au moins de me laisser fragiliser par ça, au lieu de me revendiquer d’un universalisme asexuel. Plastronner son antiracisme, c’est se donner bonne conscience en continuant à stigmatiser.

La Honte est un sentiment révolutionnaire de Frédéric Gros éd. Albin Michel, 234 pp.


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