mardi 7 septembre 2021

Entre invective et détestation, un débat de plus en plus polarisé

par Anne-Laure Delatte, Chargée de recherches au CNRS (Leda, université Dauphine)

publié le 6 septembre 2021
La polarisation affective mesure scientifiquement combien les défenseurs d’une position ont des sentiments négatifs envers ceux qui ne partagent pas leur position. La France et les Etats-Unis sont les pays où ce taux a le plus progressé, selon une récente étude : on supporte de moins en moins les gens qui ne pensent pas comme nous. 

«Les pro-vax/anti-vax sont tous des cons» (Rayer la mention inutile). De mémoire de quarantenaire, je n’ai pas souvenir d’un sujet aussi explosif et polarisant que la question du vaccin contre le Covid-19. C’est terrible car chaque partie s’invective et ne s’écoute plus du tout. Et comme articuler mes expériences avec des concepts m’aide à supporter le monde en ce moment, j’ai cherché celui qui décrit ce qu’on a vécu cet été : dans les sciences sociales, on dit que le niveau de polarisation affective est devenu très élevé. La polarisation affective est une métrique basée sur du déclaratif qui mesure combien les défenseurs d’une position ont des sentiments négatifs envers ceux qui ne partagent pas leur position.

Sur le sujet du vaccin, c’est assez évident : la polarisation affective est à son comble comme en attestent l’arrogance des uns et l’agressivité des autres. Or, comme souvent, le Covid-19 n’a fait qu’accélérer une tendance existante. Une étude récente montre que la polarisation affective a augmenté depuis les années 70 en France (1). Sur douze pays riches que compte cette étude, la France est le troisième pays dans lequel cette mesure a le plus progressé : on supporte de moins en moins les gens qui ne pensent pas comme nous. Etonnés ? Pas vraiment.

Le pays où la polarisation affective a le plus augmenté est les Etats-Unis. Or aux Etats Unis, cette détestation de ceux qui ne pensent pas comme vous a des conséquences directes sur le comportement des citoyens et les amène à prendre des risques pour eux-mêmes. C’est ce que viennent de démontrer trois chercheurs qui ont étudié les comportements d’évacuation pendant des ouragans (2). Et ce qu’ils trouvent est édifiant : la méfiance partisane influence le choix des gens d’évacuer pendant une tempête, une décision qui a des conséquences personnelles très sérieuses. Concrètement, les partisans de Donald Trump ont moins évacué que les partisans de Bill Clinton lors du passage de l’ouragan Irma en septembre 2017. Le résultat bluffant de ce travail de recherche est l’effet combiné desfake news et des opinions polarisées : en effet, cela n’avait pas été le cas lors des deux passages précédents en août 2017 (ouragan Harvey) et en octobre 2016 (ouragan Matthew).

Pourquoi ? Avec l’élection de Donald Trump, certains médias ont lâché la bride du complotisme. Les chercheurs montrent qu’un talk-show en particulier a fait basculer la polarisation du côté obscur de la force : le 5 septembre 2017, Rush Limbaugh, l’animateur radio le plus populaire aux Etats-Unis, remet en question la sévérité de l’ouragan Irma pourtant annoncé très dangereux et suggère que les médias exagèrent le risque et paniquent les gens pour les convaincre du changement climatique. Flippant… Les chercheurs ont collecté les données Google Maps de 2,7 millions de résidents de la Floride et du Texas. Ces données sont mises à jour toutes les dix minutes et sont précises à 25 mètres près. Ils ont été capables de reconstituer les mouvements des résidents équipés d’un smartphone à partir du moment où une alerte ouragan était déclenchée et ce pour les trois ouragans les plus forts de 2016 et 2017. Ensuite, ils ont attribué une couleur politique à ces résidents en fonction de leur adresse. En effet, aux Etats-Unis comme en France, les localités ont clairement une couleur politique. Par exemple, en Ile-de-France, vous avez une grande probabilité de voter à droite si vous habitez à Neuilly et à gauche si vous habitez aux Lilas. Leurs estimations tiennent compte des caractéristiques géographiques et démographiques des différentes localités pour s’assurer que cela ne biaise pas leurs résultats. Par exemple, on s’attend à ce que les résidents les plus proches de l’œil du cyclone évacuent plus. Une fois toutes ces caractéristiques prises en compte, les auteurs estiment que 35 % des électeurs de Trump ont évacué contre 45 % chez les électeurs de Clinton. Or lors des deux précédents ouragans, les républicains et les démocrates avaient évacué dans les mêmes proportions. En mettant en doute la gravité de l’ouragan Irma, certains médias ont sapé une partie des systèmes d’alerte. Dans l’ensemble, le scepticisme à l’égard des ouragans a entraîné un clivage immédiat et important dans le comportement d’évacuation, compliquant la capacité des autorités à atténuer les risques liés aux tempêtes. Malheureusement, l’ouragan Irma a été meurtrier. Rush Limbaugh, lui, a évacué sa maison trois jours après ses propos complotistes. Cela m’a amené à taper ça sur Google : «Est-ce que Dupont-Aignan et Philippot sont vaccinés ?».

(1) Levi Boxell, Matthew Gentzkow and Jesse M. Shapiro (2021), «Cross-Country Trends in Affective Polarization», NBER Working Paper.
(2) Elisa F. Long, M. Keith Chen, Ryne Rohla, Political Storms : «Emergent Partisan Skepticism of Hurricane Risks», Science Advances, (2020).


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