samedi 24 juillet 2021

Reportage Sans-abri : après la rue, «arriver dans un logement, c’est un séisme»

par Elsa Maudet   publié le 21 juillet 2021 

Depuis 2011, le dispositif «Un chez-soi d’abord» offre un appartement à des personnes sans domicile fixe atteintes de troubles psychiatriques et les aide dans leur réinsertion.

La tournée démarre chez Stéphane (1). Le grand homme brun aux cheveux mi-longs, une barbe blanchissante s’échappant de son masque, reçoit dans son studio, debout, au milieu des tours de CD, commodes et valises récupérées çà et là, son matelas posé à la verticale contre l’unique fenêtre, lui qui préfère dormir à même le parquet, «à la japonaise». «Comment tu vas ?» interroge Pierre-Pascal Vandini, médecin généraliste spécialisé en psychiatrie et addictologie. «Il n’y a pas de très haut, il n’y a pas de très bas. Tout est bien», répond l’hôte.

Stéphane est soucieux de ne pas se laisser grignoter par la«négativité». Mais finit par baisser un peu la garde. Certes, il ne connaît pas de «très bas», mais il n’a pas de boulot, et ça le pèse. «Je me déçois. Je m’en veux un peu. Je pourrais faire mieux», juge le quinquagénaire. Une déception d’autant plus grande qu’il est le premier à être entré dans le dispositif Un Chez-soi d’abord, il y a de cela neuf ans, et qu’il sait que d’autres ont pris leur envol depuis.

Stéphane a rejoint le projet lors de son lancement dans la capitale, en 2012. On ne parle à l’époque encore que d’une expérimentation : proposer un logement pérenne et un accompagnement médico-social à des personnes sans domicile fixe atteintes de troubles psychiatriques sévères (schizophrénie ou bipolarité), avec ou sans addiction. Exit les hébergements, très coûteux et souvent maltraitants, direction le droit commun. Une initiative de «logement d’abord», concept importé des Etats-Unis qui a notamment fait ses preuves en Finlande et fait l’objet, depuis 2017, d’un plan gouvernemental quinquennal en France ayant permis d’installer 235 000 personnes dans des logements durables. Mais les initiatives de ce type, de plus en plus nombreuses, pâtissent souvent d’un manque d’ambition et de moyens. Un Chez-soi d’abord, également déployé dans d’autres villes françaises (Marseille, Toulouse, Lille...), fait figure de modèle.

Chaque mardi, Stéphane reçoit la visite d’un binôme de professionnels, qu’il considère comme ses «petites roues» parce qu’il en a encore besoin pour avancer. «J’étais passé à une visite toutes les deux semaines, mais j’ai demandé à repasser à un rythme hebdomadaire. J’en ressens le besoin», dit-il. Il est censé ouvrir un compte en banque depuis quelque temps déjà, mais repousse sans cesse. Pierre-Pascal Vandini le lui re-propose, Stéphane décline une nouvelle fois. C’est au-dessus de ses forces. Ses visiteurs du jour n’insistent pas.

Cochons d’Inde incinérés

Car tout le principe d’Un Chez-soi d’abord repose sur le rétablissement, cette approche de la psychiatrie basée sur la volonté du patient. «L’idée est de mettre les gens au cœur de leur prise en charge et des décisions qui les concernent, au contraire de structures un peu paternalistes où tout est décidé pour eux. Ce sont eux les experts d’eux-mêmes, eux qui ont eu des hospitalisations, des décompensations, ce ne sont pas les médecins qui savent le mieux», éclaire Mondane Berthault, médecin généraliste. Stéphane le dit sans fard : il ne prend pas son traitement, sagement rangé dans la cuisine. Les soignants ne relèvent pas : c’est son choix.

La France consacrait, en 2019, plus de 4 milliards d’euros à l’hébergement d’urgence, une somme en constante augmentation. A chaque campagne présidentielle, des candidats y vont de leur promesse que plus personne ne dorme dans la rue, un engagement de moins en moins plausible à mesure que passent les mandats : le nombre de sans-abri avoisinait les 300 000 avant la crise sanitaire,«estimation qui a plus que doublé depuis la dernière enquête statistique de 2012», écrivait la Cour des comptes dans un rapport consacré au «logement d’abord», en octobre.

Le «logement d’abord» se veut être une réponse à la fois au sans-abrisme et à l’hébergement à tout-va. Une vision humaniste qui se nourrit de la froideur budgétaire : «En France, si une politique inspirée du “logement d’abord” avait été poursuivie de façon continue depuis 2012 et qu’elle avait donné l’accès à un logement, chaque année, à environ 80 000 personnes sorties de l’hébergement, comme cela a été observé en 2019, cette politique aurait permis de générer une économie cumulée pour la collectivité publique estimée à plus de 20 milliards d’euros», écrit la Cour des comptes. Dans sa phase expérimentale, le programme Un Chez-soi d’abord a en particulier permis d’éviter une dépense annuelle de 16 000 euros par bénéficiaire.

Outre les visites à domicile, les professionnels peuvent être amenés à intervenir sur pléthore de situations : rendez-vous au tribunal pour une mise sous curatelle, rendez-vous chez le médecin, sorties au musée ou à la mer… Et même démarches pour faire incinérer des cochons d’Inde de compagnie. Ce mardi en début d’après-midi, Mondane Berthault et Pierre-Pascal Vandini ont rendez-vous à la préfecture de police de Paris, où ils retrouvent Jamal. Une histoire de titre de séjour à récupérer dont les médecins ne savent pas grand-chose. Le Marocain de 45 ans, en France depuis ses 9 ans, est accompagné par Un Chez-soi d’abord depuis «cinq, six ans». Après quinze années de «galère», à errer dans des squats, des caves et des garages, il a pu poser ses valises. Dans un appartement où il a«foutu le bordel», assume-t-il, et qu’il a dû quitter pour un autre, plus petit. En cas de troubles avec le voisinage, l’équipe d’Un Chez-soi intervient et entame une médiation avec les voisins. Souvent, la situation s’apaise, parfois il faut changer le locataire d’appartement et faire en sorte que les problèmes ne se reproduisent pas.

«Sacré palmarès»

Jamal rêve d’ouvrir une blanchisserie et un kebab, mais pour cela«il faut avoir des économies», ce que ses 900 euros mensuels d’allocation aux adultes handicapés (AAH) ne lui permettent pas.«J’ai l’impression de pas avancer. Je suis triste. Ma mère, je l’ai pas vue depuis dix ans», confie l’homme aux cheveux ras et au sourire édenté.

Après une heure et demie d’attente, il est enfin reçu par la commission de délivrance des titres de séjour, en compagnie de Mondane Berthault. On s’y faufile également. Dans la vaste pièce un brin intimidante, une employée de la préfecture lit la longue liste de condamnations dont il a fait l’objet depuis une vingtaine d’années, pour vols et outrages principalement. «C’est un sacré palmarès !» réagit un membre de la commission. La médecin prend la parole pour défendre son cas, parle de son projet de blanchisserie, affirme qu’il honore tous ses rendez-vous, suit un traitement, bref, qu’il mérite de rester en France. Son accompagnement par Un Chez-soi d’abord fait clairement flancher le jury, qui donnera un avis favorable au renouvellement de son titre de séjour.

Pour leur dernier rendez-vous de la journée, Mondane Berthault et Pierre-Pascal Vandini ont rendez-vous chez celui qui se fait surnommer Bambi (1). «Regarde ! Regarde !» lance-t-il d’emblée, montrant sa lèvre gonflée. La nuit passée, il s’est fait tabasser, en bas de son immeuble. «Je vais porter plainte», lâche-t-il, avant de sortir une de ses dents d’un petit sachet en plastique. Lui a la chance d’occuper un deux-pièces, pour pouvoir accueillir sa fille de 3 ans, mais la plupart des appartements proposés par Un Chez-soi d’abord sont des studios. Des biens plus faciles à dégoter dans une ville comme Paris, où le marché de l’immobilier est des plus tendus.

78 personnes sont aujourd’hui accompagnées par le dispositif et l’objectif est d’arriver à 100 l’an prochain, mais l’acquisition de nouveaux appartements reste une bataille permanente. «Quand on capte un logement, on sort le champagne ! reconnaît Pascal Lecossois, chargé de mission pour la gestion locative adaptée. Il faut relancer les bailleurs, ils sont sollicités de partout. Mais ils soutiennent à fond notre dispositif et on a la chance d’avoir la mairie de Paris comme partenaire.» L’an passé, Covid oblige, Un Chez-soi d’abord n’a pu obtenir que huit nouveaux logements. «Le confinement a compliqué les choses, il y a eu un manque de turn-over», indique Pascal Lecossois. Mais les différents partenaires sont liés par une convention, l’objectif sera tenu, assure-t-il.

Télé et galettes de crack

Dans son salon, un brin survolté, Bambi raconte son enfance, auprès d’un père proxénète, d’une mère battue, d’oncles toxicomanes. «Ce que j’ai vécu, j’ai pas envie que ma fille le vive», dit le papa de 41 ans, dans le dispositif depuis un an. C’est pour elle qu’il essaye de s’en sortir, mais la route est longue. «C’est coupé au speed !» dénonce-t-il en posant un morceau de galette de crack sous notre nez. Des dealeurs charbonnent à quelques dizaines de mètres de son appartement ; c’est là que passe la majeure partie de son argent. Il veut décrocher mais ne pourra pas tant qu’ils seront là. «Je veux partir de cet endroit parce que, si je reste là, il va se passer un truc de dingue», assène-t-il à Pierre-Pascal Vandini.

L’arrêt des stupéfiants n’est pas une condition à l’accompagnement. «L’objectif est de diminuer les risques. Par exemple en s’alcoolisant lentement, parce que le binge drinking [atteindre l’ivresse en un temps record, parfois en mélangeant alcool et boissons énergisantes, ndlr] a une toxicité importante au niveau cérébral,indique William Besson, psychologue et coordinateur par intérim du programme. Notre travail est de créer un extérieur à la consommation : le travail, la famille, une activité physique… Quelqu’un qui est dans le crack, il n’a plus de centre d’intérêt dans le monde.»

Bambi poursuit : «Quand on n’a pas la télé, on s’ennuie, on boit, on fume du crack.» Le petit écran est d’ailleurs souvent la première chose qu’acquièrent les locataires d’Un Chez-soi d’abord en s’installant. «Dans la rue, il y a des passants, du bruit, et la plupart du temps les personnes sont accompagnées. Arriver dans un logement, c’est un séisme et ça peut conduire à un isolement. La télé peut être une manière de combler la solitude, ce vide à domicile», explique William Besson. Ce jour-là, Bambi veut justement s’en acheter une. Sa curatrice a validé le devis, il ne reste plus qu’à payer. Mondane Berthault et Pierre-Pascal Vandini accompagnent Bambi chez Boulanger.

Problème : il a déchiré le devis avant de partir et il est impossible de faire quoi que ce soit sans. Les pourparlers avec le vendeur s’éternisent, Bambi perd patience. «Tu sais pas ce que ça fait de pas avoir de télé, toi !» lance-t-il à Mondane Berthault – qui n’en possède d’ailleurs pas. Chacun mobilise tout ce qu’il peut de patience et de ressources pour tenter de trouver une solution. Solution qui finira par surgir, mais trop tard : la curatrice a fini sa journée, personne ne peut valider le paiement. Bambi repartira sans télé, dans son salon dépouillé, la tentation du crack comme seul horizon immédiat.

(1) Les noms des bénéficiaires du dispositif ont été modifiés, à leur demande.


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