lundi 5 juillet 2021

Irresponsabilité pénale : la bataille du meurtrier de Pau pour sortir de l’HP à barreaux


 


par Chloé Pilorget-Rezzouk    publié le 4 juillet 2021

Romain Dupuy, qui a tué deux soignantes en 2004, est selon une commission médicale apte à être transféré dans un service ordinaire de psychiatrie. Mais le dossier de ce schizophrène est englué dans un imbroglio juridique. «Libération» a rencontré ses parents.

Il faut traverser la campagne béarnaise pour trouver la coquette maison des Dupuy. Le pavillon de plain-pied, crépis crème et véranda sur jardin verdoyant, se trouve au fond d’une petite impasse. Comme celle, juridique, dans laquelle se trouve leur fils Romain Dupuy, dont le nom a marqué les annales pour avoir tué Lucette Gariod, une aide-soignante de 40 ans, et Chantal Klimaszewski, une infirmière de 48 ans, dans la nuit du 17 au 18 décembre 2004, à l’hôpital psychiatrique de Pau (Pyrénées-Atlantiques) où il avait séjourné trois fois.

Romain Dupuy est schizophrène. En 2007, le jeune homme au visage fin et aux cheveux bruns en catogan a été définitivement déclaré pénalement irresponsable. Il n’a pas été jugé, mais est interné depuis seize ans à l’unité pour malades difficiles (UMD) de l’hôpital Cadillac (Gironde). Laquelle, destinée à accueillir des patients dangereux pour autrui et eux-mêmes, est hautement sécurisée. Avis médicaux à l’appui, celui qui a désormais 37 ans bataille pour être transféré dans un service ordinaire de psychiatrie.

Le temps n’a pas suffi à effacer cette image mentale résumant l’atrocité de son crime : la tête d’une des victimes posée sur la télévision. L’affaire avait figé le pays dans l’effroi à une période où l’équation «un fait divers, une loi» faisait office de principe d’action. De cette émotion, donc, est née la loi Dati, instaurant une audience publique et contradictoire devant la chambre d’instruction. Manière de remettre au cœur du processus judiciaire des familles de victimes qui, jusqu’alors, recevait une simple lettre de non-lieu psychiatrique.

Comme dans l’affaire Sarah Halimi, qui a poussé le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti à porter un futur projet de loi sur l’irresponsabilité pénale prévu pour septembre, l’affaire soulève aussi le rapport complexe entre substances psychoactives et maladie mentale. A l’époque des faits, le jeune homme consommait jusqu’à 25 grammes de cannabis par semaine. Enfin, elle raconte la détresse inextinguible des familles qui ne s’expriment plus aujourd’hui par voie de presse.

Dès ses premiers mots, sa mère Marie-Claire Dupuy interroge : et si en s’exposant trop, elle causait «du tort» à son fils ? «C’est un sacré dilemme. Mais si je ne fais rien, il reste dans son cachot et tout le monde s’en contrebalance», dit cette ancienne formatrice en insertion professionnelle de 64 ans. Yeux lagons hypnotiques et chevelure flamboyante, elle se documente en pagaille sur l’enfermement, la justice, la maladie. Elle est comme un fleuve en cru, gonflé de passion et de colère, un torrent ininterrompu de mots pourtant choisis avec précaution. Les années précédant le drame, les parents impuissants devant «la descente aux enfers» de leur fils ont alerté et appelé à l’aide. «On ne demandait que ça qu’il soit interné», confie Alain Dupuy, ex-militaire. Dans des cahiers noircis par dizaine, son épouse a consigné les refus, les petites phrases assassines – telle celle de ce médecin, rapportée dans Libérationdéjà en 2005 : «Vous le ramènerez une fois qu’il se sera enfoncé.»

Sorties «thérapeutiques»

Depuis son arrestation, le schizophrène vit dans une UMD. L’endroit tient beaucoup de l’univers carcéral : couverts comptés, lits et placards scellés, horaires restreints et déplacements contrôlés. Ses parents et grands-parents lui rendent régulièrement visite. Chaque fois, c’est 400 kilomètres aller-retour pour «une heure dans un bocal à poisson fermé à double tour». Quant aux sorties «thérapeutiques», elles sont délivrées au compte-gouttes. Quelques heures au centre commercial ou en famille. «Il a fallu attendre dix ans pour la toute première», se souvient sa mère. Sur l’étagère boisée du salon, une photo fige ce moment «merveilleux»«C’était la fête. On avait préparé un repas luxueux pour Romain, qui a une formation de cuisinier.» Une parenthèse «encadrée par des soignants extrêmement professionnels, investis et humains», insiste-t-elle.

Le 11 janvier 2018 est née une lueur d’espoir. La commission de suivi médical – composée de trois psychiatres extérieurs et un cadre de santé de l’agence régionale de santé – s’est montrée favorable à un transfert de Romain Dupuy au sein d’un secteur de psychiatrie traditionnelle. Le patient est «stable»«très conscient des gages qu’il doit donner» et «accepte bien son traitement», fait valoir le collège de professionnels. Il participe aux ateliers et rencontre une psychologue une fois par semaine. Depuis, le 5 septembre 2019, le 3 juillet 2020 et enfin le 3 juin dernier, la commission a maintenu sa décision. Les médecins ont écrit : «Statu quo clinique, malgré l’imbroglio juridique.» Car malgré le diagnostic constant, la préfecture de Nouvelle-Aquitaine n’a toujours pris aucun arrêté. C’est pourtant bien au préfet qu’il convient de le faire, comme en dispose l’article R. 3222-6 du code de la santé publique.

«La sortie de l’UMD est de droit dès que les avis de la commission constatent que les conditions d’hospitalisation dans une telle unité ne sont plus réunies», rappellent à Libération Mes Hélène Lecat et Serge Portelli, dénonçant un «abus de pouvoir» de la préfecture. Leur dernier courrier en date du 19 mai est resté sans réponse. Saisie du dossier, la contrôleuse des lieux de privation de liberté (CGLPL) avait écrit en octobre à la reprérésentante de l’Etat. Missive elle aussi restée sans effet. Pour Dominique Simonnot (aussi ancienne journaliste à Libération), «cette situation constitue une atteinte à la dignité et aux droits fondamentaux» de Romain Dupuy, lequel devrait poursuivre son hospitalisation complète dans un établissement de droit commun «sans délai»«Le silence de la préfecture semble également de nature à porter atteinte à ses droits», note la CGLPL.

«Emprise de la drogue»

Contactée, la préfète Fabienne Buccio assume : «Je suis contre ce transfert. Les faits commis sont extrêmement graves, j’ai lu toutes les expertises, et j’estime en mon âme et conscience qu’il est dangereux de faire sortir ce monsieur de l’UMD. Ce serait un risque important de trouble à l’ordre public qu’il n’est pas opportun de prendre. Je respecte la douleur de sa maman, mais le doute est suffisamment important pour que je reste sur ma décision. La seule chose qui m’importe, c’est la sécurité du citoyen et la défense de l’intérêt général.» S’appuyant sur le seul rapport dissonant d’un expert, la haute fonctionnaire poursuit : «On sait très bien que monsieur Dupuy, quand il est sous emprise de la drogue, est une autre personne. Un établissement psychiatrique classique ne semble pas convenir : c’est un milieu beaucoup plus ouvert.» Fabienne Buccio assure qu’elle ne prendra une décision administrative que si elle y est enjointe : «Si c’est une atteinte aux droits, le juge le dira.»

Le docteur Michel Dubec, binôme historique de Daniel Zagury dans les plus gros dossiers criminels, n’élude pas cette question du cannabis, qui procurait à Romain Dupuy, selon ses propres termes, un apaisement à sa «réclusion psychologique»«Ses phases de décompensation psychotique ont toujours été déclenchées par son addiction», écrit le psychiatre – missionné par Lecat et Portelli – après l’avoir examiné en avril. S’il ne balaie pas le spectre d’une tentation cannabique en cas de sortie de l’UMD, l’expert qui avait déjà ausculté le schizophrène en 2005 et 2006 note que le patient a «considérablement changé» et «n’a plus jamais consommé de toxiques» depuis 2013. Un autre expert en commission soulignait : «Il a surtout conscience du risque de rechute et envisage de poursuivre son abstinence.»

Mais depuis trois ans, la situation s’enkyste, prisonnière «d’une partie de ping-pong entre le juge judiciaire et le juge administratif», de l’aveu d’un protagoniste du dossier. Lors d’une audience fin avril devant le juge des libertés et de la détention, Romain Dupuy a imploré : «J’ai fait tout le travail possible pour expier mes fautes […] Je ne cherche qu’à me réinsérer.» Mais le magistrat s’est déclaré incompétent… et a renvoyé à la préfecture. Une décision confirmée par la cour d’appel de Bordeaux, qui pointe toutefois dans son arrêt du 12 mai : «L’absence de décision administrative perdure depuis plusieurs années et rejaillit incontestablement sur la santé du patient.» «Nous avons clairement l’impression d’être face à un mur, que personne ne veut prendre de décision parce que c’est aujourd’hui encore un dossier politique», dénoncent Mes Lecat et Portelli.

Le cas de Romain Dupuy se pose avec d’autant plus d’acuité que son acte criminel a touché des soignants. «La difficulté de passer à un service psychiatrique classique tient à la nature des faits qu’il a commis et dont on ne peut se cacher qu’ils sont particulièrement perturbants pour tout infirmier psychiatrique», souligne ainsi le docteur Dubec. Dans la région, sept hôpitaux ont refusé de l’accueillir. Conscient du retentissement de son acte, le trentenaire se dit prêt à être hospitalisé en dehors de la zone. Quitte à s’éloigner de ses proches. «Qui ne connaît pas Romain Dupuy ?», soupire son père. A leur fils, ils ont proposé de changer de nom, «qu’il puisse enfin vivre un jour». Il a refusé. Pour Marie-Claire Dupuy, l’intervention en personne du président de la République, au moment des faits, a laissé des traces. Nicolas Sarkozy avait réclamé un procès pour les criminels même déclarés irresponsables. Et tranché, faisant de sa priorité «les victimes et pas les coupables» «On ne peut pas le laisser en liberté.»

«Salut psychique»

Seize ans plus tard, l’équation est-elle différente ? Sans dénier l’horreur du crime, la société peut-elle enfermer à vie un malade mental au nom de la sécurité ? «Son salut psychique est en jeu. Il n’a aucune perspective», alertent les avocats de Romain Dupuy qui craignent une régression thérapeutique. Le père abonde : «Ça fait trois ans et demi qu’on lui promet et on lui ferme toutes les portes. Il est en train de perdre confiance.» La mère : «On risque de le perdre.» Au tout début, l’équipe médicale avait même préparé son paquetage en vue du transfert. L’arrêté préfectoral n’est jamais venu.

En 2009, Faites entrer l’accusé consacrait une émission spéciale à l’affaire suivie d’un débat : «Que faire de nos criminels fous ?» Alors président de l’Union syndicale des magistrats, Christophe Régnard avait ces mots, difficilement audibles pour les enfants de victimes face à lui : «Sauf à considérer que les gens qui ont commis une fois un crime affreux doivent être incarcérés à vie, les gens ont vocation à sortir, quoi qu’ils aient fait et quelle que soit leur personnalité. A nous ensuite, psychiatres, magistrats et avocats, de faire en sorte que les risques soient minimisés. Sinon, on est dans cette situation impensable où il n’y a plus d’espoir, plus d’avancée possible.»

Douze ans plus tard, le sujet reste entier. Romain Dupuy s’est pourvu en cassation. La plus haute juridiction du pays se prononcera le 15 septembre. Mes Lecat et Portelli envisagent, s’il le faut, d’aller devant le tribunal des conflits et jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme : «Nous attaquerons ce silence obstiné et dangereux. Nous attendons qu’une juridiction puisse nous dire qui est compétent pour statuer.»



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