mardi 8 juin 2021

“Mais tu es folle, ma pauvre fille !” : l’effet “gaslighting”

Le “gaslighting” ou la manipulation par la folie

Clara Degiovanni publié le 

Détruire l’autre à petit feu : c’est le principe du « gaslighting ». Et pour cause, le film réalisé en 1944 par George Cukor tire son nom de la flamme de la lampe à gaz, qui, tous les soirs, s’amenuise étrangement sans que Paula (Ingrid Bergman), l’épouse du manipulateur (Charles Boyer) ne puisse y trouver d’explication. C’est en fait ce dernier, caché à l’étage, qui utilise le gaz, le faisant donc diminuer dans le reste de la maison. Cette perte apparemment inexpliquée de lumière, motif dominant du film, contribue à plonger Paula, sa femme, dans la folie.

Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique (sa thèse éditée pour la première fois en 1961, rééditée sous ce titre en 1974) nous aide éclairer cette technique de manipulation encore (trop) fréquemment utilisée.

Éteindre le feu de la raison 

Le gaslighting est un art de l’obscurité. L’image de la diminution de la lampe à gaz n’est pas choisie au hasard : elle désigne la flamme vitale, s’échappant petit à petit du corps et de l’esprit de la victime. C’est cette perte de lumière qui caractérise, pour Foucault, le basculement dans la nuit de la folie. « Le fou, […] laisse la lumière s’obscurcir de toutes les illusions du songe ; son jour n’est que la nuit la plus superficielle de l’apparence. » (Histoire de la folie à l’âge classique, 1974) Le manipulateur provoque volontairement cet obscurcissement du réel. À travers lui « le murmure confus de la folie » s’insinue comme une ombre menaçante.

Le diable se cache dans les détails. Un tableau décroché, une broche égarée, une montre subtilisée : c’est à partir des petits rien de la vie quotidienne que le manipulateur prend le dessus sur sa victime. Tout au long du film, Gregory Anton, le mari manipulateur, dérange donc discrètement les moindres recoins de la maison. Selon la théoricienne féministe Florence Rush, c’est une technique courante chez ce genre de manipulateurs. Dans son livre The Best Kept Secret: The Sexual Abuse of Children (1980), elle explique que celui qui pratique le gaslighting « modifie […] le monde dans lequel [sa victime] vit et a confiance », parvenant ainsi à « détruire les perceptions de la réalité et, finalement, la raison elle-même. » Peut-on ôter à quelqu’un des facultés aussi personnelles et fondamentales que ses propres perceptions et sa faculté de raisonner ? Comment acquiert-t-on un tel pouvoir ?

Isoler pour mieux régner

Le gaslighting passe par l’exclusion. Dans le film, le mari manipulateur, épaulé par les domestiques très souvent complices, empêche sa femme de sortir pour qu’elle n’ait que son regard à lui en guise de miroir déformant d’elle-même. Et c’est le but de l’isolement : imposer un seul récit, une unique vision de la réalité pour empêcher la victime de prendre conscience de la manipulation. Selon Foucault, le (présumé) fou, « repoussé à l’autre extrémité du monde, mis à l’écart […] représente la différence de l’Autre. »L’enfermement est la meilleure façon de suggérer la folie chez autrui.

L’écart se creuse. Au fil du la narration, Paula semble effectivement sombrer dans la folie, tandis que son mari gagne en assurance et en agressivité. C’est le principe même de l’accusation de folie, selon Foucault. « Entre le fou et le sujet qui prononce “celui-là est un fou”, toute une distance est creusée », écrit-il, toujours dans l’Histoire de la folie. L’accusateur devient la référence à l’aune de laquelle la folie est désignée. Il incarne « l’universel », le raisonnable, tandis que « le fou [ou celui qui est accusé de l’être] devient relatif ». Ainsi relativisée, niée par la puissance tutélaire du manipulateur, la victime est de plus en plus fragilisée. Chacun de ses gestes, de ses paroles – y compris ses dénégations – sont alors placés sous le coup de l’accusation de folie. Un cercle vicieux se met en place.

Le danger du désordre

Le gaslighting transforme la frayeur en folie. Dans le film, lorsque le couple est invité à un récital musical, le mari accuse sa femme de lui avoir volé sa montre, qu’il finit par retrouver dans son sac. Celle-ci, croyant qu’elle a effectivement subtilisé la montre de son époux, ne peut étouffer son hurlement, provoquant un sursaut d’indignation parmi les invités. C’est à partir de ce genre d’événements, d’apparence anodins, que se bâtissent les réputations de « dérangée », de « folle à lier ». Car selon Foucault, le vocabulaire de la folie vise précisément cette « région indifférenciée du désordre – désordre de la conduite et du cœur, désordre des mœurs et de l’esprit – tout le domaine obscur d’une rage menaçante qui apparaît en deçà d’une condamnation possible. » Parce qu’il y a mille raisons d’être enragé(e), l’accusation de folie ou d’hystérie est aisée, et tout autant difficile à contrer.

Revenir à soi. Pour échapper au gaslighting, il faut bien souvent un médiateur entre le manipulateur et sa victime, quelqu’un capable d’éclairer la réalité sous un autre prisme. C’est le rôle endossé par l’inspecteur du film (Joseph Cotten), qui parvient à briser la bulle de réalité alternative forgée par cet époux machiavélique. Grâce à lui, l’accusateur passe du côté des accusés, devenant à son tour cet Autre dangereux, celui que l’on enferme « en disant de lui que c’est un ‘furieux’ ». « Les stigmates plus secrets de la déraison » sont ainsi retournés contre lui. Le dénouement est sans appel : c’est bien celui qui fait du gaslighting – et non sa victime – qui n’a pas la lumière à tous les étages.


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