mercredi 30 juin 2021

Donner la vie dans un monde en péril

Clara Degiovanni publié le 







Selon le nouveau rapport du Giec, le pire est à venir. Ce sont les enfants nés en 2021, qui devraient subir de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique. Donner la vie en 2021 serait donc un cadeau empoisonné si l’on suit Emil Cioran. Mais, à en croire Hannah Arendt, ne s’agirait-il plutôt de la promesse d’un changement ?

La naissance, un cadeau empoisonné ? C’est l’interprétation pessimiste de la naissance est confirmée par le philosophe roumain Emil Cioran, pour qui naître est un calvaire d’autant plus détestable qu’on ne l’a pas choisi. À rebours de ce pessimisme, Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne (1958), envisage la naissance comme un véritable miracle : une promesse de changement sans cesse renouvelée. Ces deux pensées radicalement opposées approfondissent les raisons philosophiques d’avoir des enfants dans une période troublée, ou, à l’inverse, de refuser d’en avoir.  

Cioran et la naissance comme condamnation à perpétuité 

« Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis cette autre, je fais le bilan de chaque minute. Pourquoi tout cela ? – Parce que je suis né. C’est d’un type spécial de veilles que dérive la mise en cause de la naissance. » Ce sont les premiers mots du livre De l’inconvénient d’être né (1973) d’Emil Cioran. Un ouvrage qu’aucun parent n’a envie que son enfant n’écrive, car remettre en cause sa naissance, c’est s’en prendre indirectement à ceux qui l’ont provoquée.  

Et des raisons de regretter sa naissance, il y en a de plus en plus. À commencer, ni plus ni moins, par la menace de la destruction de la planète – le berceau des enfants à naître, chaque jour un peu plus fragile. Dans le prérapport d’évaluation du Giec qui a fuité dans la presse, ce n’est donc pas des adultes d’aujourd’hui que parlent les scientifiques, mais de leur progéniture. « Le pire est à venir, avec des implications sur la vie de nos enfants et nos petits-enfants bien plus que sur la nôtre »peut-on lire dans les extraits dévoilés.  

De quoi donner raison à Cioran, pour qui « la véritable, l’unique malchance », c’est « celle de voir le jour ». Et en 2051, les jours que connaîtront les enfants nés en 2021 seront certainement (encore) plus difficiles que ceux que nous vivons aujourd’hui. Famines liées à la baisse de la production agricole pour 80 millions de personnes, risques de canicules extrêmes pour 420 millions de personnes, mais aussi stress hydrique, migrations climatiques, fonte des banquises : si l’on n’agit pas drastiquement il ne fera pas bon de grandir dans « le monde de demain » annonce les quelque 4 000 pages de ce rapport alarmant. 

“Selon Cioran, ‘naissance et chaîne sont synonymes’, et ‘voir le jour’, c’est ‘voir des menottes…’”

 



Ce monde, personne n’a choisi d’y naître. Chez Cioran, une vie que l’on voudrait libre commence par un événement qui ne l’est pas : la naissance. L’expression « donner la vie » part du principe que l’existence est un cadeau mais nous fait oublier que ce présent ne se refuse pas. Donner la vie, c’est aussi l’imposer à quelqu’un. Raison pour laquelle, selon Cioran, « naissance et chaîne sont synonymes », et « voir le jour », c’est « voir des menottes... ». L’acte de naissance serait donc – surtout dans un contexte difficile – une condamnation a perpétuité. 

Si Cioran est si peu réjouissant, c’est parce qu’il est fondamentalement tourné vers le passé. Il le dit lui-même : « le refus de la naissance »leitmotiv de ses fragments, « n’est rien d’autre que la nostalgie de ce temps d’avant le temps »Il faut revenir en arrière, avant d’aller de l’avant. Le défi de l’Homme est donc, pour lui, de réparer ce qu’il a déjà fait : « Défaire, dé-créer, est la seule tâche que l’homme puisse s’assigner. » Si l’on applique cette pensée au désastre écologique annoncé, il faudrait nous-même remédier aux problèmes de notre planète avant de les imposer à ceux qui ne sont pas encore nés. Défaire ou réparer avant de procréer. 

 

À lire ces fragments, comment pourrait-on encore envisager la naissance comme une « bonne nouvelle » ? C’est pourtant ce que fait Hannah Arendt, dans la Condition de l’homme moderne, en nous permettant de changer de perspective. 

Arendt et le miracle d’un renouveau 

Arendt, à l’inverse de Cioran, se tourne vers l’avenir. Dans Condition de l’homme moderne, elle propose une réflexion sur la naissance comme annonciatrice d’un nouveau départ. À ses yeux, le principe même de la natalité porte en lui l’espoir d’un « miracle » capable de « sauve[r] le monde de la ruine »Chaque nouveau-né est ainsi riche d’un ensemble infini de potentialités : des idées et des projets inédits capables de transformer à jamais la face du monde.  

Loin d’être une prison, la naissance est donc pour Arendt synonyme de « foi » et d’« espérance »comme en témoigne la phrase biblique : « Bonne nouvelle, un enfant nous est né ! » (Isaïe, 9,6, cité dans Condition de l’homme moderne). Mais pour la philosophe, ce miracle qui caractérise toute naissance n’a rien de divin : il survient dans l’ici-bas et tire son origine de cette « faculté de commencer du neuf » propre à chaque nouveau-né. La naissance a donc un but : introduire un changement dans ce monde-ci, non dans un paradis céleste. 

La philosophie arendtienne de la naissance est donc optimiste sans être angélique. Naître, c’est arriver dans un monde déjà constitué. Le changement que le nouveau-né est capable d’initier s’insère donc dans un tissu complexe d’actions survenues bien avant lui, et irréversibles. À l’inverse de Cioran, Arendt considère donc qu’il est impossible de « défaire ce que l’on a fait ». Les actions des humains sont comme une toile d’araignée géante : on peut tisser de nouveaux fils, non défaire ceux qui sont déjà là.

“Chaque nouvelle naissance excède ainsi la sphère intime du foyer familial pour engager la responsabilité de l’humanité toute entière”

 



Si on ne peut pas réparer le passé, on peut néanmoins s’engager pour le futur en faisant des promesses. Si l’on en croit Arendt, promettre et même la seule manière de garantir des « îlots de sécurité » dans « l’océan d’incertitude » que nous vivons – et que vivrons encore plus les générations futures. Ces promesses doivent pouvoir prendre la forme d’engagements collectifs, de contrats et d’accords solides et exigeants, tenus fermement par tous les États et tous les citoyens. 

Parce qu’elle engage chacun d’entre nous, la natalité est, selon Arendt, « la catégorie centrale de la pensée politique ». Chaque nouvelle naissance excède ainsi la sphère intime du foyer familial pour engager la responsabilité de l’humanité toute entière. Le monde déjà vieux dans lequel tout nouveau-né voit le jour doit être en mesure de protéger et d’encourager sa capacité d’action. Et cette lourde tâche commence par le devoir collectif et éminemment politique de tenir ses engagements, de garantir des mesures fixes dans le temps qui seront autant de « jalons du sûreté » pour les générations futures : des manières de transformer la culpabilité collective en fiabilité. En un mot, pour faire naître, il faut savoir promettre. 

Dans la mesure où l’on ne peut rien promettre, on peut choisir avec Cioran, de refuser d’imposer le fardeau de la vie à ceux qui, par définition, ne l’ont pas demandé. Fardeau d’autant plus lourd à porter lorsque cette vie apparaît comme invivable… Il faudrait donc au moins réparer nos erreurs passées avant de songer à faire naître un nouvel être humain.

Mais Arendt nous montre aussi que l’invention compte plus que l’illusoire réparation de nos erreurs passées. On peut donc choisir, comme elle, de considérer que chaque nouveau-né porte en lui la faculté d’entreprendre, de construire et de penser des choses sous un angle radicalement nouveau. C’est une manière de reconnaître que les « hommes bien qu’ils doivent mourir ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover »Mettre au monde permet ainsi d’offrir une possibilité d’agir. La naissance, dès lors, n’est plus une condamnation, mais un nouveau champ d’action. 



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